Live now
Live now
Masquer
Camille Froidevaux-Metterie // Source : Source : Laurent Metterie
Société

Camille Froidevaux-Metterie : « Gagner, cela voudrait dire que les femmes ne soient plus du tout définies par leurs corps. »

À l’occasion de la parution d’Être féministe pour quoi faire ?, formidable petit essai pour la jeunesse, Madmoizelle s’est entretenue avec la philosophe et professeure de science politique, Camille Froidevaux-Metterie. Elle revient sur son entrée dans le féminisme, la “bataille de l’intime” qui se joue actuellement et apporte une réponse à celles et ceux qui considèrent que le combat est déjà gagné.

Interview de Camille Froidevaux-Metterie

Madmoizelle. Qu’est-ce qui vous a décidé à écrire un texte sur le féminisme pour la jeunesse ? 

Camille Froidevaux-Metterie. Lorsque la responsable éditoriale de La Martinière Jeunesse, Marie Bluteau, m’a proposé de participer à leur nouvelle collection « Alt » – qui s’adresse aux 15-25 ans et traite des grands enjeux de société, avec un fort enracinement politique et social – j’ai tout de suite trouvé l’idée géniale. Il y a d’abord eu un élan intime, parce que je suis moi-même mère de grands enfants – une fille de 17 ans et un garçon de 21 ans – qui sont dans la tranche visée. C’est la première fois que j’avais l’occasion d’écrire pour eux. Par ailleurs, je suis enseignante à l’université où je côtoie des étudiants entre 20 et 25 ans. À leur contact, je mesure à quel point les jeunes ne lisent plus que par fragments, allant chercher dans les livres, les chapitres ou les paragraphes qui les intéressent. Je trouvais donc intéressant de pouvoir contribuer à essayer de les faire revenir à la lecture grâce à un petit livre court et pas cher.

(…) on assiste à un grand virage militant grâce à une repolitisation de la jeunesse qui se passe à distance des instances traditionnelles, comme les partis politiques

Camille Froidevaux-Metterie

Vous dédiez ce livre « à la génération Y qui a relancé le projet féministe et à la génération Z qui l’accomplira ». Qu’est-ce qui rend cette dernière spécifique ?

Il me semble, et c’est un motif de réjouissance, qu’on assiste à un grand virage militant grâce à une repolitisation de la jeunesse qui se passe à distance des instances traditionnelles, comme les partis politiques. Ce qui est très enthousiasmant, c’est que cette dynamique vient de la base et qu’elle se manifeste sous des formes inédites et multiples. Mais, si ces jeunes s’engagent avec beaucoup de passion, j’observe qu’ils n’ont pas toujours la réflexivité permettant d’accompagner l’engagement politique et, spécifiquement, féministe. J’ai notamment constaté une forme de désintérêt pour les origines du féminisme et ses fondements théoriques. Cela me semble donc important de participer à réinscrire la dynamique contemporaine dans l’histoire du féminisme.

Quel était votre propre rapport au féminisme lorsque vous étiez adolescente ?

Il n’y avait plus de féminisme quand j’étais adolescente ! La deuxième vague a reflué dès le tout début des années 80. On n’était plus dans le combat féministe, mais dans l’investissement du monde social et professionnel. J’ai grandi à une époque où on disait aux filles qu’il fallait faire des études, viser tous les métiers et investir le monde. En bref, qu’il fallait devenir des hommes comme les autres. A 20 ans, alors que je sortais de Sciences Po, tout me paraissait possible. Je n’avais pas le sentiment de vivre dans un monde où j’allais être empêchée de quoi que ce soit, que j’allais devoir lutter ou souffrir d’être une femme. Jusqu’à ce que je tombe enceinte, au début de ma trentaine. J’ai alors été brutalement confrontée à cette évidence que même si les femmes des sociétés occidentales, soi-disant émancipées, avaient en effet conquis pas mal de choses, notamment dans le monde du travail, rien n’avait changé en ce qui concerne leur vie privée. Cela a été un vrai choc.

Depuis une dizaine d’années, on assiste à ce que je nomme « la bataille de l’intime », qui s’est ouverte aux États-Unis au début des années 2010.

Camille Froidevaux-Metterie

Vous écrivez d’ailleurs que cette première maternité vous a initié au féminisme. De quelle manière ?

Lorsque je suis devenue mère, j’ai traversé une période que je trouvais singulièrement difficile. Je me suis donc plongée dans la pensée féministe, mais ce que je lisais ne me parlait absolument pas de mon quotidien de femme cis-hétéro et mère de famille. Les questions de la maternité, de la sexualité et de l’apparence étaient traitées seulement sous l’angle de l’aliénation. J’ai réalisé que ces thématiques incarnées étaient passées sous silence comme si, pour prendre leur place dans la société, les femmes devaient faire fi de leurs corps.

Le fait que le féminisme ne se soit pas emparé de ces thématiques qui concernent la vie des femmes au quotidien m’a d’autant plus choqué que ces sujets sont vecteurs de discriminations et de violences. Un congé maternité, par exemple, se solde souvent par un ralentissement de la carrière, voire une mise au placard ou un licenciement. En devenant mères, les femmes perdent en quelque sorte leur condition de sujet de droit et sont d’abord considérées comme des corps maternels. Alors, j’ai commencé à travailler sur ces thématiques, à un moment où je découvrais aussi les études de genre qui arrivaient tout juste en France. En ce début des années 2000, Judith Butler n’était même pas encore traduite ! Ce sont elles qui ont remis la question du corps au centre. 

A vos yeux, le combat féministe actuel s’articule donc autour de la lutte pour que nos « corps objets » deviennent enfin « des corps sujets ».

Le socle du système patriarcal repose sur la définition de l’existence des femmes au seul prisme de leurs fonctions corporelles, notamment sexuelle et maternelle. Depuis une dizaine d’années, on assiste à ce que je nomme « la bataille de l’intime », qui s’est ouverte aux États-Unis au début des années 2010. Sujet par sujet, les femmes tentent de se réapproprier leur corps pour que, de lieu par excellence de la domination masculine, il se transforme en un lieu d’émancipation et de liberté.

Des règles, marqueur historique de la prétendue indignité des femmes, à la ménopause dont on commence à parler aujourd’hui, en passant par les organes génitaux, la sexualité, les violences sexuelles et sexistes – #Metoo – , la maternité, les arrêts naturels de grossesse ou le post-partum : nous sommes entraînées dans un parcours d’exploration et de réappropriation de toutes les dimensions incarnées de la vie des femmes.

Ce mouvement peut paraître évident aujourd’hui, mais lorsque j’ai commencé à y travailler et que mon premier livre (ndlr La révolution du féminin chez Gallimard) est sorti en 2015, il a été fraichement reçu dans le champ féministe de l’époque. Parce que je m’intéressais à la maternité et au souci esthétique, on me reprochait de vouloir réenfermer les femmes dans leurs corps… Aujourd’hui, les choses ont changé et plus personne ne peut nier la centralité de l’intime dans nos luttes.

De quelle manière pourrait-on accélérer ce combat pour le gagner enfin?

Il est difficile de répondre à cette question. Gagner, cela voudrait dire que les femmes ne soient plus du tout définies par leurs corps. Et même, au-delà, que les individus puissent s’émanciper totalement de toute caractérisation ou enfermement liés à des caractéristiques physiques (genre, couleur de peau…). Le féminisme appelle à une transformation totale de la société, une véritable révolution, puisqu’il s’agit de faire tomber l’édifice patriarcal. Ce n’est pas rien ! On parle d’un projet qui s’inscrit sur des décennies et pour lequel il faudrait enclencher des politiques, dont on ne voit pas le début d’un commencement.

C’est désolant de voir que les partis qui devraient être à la pointe du sujet, soit la gauche progressiste, accordent si peu de place aux problématiques féministes, autrement que sous des formes d’affichages. Les grandes déclarations, tout le monde sait faire. Mais mettre en place, concrètement, des actions, c’est autre chose. Il y a tout de même quelques initiatives. Je pense par exemple à celles qui demandent des congés menstruels, ou pour les arrêts naturels de grossesse, ou de mettre un terme aux violences gynécologiques et obstétricales. Ce genre de mesures, additionnées les unes aux autres, permettent de politiser la question de l’intime. Mais la route est longue…

(…) je vois mal comment on pourrait avancer sur la bataille de l’intime, qui concerne spécifiquement la sphère de la vie amoureuse et sexuelle, si les hommes n’y contribuent pas activement. 

Camille Froidevaux-Metterie

Vous appelez par ailleurs à une prise de conscience des hommes

Je fais partie de ces féministes qui considèrent qu’on peut être un homme féministe. Et même qu’on doit l’être ! Il me paraît crucial de s’adresser aux hommes et de faire comprendre, notamment aux jeunes, qu’ils ont une place à prendre. Les combats des années 70 n’ont pas intégré les hommes et je pense que c’est l’une des raisons de leur reflux très rapide. A l’époque, les féministes considéraient, pour de plutôt bonnes raisons, que les hommes n’avaient pas leur place dans ce mouvement constitué par et pour les femmes. Les choses sont différentes aujourd’hui, et je vois mal comment on pourrait avancer sur la bataille de l’intime, qui concerne spécifiquement la sphère de la vie amoureuse et sexuelle, si les hommes n’y contribuent pas activement. 

Que répondez-vous à celles et ceux qui considèrent que le combat est déjà gagné ?

Je réponds qu’en réalité rien n’est gagné et que même l’essentiel n’a pas encore été accompli. L’essentiel, c’est que les femmes cessent d’être des corps objets pour devenir des corps sujets. Or, on en est très loin. Prenons comme exemple la question du non-désir d’enfant. Depuis 2001, toute personne adulte peut se faire stériliser. Il est ahurissant de constater que si cela est facile pour les hommes, cela reste aujourd’hui encore très compliqué pour les femmes de trouver des praticiens qui acceptent de les stériliser, a fortiori quand elles sont jeunes et qu’elles n’ont pas eu d’enfants. Elles entendent des remarques comme : « Vous êtes trop jeune » ou « Vous allez changer d’avis ». Il faut en finir avec ce déni des capacités réflexives des femmes par rapport à leur propre corps ! 


Vous aimez nos articles ? Vous adorerez nos podcasts. Toutes nos séries, à écouter d’urgence ici.

Les Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire sur cet article.

Réagir sur le forum

Plus de contenus Société

Source : Getty Image / MARIA DUBOVA
Féminisme

Ève, 42 ans : « Quand il m’a demandé où était le nettoyant après six mois de vie commune, j’ai pleuré »

5
Copie de [Image de une] Horizontale – 2024-11-15T163147.788
Livres

Samah Karaki : « C’est la culture sexiste qu’il faut questionner, pas la présence ou l’absence de l’empathie »

Copie de [Image de une] Horizontale – 2024-11-13T154058.525
Santé

« Ah, on dirait que t’as le cancer » : Laure raconte comment l’alopécie affecte son quotidien

6
[Image de une] Horizontale (24)
Culture

3 raisons de découvrir Agatha, le nouveau thriller psychologique à lire de toute urgence

Copie de [Image de une] Horizontale – 2024-10-30T170053.120
Santé

« On n’en parle pas assez, mais être malade prend du temps ! » : Solène raconte son quotidien avec une maladie chronique invisible

1
Copie de [Image de une] Horizontale – 2024-10-30T164414.844
Société

« Je n’ai pas porté plainte parce qu’il y a des enfants en jeu » : Jade, victime d’exploitation domestique à 17 ans

1
Copie de [Image de une] Horizontale – 2024-10-30T115104.723
Santé

« Le sommeil occupe une place bien plus importante dans ma journée » : Quitterie, 25 ans, raconte son quotidien avec la sclérose en plaques

Capture d’écran 2024-09-06 à 16.28.20
Bien-être

« On souffre en silence » : 3 femmes nous parlent sans tabou de leurs douleurs menstruelles

Capture d'ecran Youtube du compte Mûre et Noisettes
Argent

Je suis frugaliste : je vis en dépensant moins de 1000 euros par mois (et je vais très bien)

73
Capture d’écran 2024-09-06 à 16.30.20
Bien-être

Douleurs de règles : et si on arrêtait de souffrir en silence ? Une experte nous explique pourquoi il est crucial de consulter

La société s'écrit au féminin