Chère moi-même d’il y a dix ans,
Écrire cette lettre me donne des sensations schizophrènes. La fille de 16 ans est-elle une autre personne ou bien se planque-t-elle quelque part à l’intérieur ? Avec toutes ces années de distance, tu me fais maintenant l’impression d’un petit bulldozer tellement content de ses chenilles qu’il ne regarde pas ce qu’il écrase. À tes yeux, j’ai sûrement trahi ton féminisme-tractopelle et ton souhait violent d’indépendance.
Je vis au Japon depuis 5 mois, dans la « campagne industrielle », l’ultra-large banlieue, enfin ce qu’on veut, mais avec des villes-dortoirs, des usines ET des rizières. Et ce par un miracle parfaitement civil, celui du mariage… Mariée à 25 ans, ça te fait marrer non ? Ça me semble aussi hautement improbable qu’à toi ; mais tu verras, la vie est surprenante ! À ce propos, je profite de cette situation exceptionnelle pour te glisser trois conseils :
- non, les cheveux longs, ça n’est pas pour toi
- le discman n’a pas d’avenir
- aie pitié de ton futur et commence le japonais dès maintenant.
Revenons-en à nos moutons : j’ai plaqué mon job (j’avais donc trouvé un boulot, félicitations) pour suivre mon mari (l’amour réciproque existe, lâche tes mouchoirs) dans son installation au Japon (hélas, je suis toujours malade dans les transports). Bien sûr, pour toi qui as braillé sur tous les toits que le mariage était l’aliénation de la femme, c’est un peu dur à encaisser. Alors comment en sommes-nous arrivées là ?
Eh bien, c’est une histoire toute bête qui commence par un café dans un bar, et puis d’année en année on part en vacances ensemble, on emménage ensemble et ça finit par une demande en mariage à côté du frigo. Parce que le mariage est un engagement d’égal à égal et pas forcément une montagne de détails cucul la praline
. Ensuite, l’homme se voit proposer une expatriation pour trois ans au Japon.
Examinons ensemble la situation : tu gardes ton boulot sympa-mais-mal-payé-c’est-normal-dans-le- monde-de-la-culture et tu pleures de regrets à chaque fois qu’on aperçoit un groupe de J-pop à la télé, OU tu suis le mouvement et tu découvres un pays tout nouveau à l’autre bout de la planète (sushis, mangas, onsens, kawaiieries en tous genres inclus) et tu en profites pour te lancer dans autre chose ?
Franchement ?
Indépendance ou pas, j’ai vite tranché. L’absurdité de me trouver mère au foyer sans enfants ne m’a sauté aux yeux qu’en étendant une lessive sur mon balcon, un matin de juillet.
Se retrouver sans emploi, sans être « en recherche », c’est comme les grandes vacances : au début c’est génial, tu te balades, tu fais ton petit nid, tu découvres ; et ensuite… ça devient longuet. Heureusement, si on a envie de se bouger et qu’on regarde un peu autour de soi, les possibilités sont nombreuses, surtout en matière d’engagement associatif. Aujourd’hui, mon boulot me manque un peu mais je ne regrette pas ma situation. Je suis sûre que l’adolescente d’il y a dix ans apprécie la revanche ! Oui, l’adolescence c’est coton, on s’en prend plein dans la tronche, on a l’impression que nos angoisses nous boufferont toute notre vie – quant à « être adulte », euh, WTF ? La bonne nouvelle, c’est qu’on a tous beaucoup plus de ressources que ce qu’on pense.
Je ne dis pas que je ne galère pas. Je débarque avec mon compagnon, mais j’ai laissé derrière moi famille, amis, travail, vie sociale, loisirs ; je ne parle pas japonais, les Japonais ne parlent pas anglais, j’ai peur de manger des légumes radioactifs et mon appart est tellement mal isolé que j’entends lorsque le portable de ma voisine vibre. Mais ne serait-ce que pour l’aventure, ça vaut le coup !
Par contre, comme à chaque étape de mon parcours post-lycée (fin d’un diplôme, fin d’un stage, fin d’un boulot…), la remise en question est totale : qu’est-ce que je veux/peux faire ? Du tourisme ? Du bénévolat ? Du vrai travail rémunéré ? Du jardinage ? Rencontrer des gens ? Repeindre des commodes ? Apprendre la langue ? Reprendre des études ? Passer la serpillière tous les matins ? Adopter un chihuahua et le promener en poussette (on en reparlera) ?
Un questionnement pas facile.
Je promets d’envoyer des cartes postales régulièrement.
PS : Et toi, si on t’envoyait promener à plusieurs milliers de kilomètres de ton chez-toi, tu en profiterais pour faire quoi ? Tu changerais des choses dans ta vie, dans ton orientation professionnelle ?
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
Les Commentaires
Merci pour ton article ! J'aime la forme originale et les idées présentes. Puis, je suis toujours avide d'en savoir d'avantage sur le Japon !!
Moi je suis expatrié au Canada depuis 10 mois. Bien sûr au niveau langue c'est plus simple, mais la remise en cause humaine et professionnelle est aussi au rendez-vous. Je pensais y faire ma vie ici (rêve américain oblige), mais je me suis rendue compte que j'étais belle et bien du vieux continent. J'ai même réalisé que la communication c'était pas pour moi et qu'à 24 ans je pouvais faire ce que je veux de ma vie !! Du coup, je rentre en France pour devenir maquilleuse artistique : un rêve d'enfance.
L'expatriation c'est dure, mais c'est tellement enrichissant que je suis prête à en ch*** une autre fois !