Que celle qui ne craint pas de ne pas être aimée lève la main.
Ah oui mais c’est censé rester un secret, un truc rien que pour nous. Ça ne se dit pas, qu’au fond, notre plus grande peur, c’est de nous retrouver seules, marginales, incomprises. On le garde au fond de nous, on la tait comme on peut, cette petite voix inquiète.
Pourtant, chez moi, elle guide beaucoup de mes actions. Je me retiens, je me contiens, je ne déborde pas.
Mon Honne et Tatemae
Élevée comme une petite fille sage qui suit les règles, une fille polie et gentille, je ne dis pas tout haut tout ce que je pense. Même à l’ère des grandes gueules sur les réseaux sociaux, alors que les contre-discours sont portés aux nues, je me tais.
Les Japonais appellent ça Honne et Tatemae.
本音 / Honne : le désir intime, les pensées et opinions personnelles de l’individu ; 建前 / Tatemae : l’obligation sociale qui détermine la pensée « unique » adaptée à la société et, par extension, le comportement japonais en public.
Ce que nous autres Occidentaux interprétons chez les Japonais comme un manque de sincérité ou de franchise est en réalité un réflexe culturel profondément ancré. Porter un masque social, garder ses pensées contradictoires pour soi, ne pas vouloir faire de vagues est un signe de respect pour son interlocuteur. Pas évident à appréhender pour notre peuple révolutionnaire, friand de débats politiques !
Quand j’ai découvert ce concept, je me suis demandée : qu’est-ce que je me suis empêchée de vivre, qu’est-ce que je me suis empêchée de dire pour préserver le Tatemae ?
Ce que je n’ose pas faire par peur du regard des autres
Je n’ose pas pointer des erreurs de mes proches ou collègues, parce que je crains de les blesser. Je n’ose pas acheter des fringues que j’aime, par peur du regard des autres. Je ne dis pas tout haut que j’écoute du rap, parce que des cercles féministes pensent que c’est misogyne. Je ne dis pas tout haut que je déteste les bébés et les enfants en bas âge, de peur qu’on pense que je n’ai pas de cœur. Je n’ose pas parler comme je l’aimerais, parce que je sais que ça va m’étiqueter dans une certaine catégorie sociale. Ça, et tellement d’autres choses.
Au fond, ma plus grande peur, c’est qu’on me réduise à un acte, à une parole, qu’on nie mon tout, qu’on ne me perçoive pas dans mon entièreté. Dans le tourbillon de la cancel culture, je ne veux pas être réduite à une opinion ou une maladresse.
Parce que notre cerveau a besoin de simplifier les choses pour appréhender le monde, il n’hésite pas à faire des raccourcis. Si je vois quelqu’un ouvrir et manger un paquet de gâteaux au supermarché avant de l’avoir payé, ma première pensée la réduit à « c’est une mauvaise personne ». Alors que c’est peut-être Superman qui se planque sous couverture humaine (on sait pas) ?
Sur Internet – mon terrain de jeu préféré – la cancel culture
est un véritable fléau qui tend à faire exactement ce que je crains : afficher des anonymes ou des personnalités pour un acte ou une parole jugée « problématique ». J.-K. Rowling a beau avoir écrit la plus fantastique des sagas de notre enfance (en toute objectivité), pour certaines, son soutien à Johnny Depp lors du tournage des Animaux Fantastiques semble avoir effacé toutes ses bonnes actions.
Parfois, le regard des autres me tétanise. Il est toujours là, fixé au-dessus de ma tête, à juger mes moindres faits et gestes.
Alors souvent, je me tais. Ou je dis les choses avec un milliard de pincettes, alors qu’au fond de moi, ça bouillonne, ça explose dans tous les sens. Souvent, ça ne permet pas à mon entourage de percevoir l’urgence ou la gravité d’une situation. Cette boule de colère, j’ai appris à la gérer, à l’atténuer jusqu’à l’oublier. J’encaisse.
Plus j’avance dans ma vie, plus je perçois les craquelures dans les carapaces sociales de celles et ceux qui m’entourent. Parce que je les ai moi aussi, ces failles, ces choses dont j’ai honte et que je voudrais cacher.
Pourquoi j’ai arrêté de dire ce que je pensais
Après le lycée, je me suis engagée dans une asso qui m’a fait monter en responsabilité très vite très fort. Quelques mois seulement après avoir organisé ma première rencontre avec une dizaine de journalistes lycéens dans un petit local parisien, je me suis retrouvée en réunion au ministère avec le responsable de l’association. Intimidée par les dorures, par le faste et les codes éminemment politiques de cet environnement, j’ai commencé à me brider. Pour me fondre, j’ai arrêté de faire certaines blagues, j’ai pris conscience aussi que certaines paroles pouvaient blesser.
Ça m’a énormément servi pour monter les échelons. Exit ma culture populaire, bienvenue dans les immenses apparts parisiens et dans les soirées-cocktail d’officiels. Très adaptable, je n’ai pas eu de mal à « fitter », même si mes tenues Kiabi trahissaient mes origines. Je pense que c’est là que je me suis oubliée. C’était bien pratique, ces espaces pétris de faux-semblants. Moi qui n’avais jamais été la fille populaire dans les groupes, j’étais enfin acceptée dans un milieu intello que j’espérais rejoindre, intégrer. Mais ce n’était pas moi. Montrer son vrai visage, être vulnérable sur Internet comme dans la vraie vie est une sacrée prise de risques. Par peur de ne pas être aimée, je me suis niée, je me suis affadie, je me suis lissée.
Comme moi, les filles de mon entourage craignent souvent le clash, le ton qui monte, la dispute. Dans un groupe perso ou pro, ce petit jeu social nous protège parfois de tensions que certains qualifient de « toxiques ». Mais la toxicité ne vient-elle pas en réalité de notre fermeture au dialogue ? Insidieusement, avant que je trouve la réponse à cette question, au fond de moi, le silence s’est créé.
Dans mon groupe d’amis, pendant des mois, nous avons voulu préserver l’une d’entre nous qui était d’une fragilité telle que la moindre remarque lui parvenait comme un coup de poignard. Face à la vivacité de ses réactions, nous avons fini par ne plus rien lui dire. Et plus nous essayions de l’aider, plus elle rejetait nos conseils, plus elle se mettait dans l’opposition. Naturellement, elle s’est sentie écartée. En insécurité, elle était toujours sur la défensive.
Régulièrement, j’ai soumis à mes amis l’idée de lui demander franchement pourquoi elle continuait à nous fréquenter, vu la souffrance dont elle semblait témoigner. Mais dans mon entourage, il ne faut pas « bousculer », ce n’est pas « bienveillant ». Alors les mots ont été doux, compréhensifs, euphémisants, creux. Personne n’a osé lui demander : pourquoi es-tu encore avec nous ?
Ce qu’il s’est passé quand j’ai recommencé à dire ce que je pensais vraiment
Il y a quelques semaines, j’ai commencé à laisser parler la Marie intérieure. Finalement, c’est elle qui est la plus honnête et la plus respectueuse. Car elle dit les choses comme elles viennent, comme elles sont, brutes, pures, factuelles, sans fioritures, parfois avec de moins jolis mots. Petit à petit, j’essaie de m’ouvrir et les conséquences ne se sont pas faites attendre.
J’ai fini par laisser tomber mes pincettes et j’ai répondu à mon amie qui, avec le temps, enchaînait les remarques passives agressives. Sans l’accuser, sans en faire des tonnes, j’ai juste pointé son comportement. Ça a fait péter un verrou et elle a fait le choix de s’écarter de nous. Elle est partie fâchée. Alors au soulagement s’est joint la tristesse d’une relation mal clôturée, faute d’avoir su communiquer.
Depuis des mois, par souci de « bien faire » et d’être gentilles, nous avions coupé la communication, la vraie, celle qui dit les choses sans fard et résoud les problèmes. Avec le recul, je l’ai vécu comme une immense perte de temps et d’énergie.
Un autre exemple, au boulot cette fois. Je suis très exigeante. Vis-à-vis de moi, mais aussi vis-à-vis des autres. Dans mon taf, j’essaie d’être irréprochable. Et si j’admets facilement mes erreurs, je déteste subir les conséquences de celles des autres. Quand on bosse avec des gens, c’est pourtant le lot quotidien ! Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai regretté de ne pas avoir écouté mon instinct, où je me suis retenue d’émettre des doutes qui, avec le temps, se sont avérés légitimes.
C’est l’une des conséquences de cette mauvaise habitude de mettre des filtres sur tout : à force de lisser, nous ne nous tirons pas collectivement vers le haut. Plusieurs fois, j’ai dû répéter les choses pour que mon avis (trop diplomatique) finisse par être pris en compte. Aujourd’hui, je ne laisse plus le soufflé retomber. Pour régler un problème, je ne tourne plus de joli mail, je dégaine directement mon téléphone et advienne que pourra.
Je fais la fière comme ça, mais c’est un long chemin. Chaque jour, je guette le moment où ça va me retomber dessus, où je vais perdre des amis, des contacts pro, où une de mes paroles va être épinglée, figée à jamais dans l’impartialité d’Internet.
Ce que j’ai perdu et gagné
Il est peut-être encore un peu tôt pour tirer un bilan exhaustif. Mais je vois déjà assez finement ce que j’ai perdu pendant ces années à me brider…
- j’ai perdu des amitiés et des amours. À vouloir éviter de blesser, je n’ai pas laissé aux autres la possibilité de comprendre mes remous intérieurs. Nous nous sommes trop souvent quittés frustrés et tristes.
- j’ai perdu de l’énergie. Beaucoup d’énergie, à vouloir canaliser la colère, les clash, alors que crever l’abcès une bonne fois pour toutes aurait fait gagner du temps à tout le monde.
- j’ai perdu confiance en moi. Et en ma vision du monde. Une partie de moi s’est égarée dans un moule préconçu et standard, qui ne reflète pas la richesse de ma personnalité.
Alors aujourd’hui, j’ai l’impression qu’à être moi-même, même si c’est une gymnastique morale, j’ai tout à gagner.
- j’ai gagné des relations plus sincères et profondes avec mes proches. Celles et ceux que j’ai voulu protéger de la vraie Marie, la plus critique, la plus sincère sont aussi mes plus proches confidents, mes rocs, mes muses. Ils sont souvent capables de percevoir la bienveillance d’une remarque constructive, d’entendre ma foi dans leur capacité à s’améliorer. Et si je me plante, ils ont aussi le droit de m’envoyer chier.
- j’ai gagné le droit d’être moi. De ne plus me nier et de subir des situations qui m’épanouissent pas.
- j’ai gagné le droit de m’en foutre des autres. Dans mon cheminement, j’avais aussi oublié que les gens de la vraie vie n’en avaient rien à faire de moi. Ça, je m’en suis souvenue quand j’ai réalisé à quel point je me souciais peu de leur propre vie. J’étais tellement perdue dans mon petit monde que je n’avais pas capté qu’ils passaient aussi la majorité de leur temps à observer le leur. Et quand on rentre un peu trop brutalement dedans, si leur égo le leur permet, ils savent parfois faire preuve d’empathie et pardonner.
L’ironie dans notre peur de finir seules, c’est qu’elle est millénaire. Comme la mort, la profonde humanité de cette crainte dépasse toutes les frontières, toutes les cultures.
C’est peut-être, au fond, ce qui nous réunit et nous évitera, à l’avenir, de ne plus nous octroyer la liberté de vivre comme nous y aspirons.
Et toi, t’empêches-tu de dire ou de faire des choses par peur du regard des autres ? Parles-en dans les commentaires.
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
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