Après Camaïeu en septembre, Cop.Copine début février, c’est au tour de San Marina d’être placé en liquidation judiciaire le 20 février 2023. La marque de chaussures ferme donc définitivement boutique, et pourrait bientôt être suivie par Kookaï, Go Sport et Gap. Parmi ces trois marques en redressement judiciaire, les deux dernières appartiennent au groupe Hermione People and Brands (HPB), propriété de l’homme d’affaires Michel Ohayon qui détenait également Camaïeu. Ce financier bordelais connaît tant de difficultés qu’on le surnomme « le fossoyeur ». D’ailleurs, il s’occupe de 26 magasins franchisés Galeries Lafayette, également placés en redressement judiciaire depuis le 17 février, dans l’espoir de sauver les 750 emplois en jeu. Mais comment expliquer cet effondrement en chaîne de tant de boutiques milieu de gamme aujourd’hui en France ?
Camaïeu, Cop.Copine, San Marina, Kookaï… Pourquoi la mode milieu de gamme s’effondre en France ?
Ce n’est évidemment pas juste la faute de Michel Ohayon, ni uniquement un contrecoup de la pandémie. Même s’il a sûrement connu des problèmes de gestion, les causes de cette transformation du paysage mode français sont multifactorielles. Le financier bordelais avait acheté Camaïeu, Go Sport et Gap France pour 1 € symbolique au début de la crise de Covid en France, signe que ces enseignes étaient déjà bien mal en point au moment de ce rachat. La pandémie a donc enfoncé le clou, puisque les boutiques physiques déjà en difficulté financières ont été complètement désertées du jour au lendemain, alors qu’elles n’avaient pas une présence en ligne assez forte pour compenser.
Outre le manque de modernité et d’agilité pour se digitaliser et séduire la nouvelle génération (la tant convoitée Gen Z), la plupart de ces enseignes en difficulté ou déjà fermées ont pour autre point commun de reposer sur un segment milieu de gamme, de moins en moins attractif (surtout que la qualité des vêtements et de l’expérience client en boutique suivent de moins en moins). Or, le marché est en train de se polariser, entre d’un côté les marques d’ultra fast-fashion comme Shein et Primark, et de l’autre celles de niche (positionnées sur un segment plus spécifique, soit par une proposition stylistique très particulière, soit une démarche éthique, soit encore du luxe, et donc qui ne visent pas le marché de masse). Pour survivre, « soit tu deviens une marque hyper stylée, soit hyper bon marché », résumait trivialement la co-fondatrice de la marque éthique Loom, Julia Faure, également membre du collectif de lobbying vertueux En Mode Climat, pour Madmoizelle sur le plateau du JT Mode :
« Le low cost est en train de gagner le marché. Les entreprises les plus capables de faire du low cost, ce sont les moins scrupuleuses. […] Le contexte actuel de l’industrie textile est catastrophique, parce que le marché est en train d’être mangé par l’ultra fast-fashion, et rien ne s’y oppose en termes de loi. Ce qui signifie que cette tendance [de fermetures successives] n’est qu’à son début. Surtout que cela emploie surtout des personnes qui sont souvent des femmes, peu diplômées, parfois à la tête de famille mono-parentales, donc si elles perdent leur job en région, c’est socialement catastrophique. C’est une hécatombe d’emploi. […]
Ce qui risque de se passer, c’est que toutes les enseignes de notre adolescence […] risquent de disparaître. »
L’ultra polarisation de la mode entre l’ultra fast-fashion et la niche premium
Face à cette ultra-polarisation du marché, même des mastodontes historiques de la fast-fashion semblent prendre un virage plus créatif et premium, pour échapper aux difficultés financières grandissantes du secteur. C’est ce qui explique en partie pourquoi Zara paraît plus cher de jour en jour, et se met à faire des collabs avec des designers de luxe comme Narciso Rodriguez.
Mais pour réussir à se « prémiumiser », ou proposer des choses vraiment créatives, il faut pouvoir avoir du temps. Or, le temps, c’est de l’argent, nous rappelle également Julia Faure :
« Ce qui est antinomique, c’est d’associer créativité et rapidité. Sinon, ce n’est pas de la créativité, c’est de la copie. La créativité même se nourrit de temps long, d’inspiration, d’ajustements. […] Tout ce qui pourrait nous faire croire que créativité et rapidité peuvent aller de pair, ce sont de mauvais exemple devenus des sucess-story de fast-fashion. Qui nous a fait croire que c’était compatible ? La fast-fashion. Avant, on ne produisait pas autant de vêtements, encore moins aussi vite. […] Zara semble créatif parce que Zara copie. »
« Les efforts individuels et l’émergence de marques éthiques ne suffisent pas »
Face à la faillite des marques de mode milieu de gamme françaises comme Camaïeu, Kookaï, Cop.Copine, ou encore San Marina, on peut vouloir se tourner vers des marques de mode dites éthiques. Mais elles ne représentent pas non plus une solution miracle à elles seules :
« On a pu croire que les marques de mode éthiques allaient sauver le monde. Certaines sont devenues des cartons économiques comme Veja ou Patagonia. […] Mais l’avènement des marques éthiques n’a pas changé le problème global, éthique et écologique de l’industrie textile. Globalement, les choses ne changent pas ; au contraire, elles empirent. […] On est en 2023 et on connaît l’existence de camps de travail forcé, de l’esclavage des Ouïghours pour fabriquer nos vêtements. En 2022, la production mondiale de vêtements a continué d’augmenter. Les efforts individuels et l’émergence de marques éthiques ne suffisent pas.
Ce qu’il faut, c’est un changement réglementaire. Il faut rendre ça impossible : il faut que ce soit interdit que des vêtements faits par des esclaves puissent rentrer sur le marché français et il faut réguler les modèles économiques de la fast-fashion.
Plutôt que de se demander si telle marque ou telle marque est éthique, je pense que collectivement, ce qu’on doit demander, en tant que citoyen, marque, entreprise, c’est que les États régulent ce secteur. Sinon, si on le laisse sans régulation, il détruit les gens qui produisent, il détruit les pays qui reçoivent nos déchets textiles, il détruit l’emploi des vendeuses en France, il détruit la beauté des vêtements.
C’est catastrophique que 80 % des vêtements produits dans le monde aujourd’hui provienne de la fast-fashion : il n’y a plus de créativité, il y a juste du pillage. »
Toutes les récentes tentatives de régulation du marché de la mode tombent à côté du problème
Et si la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (AGEC) met en place de plus en plus de mesures en France contre les ravages de l’industrie de la mode, cela reste insuffisant aux yeux de l’experte Julia Faure :
« Il y a de l’agitation, mais, actuellement, ce qu’il faut réguler, c’est le modèle économique de la fast-fashion, c’est-à-dire la production massive dans des pays à la main d’œuvre peu chère, et les incitations à consommer. Présentement, il n’y a rien dans les régulations, ni nationales, ni européennes, ni même mondiales, qui s’attaquent au modèle de la fast-fashion. Toutes les régulations qui ont lieu tombent à côté de la plaque. Par exemple, l’interdiction de détruire ses invendus : mais qui a les moyens de détruire ses invendus ? Les marques de luxe. Et qui est à la pointe de l’affichage de sa traçabilité ? […] Les marques de fast-fashion sont hyper en avance là-dessus. »
En effet, les marques de luxe préfèrent largement détruire leurs invendus que de les brader, et tiennent à l’opacité de leur traçabilité (de peur qu’on prenne les mêmes fournisseurs qu’elles, mais aussi qu’on se rende mieux compte de la vraie valeur, la véritable qualité et origine de chacune des étapes de fabrication de leurs produits, en réalité rarement made in France ou Italy…). En attendant, tous les indicateurs sont au rouge : on produit et on jette toujours plus de vêtements, et Shein cartonne toujours plus.
Crédit photo de Une : Shotprime via Canva
Les Commentaires
Quand on y pense, vu notre système économique actuel, c'est finalement d'une logique implacable.
Entre le fait qu'il faut être toujours plus rentable, toujours plus en avance par rapport à la concurrence, que les marques de vêtements de fast fashion font face aux marques d'ultra fast-fashion - ce qui vient exacerber tout ça - l'évolution de la situation économique et l'augmentation de la demande (entre autres), les enseignes font baisser la qualité des tissus pour proposer des prix aussi avantageux que possible (a fortiori pour des marques moyenne gamme) et rester dans le coup.
Y a pas 36 000 solutions pour les marques j'imagine (je ne les excuse pas, c'est plus une explication) : soit elles font baisser la qualité pour garder des prix à peu près stables, soit elles augmentent les prix de manière significative.
C'est un peu la même mécanique pour les marques de fast fashion haut de gamme du type Maje, Ba&sh and co ... qui se retrouvent à mon avis "bloquées" quand elles veulent rendre leurs vêtements plus responsables.
Forcément, là non plus les solutions sont limitées, soit prendre des tissus moins chers et de moins bonne qualité, soit baisser leur marge.
Autant dire que c'est rare qu'elles choisissent la 2ème option
Pour celleux qui ne la connaîtrait pas, la créatrice de contenus Iznowgood fait sur sa chaîne YouTube des vidéos dans lesquelles elle décrypte des marques, et notamment leur stratégie, notamment en termes de "responsabilisation" de leur production.
L'idée étant de donner des infos et des clés pour décrypter soi-même une marque, son discours ... pour guider in fine ses achats.
Elle a notamment décrypté Maje/Ba&sh/Sandro, Jules, Uniqlo, Bonobo, Sézanne ...
Ce sont toujours des vidéos hyper pédagogiques, documentées et nuancées, je vous la conseille chaudement si ces sujets vous intéressent