— Article initialement publié le 10 mars 2016.
« Tu fais quoi dans la vie ? » C’est la question banale qu’on se pose autant par politesse que par curiosité. Mais quand on l’air d’être fraîchement sorti•e des études, elle est en général immédiatement suivie de celle-ci :
« Et t’es en CDI ? »
J’ai un travail, en quoi sa forme contractuelle intéresse qui que ce soit ? Et pourtant, elle est cruciale. La réponse à cette question conditionne mon éligibilité à un logement, à un emprunt, à une protection sociale, à toute une série de droits concrets, et à bien d’autres considérations qui le sont moins.
Sans CDI, point de salut
Ne haussez pas ce sourcil sceptique, vous dont les enfants s’éclatent dans leur vie professionnelle, mais dont vous préféreriez quand même qu’ils soient « en CDI ». Vous voyez ce que je veux dire, parce que quand vous racontez aux voisins que votre petit dernier a trouvé du travail, eux aussi vous demandent :
« En CDI ? »
Sans CDI, point de salut dans la vie d’adulte. Et si c’était ça le problème, au fond ?
La vie sans CDI, « un enchaînement de galères »
« Vous êtes en CDD ? Ça va être compliqué. »
Combien d’entre nous ont connu cette situation ? L’agent•e immobilier, conseiller•e à la banque, qui pince les lèvres en apprenant que vous n’êtes pas en CDI, non. Vous avez bac+2, 3, 4, 5 ou plus encore, vous avez plusieurs stages à votre actif et/ou des jobs alimentaires sous la ceinture. Vous avez un travail, une rémunération correcte, mais vous n’avez pas signé de contrat à durée indéterminée.
Vous êtes le maillon faible. La société ne vous considère pas comme autonome. Au revoir.
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Moi, je m’en fiche d’être en CDI ou pas : j’ai pas l’intention de passer « une durée indéterminée » au sein de la même entreprise. Je pense y rester entre un et trois ans maximum.
Mais sans CDI, impossible de se loger : à Paris, c’est totalement assumé. Les propriétaires souscrivent des assurances loyers impayés, qui fixent les critères d’acceptation des locataires. Il faut être en CDI et gagner au moins 3 fois le montant du loyer.
J’ai ajouté à mon dossier une caution bancaire d’un an de loyer. Déjà, il faut avoir cette somme (700€ x 12), ensuite, l’immobiliser en caution n’est pas du tout un placement intéressant. Mais même comme ça, dossier refusé. Aurait-il fallu que je paie un an de loyer en avance ? J’entends encore mon conseiller me souffler :
« J’ai beaucoup de clients intermittents, qui font des faux dossiers, tout simplement. »
« Tout simplement ». Mais comme les madmoiZelles qui avaient témoigné en décembre dernier dans nos colonnes, je n’ai pas envie de tricher pour me loger. À ce compte-là, autant acheter. Mais là encore, sans CDI, comment réussir à emprunter ?
Quelle banque va me prêter 100 ou 200 000 euros sur vingt ans, alors que mon contrat de travail court jusqu’à l’année prochaine seulement ? Et ensuite ? Et si je n’en retrouve pas ? Et si je finis insolvable, à la rue ?
Le CDI n’est pas une amulette contre la précarité, il ne protège pas contre la maladie, le burn out, les accidents de la vie. Pourquoi continue-t-on de le brandir comme s’il en était une ?
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« En CDI », l’illusion de la stabilité
Ma mère est fonctionnaire, mon père a passé toute sa vie professionnelle dans la même entreprise. Moi, je suis restée trois ans dans la mienne, et entre ma sortie d’études et ma rupture conventionnelle, j’ai vécu plus de bouleversements économiques, politiques, juridiques et managériaux que mon père en trente ans de carrière.
La réalité du monde professionnel français est instable. Nous, la jeunesse née dans les années 80, 90, 2000, nous ne connaîtrons pas l’emploi à durée indéterminée, sauf à considérer son sens littéral : « non déterminée ».
Je ne sais pas combien de temps je travaillerai pour cette entreprise. Je ne sais pas combien de temps elle aura besoin de moi, j’y serai utile, j’aurai envie d’y rester, elle aura envie de me garder.
La flexibilité n’est pas une idéologie ni un caprice, elle est un outil d’adaptation à la réalité du monde dans lequel nous vivons. Mais les résistances sont fortes : impossible de « quitter le nid » sans CDI, dans la France des années 2010.
Le monde du travail et la société sont en décalage
Vous n’avez pas 30 ans, et pourtant vous avez déjà occupé plusieurs emplois, rémunérés ou non (la magie des stages !), vous avez vécu à l’étranger, que vous soyez première génération d’immigrés ou étudiant•es parti•es grâce au programme Erasmus. Pour les mêmes raisons, vous parler une 2ème langue (oui, l’arabe, le portugais, le grec, le chinois, ça compte, n’en déplaise à l’Éducation Nationale).
Et on a le culot de vous répondre que vous n’avez « pas d’expérience ». De parler de votre formation uniquement comme d’une charge ou d’un coût, et pas de l’investissement qu’elle représente.
Je plains les entreprises et les recruteurs qui voient « des quotas » dans les profils autres que « homme blanc hétérosexuel », ceux qui parlent de « coût » à propos de l’embauche. Ils ne voient pas (ou plus) le talent et le potentiel qui ne demande qu’à s’exprimer.
La discrimination n’est pas une bonne « gestion des risques », elle est au contraire une privation de potentiel et de talents.
Les jeunes ne sont pas inadaptés au marché du travail : c’est le marché du travail qui est inadapté à eux. Je ne suis pas un quinquagénaire dont le métier a disparu, à la faveur du numérique et de la mécanisation. J’ai un temps d’avance, lorsque j’essaie d’amener dans l’entreprise l’idée révolutionnaire que la discrimination n’est pas une bonne « gestion des risques », elle est au contraire une privation de potentiel et de talents.
L’incertitude permanente, c’est la vie, non ?
J’ai un travail, un peu d’épargne et un revenu décent. Mais je n’existe pas dans la société parce que je n’ai pas de CDI, pas de « vrai travail » aux yeux de mes parents, de ma banque, des propriétaires de logements.
Je ne peux pas « m’installer », non pas parce que je n’ai pas un travail « à durée indéterminée » (j’ai la conviction que ça n’existe plus à mon époque), mais parce que le reste de la société considère que ma situation est provisoire.
Mais c’est la vie, non ? Ne pas savoir de quoi demain sera fait ? Pourquoi nos institutions publiques et privées sont si attachées à ces 3 lettres, CDI ? C’était la norme avant, j’en conviens, mais ce n’est plus le cas.
L’Obs titre son « enquête sur la génération précaire » par cette statistique :
« 87% des embauches en CDD »
Pourquoi continue-t-on d’exiger que le CDI soit la norme, lorsqu’il est clairement devenu l’exception ?
« Engagement »
En français, on « engage » quelqu’un pour travailler, mais en anglais, « to be engaged », c’est être fiancé. Et c’est fou combien cette histoire de contrat de travail me rappelle l’évolution du mariage, dans le droit et dans la société.
Il n’y a pas si longtemps, on n’existait pas socialement en dehors du mariage, surtout les femmes. Nos mères (et a fortiori nos grands-mères) passaient de la tutelle de leur père à celle de leur mari, elles avaient besoin de son autorisation pour travailler. Le divorce était déjà possible, mais quel drame. On ne divorce pas, c’est mieux pour tout le monde.
Ceux mais surtout celles qui avaient l’audace de vivre seul•e ou en concubinage étaient regardés d’un oeil très critique. Des marginaux, des originaux, des exceptions.
Mais des années plus tard, un mariage sur deux finit en divorce, on se remarie, on vit en couple libre, on reste célibataire, hors mariage… L’État ne s’en mêle plus ou presque, et le qu’en dira-t-on n’a plus le pouvoir d’oppression qu’il avait jadis.
Se séparer d’un salarié, quitter son patron, c’est un peu un divorce. C’est déjà suffisamment difficile de régler les questions financières et administratives entre nous, sans en plus devoir rendre des comptes en société.
« On ne quitte pas un CDI ! »
« On ne quitte pas un CDI ! » m’a dit ma mère lorsque j’ai quitté le mien. C’est comme si j’avais divorcé d’un bon parti, sans même avoir l’excuse d’un coup de foudre ! Je n’étais pas heureuse, ma relation avec l’entreprise s’était détériorée à un point que j’estimais irréparrable. Et je voulais « voir ailleurs », après tout, qu’est-ce qui me forçait à rester ?
Je sens bien que certains regardent encore aujourd’hui « les freelances » comme on jugeait hier les vieilles filles et les Casanova. Ces gens qui refusent de « se caser », immatures et insolents. La liberté dont ils jouissent est une dette dont ils auront à s’acquitter en vieillissant ! (D’ailleurs, et ma retraite ?!)
Mais en amour, les moeurs ont évolué. Plus besoin d’être marié•e pour fonder une famille ou avoir son propre logement. On peut louer en appart en concubinage, même en coloc’ ! On peut emprunter à deux sans être marié•es.
Quand est-ce que notre vision du travail sera elle aussi libérée de ces préjugés, de cette illusion de stabilité, qu’en réalité, le CDI n’incarne plus depuis plusieurs années ?
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Embauchez-moi, licenciez-moi !
Tout ceci pourrait être beaucoup plus simple. La vie professionnelle pourrait être aussi facile et aussi complexe à la fois que nos vies amoureuses. Le couple, les enfants, c’est pas pour tout le monde. Le CDI non plus. Mais tant que la société ne nous laissera pas le choix, on ne pourra pas construire sa vie d’adulte sans CDI.
Un peu comme les jeunes filles d’hier galéraient dans ce monde si elles n’avaient pas de mari.
« Un quart de nos actifs de moins de 25 ans sont au chômage » écrit Bernard Spitz dans Le Monde. Le Président du pôle International et Europe du Medef y défend la Loi Travail comme une réforme pour « permettre à la jeunesse de s’épanouir ».
J’ai plutôt le sentiment que réformer le code du Travail sans s’attaquer aux obstacles que « la jeunesse » se prend dans les dents par ailleurs, mènera toujours au même résultat : des protestations, la peur de voir notre situation empirer, quoiqu’il arrive.
Les « sans-CDI » n’ont pas besoin de descendre dans la rue : on y est déjà, qu’on l’ait choisi ou subi, ne pas avoir sa carte de membre du « club CDI », c’est être marginalisé•e, davantage que « précarisé », à vrai dire.
Au fond, c’est pas d’un contrat de travail incassable dont nous avons besoin, c’est de l’assurance d’une source de revenus suffisamment régulière.
Le revenu de base, parlons-en
Je lisais dans le dossier de L’Obs que Manuel Valls, le Premier ministre, s’inspire des modèles nordiques de flexisécurité. Et justement, en Finlande par exemple, on parle beaucoup du revenu de base. Pourquoi pas nous ?
Pourquoi pas compiler toutes nos aides sociales en un revenu de base, versé à tous sans conditions de richesses ni d’activité, et débrouillez-vous avec ça ? Que celles et ceux qui sont satisfaits de ce minimum jouissent pleinement et librement de leur temps.
Que celles et ceux qui préfèrent s’investir dans l’associatif et le service non lucratif puissent s’y adonner pleinement, et compléter leur revenu de base grâce aux (notoirement faibles) rémunérations de ce secteur.
Que celles et ceux que la compétition motive et épanouit vendent leur temps libre au meilleur challenge professionnel ; que celles et ceux dont le travail est une passion ou une mission puissent s’y consacrer sans y ressentir la contrainte financière.
Que l’inactivité ne soit plus une honte ni une exclusion, mais un choix, que le chômage ne soit plus l’opprobre mais la transition qu’il devrait être, que le travail ne soit plus une contrainte ni une condition sine qua none à la survie, mais un choix, une activité, un moyen d’apprentissage, d’épanouissement, de construction de soi ou de ses projets.
J’ai peut-être tort, mais ça vaut le coup d’en parler. Le CDI est déjà mort, et plutôt que de rester bloqué dans les étapes du deuil, réinventer notre société sans lui nous permettrait d’accepter cet état de fait.
Avant de réécrire le droit du travail, il faut repenser la place du travail dans nos vies.
Et toi, qu’en penses-tu ? Si le CDI n’était pas indispensable à ton installation dans la vie d’adulte, est-ce tu en aurais encore besoin ou envie ?
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
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