Lors de mon premier séjour en Israël, j’avais commencé à m’intéresser aux réfugié-e-s africain-e-s par curiosité. J’en voyais beaucoup à Tel Aviv, alors je me suis demandé d’où ils/elles venaient, et pourquoi et comment ils/elles étaient venu-e-s ici. Je devais comprendre !
Plus j’en apprenais sur cette communauté, plus leur situation me touchait. D’une part parce que je suis un être humain et que la souffrance de l’autre me touche, mais surtout à cause de l’indifférence générale des autres à cette souffrance-là, et à leur sort en général…
Du coup, étant de nouveau à Tel Aviv en stage pour une ONG, c’était l’occasion pour moi de faire quelque chose de concret : j’ai décidé de m’investir dans des associations venant en aide aux réfugiés africains.
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On estime qu’il y a aujourd’hui plus de 60 000 émigrés africains en Israël. Vous en avez peut-être entendu parler l’été dernier dans la presse lors des grandes manifestations qui ont secoué le pays. D’où viennent-ils ? Pourquoi Israël ? Comment vivent-ils en Israël ? À la fin de cette carte postale, vous saurez tout !
À la recherche d’un eldorado israélien
La plupart des émigrés africains vivant en Israël viennent soit d’Erythrée, soit du Soudan. Si vous regardez sur une carte, le pays développé le plus proche de ces contrées n’est pas en Europe : c’est Israël.
Certes, il y a toute la péninsule arabique juste à côté, avec ses émirats richissimes, mais j’imagine que niveau libertés et droits de l’Homme, Israël est la meilleure option. C’est aussi en Israël que ces émigrés pensent avoir le plus de chance d’obtenir le statut de réfugiés politiques.
Certains n’atterrissent pas de leur plein gré en Israël ; ils sont victimes de trafics d’êtres humains, très présents au Soudan. Quand ils réussissent à s’en tirer, il leur est impossible de retourner sans encombres dans leur pays d’origine ; ils viennent donc en Israël à la place. Mais la plupart émigrent de leur plein gré pour des raisons économiques et surtout politiques.
Au Soudan, en dépit de la récente indépendance du Sud-Soudan, le pays est toujours ravagé par les conflits et la guerre civile, ce qui pousse les Soudanais à l’exil. En Erythrée… tout d’abord, qui a déjà entendu parler de la situation en Erythrée ? Je sais, personne. Personne ne parle jamais de ce petit pays.
On commence seulement à en entendre parler dans les médias européens car de plus en plus d’Erythréens tentent d’atteindre l’Europe par la tristement célèbre île de Lampedusa. Que se passe-t-il là-bas qui pousse les gens à émigrer ?
L’Erythrée est un petit État indépendant depuis sa scission avec l’Ethiopie en 1993. C’est un pays extrêmement fermé, où la censure et la restriction des libertés sont monnaie courante. Les opposants politiques sont arrêtés et le concept général des droits de l’Homme ne semble pas être respecté. De plus, l’Erythrée a une armée, essentiellement composée de jeunes (hommes et femmes) conscrits.
En réalité, la conscription en Erythrée ressemble plus à une sorte d’esclavagisme, étant donné qu’hommes et femmes sont enrôlés pour une durée indéterminée et que si leur vient l’idée de déserter, on les jette en prison… voire pire encore.
Leurs missions durant ce « service militaire » n’ont souvent rien à voir avec un entraînement militaire : les hommes travaillent à construire les palais des hauts-dirigeants du pays, et les femmes finissent comme domestiques ou esclaves sexuelles des hauts-gradés.
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De ce fait, on comprend aisément ce qui pousse des milliers d’Erythréens à fuir chaque année. Mais que ce soit pour les Soudanais ou les Erythréens, quitter leur pays n’est que le commencement d’un long périple souvent traumatisant.
Survivre à la traversée du Sinaï
Les Africains qui entreprennent d’émigrer en Israël doivent tous emprunter la même route : ils doivent traverser le Sinaï égyptien.
Cette région située entre le delta du Nil et Israël a longtemps été un lieu tranquille, très prisé des touristes (la fameuse station balnéaire Sharm El Sheikh s’y trouve). Mais depuis quelques années, le Sinaï est devenu très hostile, d’une part à cause du développement de groupes terroristes qui évoluent dans la région, d’autre part par l’aggravation d’une criminalité diverse chez les bédouins locaux.
Du coup, kidnapping, attentats à la bombe et racket font désormais partis du quotidien au Sinaï. Autant dire que le passage de milliers d’Africains dans la région est une aubaine pour les différents groupes criminels y opérant.
Ainsi, on peut aisément dire qu’au moins 80% des émigrés africains qui arrivent en Israël ont subi des sévices lors de leur traversée du Sinaï. La plupart se font voler leur argent, d’autres se font enlever par des trafiquants d’êtres humains qui espèrent des rançons. Beaucoup se font torturer (coups, brûlures, parfois mutilations), la plupart des femmes se font violer, et certains ne survivent pas à cette traversée.
L’immense majorité de ceux qui réussissent à atteindre Israël arrivent traumatisés et gardent des séquelles pendant de longues années. Et comme vous vous en doutez, ils ne sont pas franchement accueillis à bras ouvert par les Israéliens…
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Un quotidien fait de pauvreté, de discrimination et de racisme
Ce qui m’a tout de suite frappée quand j’ai commencé à vivre à Tel-Aviv, c’est à quel point les Africains sont à la fois visibles et invisibles dans la société israélienne : visibles parce qu’ils sont là, qu’on les voit dans la rue, et qu’il y a des quartiers quasiment entièrement peuplés d’Africains… et invisibles parce que tout le monde fait comme s’ils n’existaient pas.
Tu vois des Africains à vélo partout, tu les vois nettoyer les rues, à la plonge dans les restaurants, à faire toutes sortes de petits boulots, mais jamais ô grand jamais tu ne verras un Africain attablé à la terrasse d’un café, à boire un coup dans ton bar préféré, ou dansant dans un club réputé.
C’est quand j’ai fait ce constat que j’ai découvert cette espèce de ségrégation informelle qui règne entre Israéliens et immigrés africains. Vous me direz, c’est un peu la même chose partout mais c’est particulièrement frappant ici, et d’autant plus à Tel-Aviv qui est pourtant une ville si libérale.
Pour faire court, les Africains qui arrivent en Israël sont des clandestins : ils n’ont aucun droit, ne bénéficient d’aucune aide gouvernementale et souffrent d’un racisme bien ancré dans les mentalités.
Je vous invite d’ailleurs tou-te-s à regarder ce reportage de Vice intitulé « Last Stop, Tel Aviv » pour avoir un aperçu concret de leur quotidien.
Trigger warning : Violence et sang.
Ils sont victimes d’un grand nombre de préjugés tels que : « Ils ramènent des maladies dans le pays », « Les hommes vont violer vos femmes », « Ils créent de la criminalité » ; « Ils vivent comme des animaux », « Nous n’avons pas les moyens de les accueillir » et autres joyeusetés.
Dans le langage courant, on les appelle même les « infiltrés », comme si c’était une évidence qu’ils constituaient une menace pour le pays…
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Plusieurs polémiques autour de ce sujet font régulièrement la une de l’actualité. De temps à autres, des groupes de droite et d’extrême-droite manifestent dans les rues pour demander l’expulsion de tous les Africains hors d’Israël.
D’autres se soulèvent contre certains Africains qui souhaitent se convertir au judaïsme pour mieux s’intégrer, affirmant que cela « salit » la religion. Il y a quelques années également, certaines ONG ont rendu publique une pratique qui a, semble-t-il, duré pendant longtemps en Israël : le gouvernement, sous prétexte de donner des médicaments aux femmes africaines, leur donnait en réalité des « super-pilules contraceptives » qui les empêchaient d’avoir des enfants pendant plusieurs années, mais sans leur dire de quoi il s‘agissait.
Ces ONG ont parlé à l’époque de stérilisation forcée de ces femmes, ce que le gouvernement israélien a toujours démenti.
Dernière polémique en date, et sûrement la plus grosse : les expulsions et les centres de détention pour migrants. Depuis quelques années, le gouvernement lance régulièrement de grandes vagues d’expulsion des immigrés, souvent en les renvoyant dans d’autres pays africains prêts à les accueillir en vertu d’accords avec Israël, mais qui n’ont rien à voir avec leur pays d’origine (bah quoi, tous les pays d’Afrique sont pareils, non ?).
Mais pour beaucoup, avant même d’être expulsés, ils sont arrêtés et envoyés pour une durée indéterminée dans des centres de détention, le tout de façon arbitraire. Ils peuvent rester des années entières dans ces « centres » qui sont en fait des prisons, sans aucun jugement ni décision de justice. Le plus connu d’entre eux est le centre de Holot, situé en plein milieu du désert.
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La situation des femmes
Vous l’avez compris, être Africain en Israël n’est pas franchement une partie de plaisir tous les jours, mais c’est encore pire pour les femmes (étonnant, n’est-ce pas…). Je suis bénévole pour une association qui vient en aide aux femmes érythréennes, donc j’en sais plus sur leur situation à elles, mais j’imagine qu’elle ne diffère pas outre mesure de celle des Soudanaises.
Il faut déjà savoir que la société érythréenne est encore très traditionnelle, c’est-à-dire que l’excision y est encore une pratique courante et que les femmes ne vivent qu’à travers les hommes de leur famille/leur mari.
Lorsqu’elles arrivent en Israël, l’immense majorité d’entre elles ont été violées, certaines sont enceintes suite à ces viols. Et au-delà du traumatisme qu’elles ont vécu lors de leur voyage, elles doivent faire face à différents types de violences au sein même de leur communauté une fois installées en Israël.
Le premier type de violence qui les touche, c’est la prostitution forcée : beaucoup de femmes ont des enfants, et comme elles ne peuvent bénéficier d’aucune aide sociale du gouvernement israélien et n’ont pas accès aux crèches, elles ne peuvent pas travailler normalement. Nombre d’entre elles sont ainsi réduites à la prostitution au sein de leur communauté pour survivre.
Le deuxième type de violence auquel elles font face est la violence conjugale : il est extrêmement commun que ces femmes soient battues par leur mari/compagnon, et beaucoup d’entre elles finissent par mourir sous les coups de celui-ci.
Ces tristes histoires sont communes. En une semaine passée dans l’association, j’ai rencontré une femme dont la meilleure amie a été tuée par son époux, et une autre qui vit dans la peur car son mari a tenté de la tuer ; il a été envoyé en prison, mais il va bientôt sortir et recommence déjà à la menacer.
Il n’est pas toujours évident d’expliquer pourquoi on assiste à une telle explosion de violence une fois ces gens arrivés en Israël. D’une part, il y a le fait que les hommes sont traumatisés par leur immigration, et en gardent des séquelles psychologiques qui se transforment en accès de violence.
D’autre part, il y a aussi le fait qu’une fois en Israël, les femmes sont « isolées » de leur famille, de leur communauté d’origine, de leurs « figures masculines référentes » et de tout cet environnement qui est censé les protéger.
Du coup, face à ces femmes « seules », les hommes de leur communauté n’ont plus aucunes limite sociale qui pourraient les empêcher de les traiter à leur guise, et le pire arrive vite. Une illustration du système patriarcal au paroxysme de son horreur.
Un peu d’espoir
L’été dernier, pour la première fois dans l’histoire du pays, les immigrés ont commencé à se révolter contre ces conditions de vie et de détention. Aidés par des associations israéliennes de défense des droits de l’Homme, des milliers d’entre eux ont entrepris des marches jusqu’à Tel-Aviv ou Jérusalem pour manifester et faire entendre leur voix.
Pour la première fois, cette population a fait du bruit, et pour la première fois elle s’est rendue visible en Israël. Les Israéliens ne pouvaient plus ignorer leur présence. Ils ont obtenu leur première victoire il y a quelques jours : la Cour Suprême d’Israël vient d’ordonner la fermeture du centre de détention de Holot car il ne respecte pas le principe élémentaire de la dignité humaine.
Un des juges a déclaré:
« Chaque personne, car c’est une personne, a le droit inextricable à la dignité humaine… et les infiltrés sont des personnes. Et si cela nécessite une explication plus poussée, nous le disons de façon claire : les infiltrés ne perdent pas une once de leur droit à la dignité humaine parce qu’ils sont entrés de ce pays d’une façon ou d’une autre. »
La démolition du centre doit être effective dans les 90 jours qui suivent la décision de la Cour.
Bien sûr, il ne faut pas non plus mettre tous les Israéliens dans le même sac. Même si je pense sincèrement qu’un racisme ordinaire est solidement ancrée dans les mentalités, de nombreuses associations se mobilisent en faveur des émigrés et tentent de leur venir en aide de diverses façons : en les aidant durant leur processus de demande d’asile politique, en venant leur donner des vivres (selon le même principe que les Restos du Cœur), en leur donnant des cours d’hébreu et d’anglais, ou encore en soutenant les femmes comme le fait l’association dans laquelle je m’investis.
Mais un long chemin reste à parcourir, pour que les réfugiés africains ne soient plus considérés comme des « infiltrés » nuisibles à l’État d’Israël.
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