En 4 par 3 dans le métro de Paris, la publicité Ashley Madison pose le décor : « Il est 18h. Savez-vous où se trouve votre femme ? ». Mystérieuse, l’affiche l’est beaucoup moins lorsque l’œil du badaud s’arrête sur la pastille « Leader international de la rencontre extra-conjugale ». Comme beaucoup d’autres sites de rencontres, la franchise canadienne Ashley Madison surfe sur la mode de la liberté sexuelle.
La technologie au service des amants
L’infidélité, au sens « coucher avec d’autres personnes sans que son/sa conjoint-e ne le sache », à ne pas confondre ici avec la relation libre, est un marché fructueux pour les promoteurs de sites de rencontre extra-conjugales et applications mobiles. Parmi tant d’autres, le site entre-infidèles.com (dont le slogan est « Mariée, et alors ? ») a imaginé une application pour les utilisateurs de smartphones qui souhaitent se fabriquer des excuses pour s’éclipser de manière crédible et rejoindre son amant-e en douce.
SOS Alibi propose de simuler un texto ou un appel urgent, permettant à l’usager d’échapper sans déconvenue à ses engagements familiaux et conjugaux.Imaginez : il est 20h, Madame est à la maison, entre les enfants qui se chamaillent, la machine à laver en route et Monsieur qui regarde le JT dans le canapé. Le téléphone de Madame sonne et vient briser la routine : c’est Sylvie, la collègue de Madame, qui lui demande de l’aide sur un dossier important à rendre à la direction le lendemain. Madame s’excuse auprès de sa petite famille, enfile son manteau et prend la poudre d’escampette. Sauf que Sylvie n’est pas Sylvie, mais Philippe, son amant.
En France, les publicités « pro-adultère » ont massivement afflué cette année, créant notamment l’émoi auprès des millions d’usagers quotidiens de la RATP. « C’est parfois en restant fidèle qu’on se trompe le plus », « Contrairement à l’antidépresseur, l’amant ne coûte rien à la sécu », « Les vacances, c’est toujours l’occasion d’aller voir ailleurs », « Par principe, nous ne proposons pas de carte de fidélité » : les slogans de Gleeden, site de rencontre crée en 2009 revendiquant pas moins d’un million de membres dans 150 pays, font mouche.
Il faut compter sur le territoire français une dizaine de sites de rencontres extra-conjugales. Gleeden se présente comme le titan de l’e-infidélité en France, avec un chiffre d’affaire de 15 à 20 millions d’euros.
Mais depuis 2012, le site à la pomme croquée se voit concurrencé par l’arrivée de son homologue américain, Ashley Madison. Selon Noel Biderman, CEO de l’entreprise autoproclamé « The King of Infidelity » (« Le Roi de l’Infidélité »), « être monogame n’est pas inscrit dans notre ADN ». L’entrepreneur à succès est aussi l’auteur de « Cheaters prosper – How infidelity will save the modern marriage » (« Le règne des infidèles – Comment l’infidélité va sauver le mariage moderne »), un ouvrage dans lequel il explique que la tromperie est aujourd’hui un nouveau moyen de s’épanouir.Très commentées outre-Atlantique, les publicités de Ashley Madison se veulent légères et désinvoltes face au constat que « 30% des couples américains ont recours à l’infidélité » (sic). Dans ce spot réalisé pour le Super Bowl et finalement interdit à la télévision, la franchise met en scène une working-girl qui vient de découvrir que son mari la trompait. « Bienvenue au club », lui annonce alors sa collègue, qui l’intronise ainsi dans le monde merveilleux des trompeurs et des trompés revanchards.
Ashley Madison, comme ses concurrents, reste assez mystérieux sur ses bénéfices. On sait en revanche que la version française du site a enregistré 200 000 inscriptions lors de ses six premiers mois d’activité, chiffre qui offre une certaine idée de la demande grandissante du public.
Vers une démocratisation décomplexée de l’infidélité
Unanimement condamnées il y a encore peu, les aventures extra-conjugales ont gagné en aura en même temps que le mythe de l’amour éternel s’est délité dans nos représentations sociales.
Aventures extraconjugales de Cécilia Sarkozy, tromperies en série de Tiger Woods, infidélités de Brad Pitt, trahison amoureuse de Tony Parker… Pour vendre, les feuilles de chou people puisent très largement dans les incartades des célébrités. Dans l’imaginaire collectif, la tromperie chez les stars est devenue la preuve que les couples célèbres ne sont plus les produits parfaits que l’industrie de masse enfanterait. Faillibles et soumis aux mêmes veuleries que Monsieur et Madame Tout-le-monde, les vedettes sortent parfois de leurs photos sur papier glacé pour « s’humaniser » le temps d’un écart de conduite amoureux.
Dans le même temps, la presse féminine, soucieuse de renouveler son stock de sujets « sexo », a pris le pli. « Quelle infidèle feriez-vous ? », « tromper pour mieux aimer », « il n’est pas obligé de savoir » : en prétendant être le porte-drapeau de la femme moderne obéissant au triptyque « citadine, insolente, bien dans sa peau » (comprendre « cadre sup, mojito, magasins de prêt-à-porter »), la presse de genre flirte aujourd’hui avec l’anti-romantisme émancipateur. En gros : femmes insoumises, libérez-vous des chaînes de votre couple et « allez voir ailleurs ». Car soit l’herbe y sera plus verte, soit les orties vous feront aimer comme au premier au jour votre Jules dans son vieux pull. Selon Bénédicte Ann, auteure de Auto-diagnostic Amoureux publié aux Éditions de l’Homme,
« La presse féminine doit vendre des produits de beauté, des vêtements, etc. Elle mettra donc en relief la femme dans toute sa splendeur. Elle sera belle, nue, maquillée, coiffée, moderne. Elle est la femme marketing qui fait vendre. »
Et cette femme marketing qui fait vendre, c’est celle qui consomme sa liberté sexuelle comme un produit exhibé… dans cette même presse qu’on lui a dédiée.
Pour ELLE, l’amant est « moins cher que le it bag » et « plus efficace que le Botox ». Vous pouvez le choisir « 2.0 », « vintage », « marié » ou encore « sarkozyste ».
Marie Claire aussi est très branchée métaphore filée. Pour le mensuel féminin, l’infidélité, « c’est comme le bronzage » : « que l’on reste accrochée à son parasol ou que l’on batifole nue en plein zénith, mieux vaut maîtriser les indices ».
Glamour va jusqu’à proposer « 10 commandements » pour « bien mener sa double vie d’amoureuse ».
La question morale
Que penser de ces campagnes décomplexées pour l’infidélité ? Ici et là, les critiques grondent. Il est reproché aux sites de rencontres extra-conjugales de briser des familles entières en faisant l’apologie de la tromperie et de souffler de mauvaises idées aux ménages en proie à l’ennui.
Pour Julie, 24 ans, doctorante en sciences politiques, la campagne est tout simplement scandaleuse :
« Je trouve ça purement amoral de dédramatiser autant l’infidélité devant le grand public, à coup de publicités visibles par tous aux quatre coins des grandes métropoles. Qui parle sérieusement de liberté sexuelle et d’émancipation ? Tromper, ça reste avant tout trahir. Les couples qui se mettent d’accord pour aller voir ailleurs parce qu’ils estiment que ça donne du piment à leur ménage, OK. Mais ce n’est pas ce dont Gleeden parle. Gleeden parle de mensonges et de cachotteries éhontées. Ça me dérange. »
Cet avis, son ami Thibaut ne le partage pas :
« Ce n’est pas la publicité qui prescrit les valeurs en cours dans la société, mais l’inverse. La publicité se contente d’épouser les grandes tendances du XXIe siècle. Vouloir interdire ce genre de campagne serait puritain. On a le droit de trouver que l’infidélité c’est mal. Mais ce serait trop chrétien-catholique que de nier qu’aujourd’hui, un nombre croissant de personnes en couple y ont recours. Ce genre de sites répond clairement à une demande formulée par une société dans laquelle l’amour unique n’est plus qu’un vieux mythe poussiéreux. »
Pour Lucille [prénom changé], blâmer ces sites, c’est se tromper d’ennemi :
« Je fréquente Gleeden depuis l’année dernière, à un moment où mon couple battait de l’aile. Jamais il ne me viendrait à l’esprit d’accuser ce site d’être responsable de mes tromperies, dans la mesure où avec ou sans ce type de services, je ressentais déjà l’envie d’avoir un amant. Je flirtais au café, avec mes collègues, en soirée chez mes amis. Mais j’ai mes raisons. L’homme avec qui je suis marié est celui que j’aime, mais nos relations sexuelles ne me satisfont pas. C’est la raison pour laquelle je vois d’autres hommes : je passe du bon temps avec eux, sans m’attacher à eux comme je le suis à mon mari. Gleeden m’a permis d’assainir cette envie : pour la première fois, je ne me retrouvais plus à draguer des hommes célibataires (et susceptibles de chercher une relation sérieuse ou de me juger) ou des hommes mariés (que j’aurais pu détourner de leur mariage) – mais des hommes mariés qui ont choisi de s’inscrire sur le site, et donc d’assumer leur double-vie. Ça évite les malentendus. »
Même son de cloche chez Lætitia [prénom changé], pour qui les sites comme Gleeden ont le méritent d’être « en phase avec notre époque » :
« Avant, j’allais sur Meetic. Je peux témoigner : de nombreux infidèles y sont inscrits. Gleeden a révolutionné le marché de la rencontre en ligne en filtrant de façon assumée les usagers : on ne vient pas vous juger, on vous prend comme vous êtes, à savoir « en couple mais désireux d’expérimenter de nouvelles choses ». Peu de gens dans mon entourage savent la double-vie amoureuse que je mène, mais ceux à qui je me suis confiée sont au courant de mes motivations. Je suis convaincue que la fidélité est une chose à laquelle on s’astreint, pas un comportement naturel. Rencontrer des hommes alors que je suis mariée depuis 9 ans maintenant m’a permis de me redonner confiance en moi en vérifiant mes atouts séductions. Tout le monde n’a pas la même approche du mariage : face à l’ennui, certains se replient sur eux-mêmes, d’autres deviennent exécrables avec leurs conjoints. Moi j’ai choisi de fréquenter d’autres hommes. Et jamais mon couple ne s’est aussi bien porté. C’est mon petit secret. Mais qui n’en a pas ? »
Sans surprise, cette rhétorique se retrouve également chez les professionnels du secteur, à l’instar d’Anne-Sophie Duthion, chargée de communication chez Gleeden, qui assure :
« C’est un moyen d’ ouvrir une parenthèse lorsqu’il y a une baisse de désir envers ou de la part du conjoint. On peut consolider une union tout en étant infidèle. 68 % de nos membres voient l’infidélité comme l’un des secrets de longévité de leur couple »
Un avis que ne partage pas le sociologue Jean-Claude Kaufman, cité par Le Monde, qui tempère :
« Il y a une part de vérité, mais seulement une petite part. Une infidélité ponctuelle peut ne pas fragiliser un couple, et même le renforcer. Mais seulement si le couple fonctionne bien et que la crise était vraiment passagère. Dans les cas où ça va moins bien, c’est au contraire le risque d’addiction qui est le plus important. On essaie une fois juste pour voir, et puis on recommence. La sexualité n’est pas et ne pourra jamais être un loisir comme les autres, elle bouleverse les sentiments. »
Féministes, les sites de rencontres pour infidèles ?
Si l’augmentation des divorces et le pluralisme des unions libres ont concouru à éroder la valeur mariage dans l’imaginaire collectif, tomber dans une dialectique inverse en soutenant l’avènement médiatique de l’infidélité est-il nécessairement signe de progressisme à la sauce 2013 ? Pour Cécile, 31 ans, journaliste pigiste, la mode des sites de rencontres extra-conjugales formule enfin la reconnaissance de l’égalité des sexes :
« Quand on y réfléchit deux secondes : l’infidélité a longtemps été associée aux hommes, ceux qui s’échappaient du nid conjugal pour plonger dans les bras d’une femme fatale, elle, célibataire. La place du Dom Juan a toujours été accordée au sexe masculin, le sexe faible n’étant que, au choix, « la victime » ou « la maîtresse ». Gleeden et consorts font tabula rasa sur ces croyances ancestrales : enfin, on réhabilite l’égalité des sexes sur le marché matrimonial. C’est chacun pour soi, hommes comme femmes deviennent enfin amants, amis, amoureux – à tour de rôle et comme ils l’entendent. »
Alors, féministes sans le savoir, les sites de rencontres pour infidèles ? Pas sûr, quand on voit comment ces plateformes utilisent avant tout la consommation sexuelle comme une donnée marchande.
Car si Gleeden officialise en un sens le droit des femmes à séduire plutôt que d’être séduites – et à s’avancer sur le marché matrimonial plutôt que d’attendre d’être cueillies, il légitime surtout une vision individualiste de l’amour infidèle « prêt-à-consommer » et facilite la destruction de ce lien social qu’est la confiance entre les individus.
Qui plus est, il apparaît difficile d’accorder une caution féministe à ces sites de rencontres pour infidèles partant du principe que la femme n’est pas seulement celle qui « consomme », mais aussi, potentiellement, celle qui, de l’autre côté de la barrière, est trahie.
… la réponse est non
La question n’est donc pas tant de savoir si les aventures extra-conjugales sont une tendance élargie de nos sociétés modernes – elles le sont déjà, avec ou sans ces sites de rencontres pour infidèles – mais de se demander s’il est véritablement sain que ces publicités rendent soudainement acceptable l’idée de mentir (à soi-même, à son compagnon, à sa famille) dans le but égoïste de jouir sexuellement, dans la trahison et le secret, sans jamais être confronté à ses engagements.
Mais le business a toujours une longueur d’avance sur la déontologie morale, et en attendant que le débat sur le marketing de l’infidélité touche réellement la société civile, des hôtels d’amour (où il est possible de réserver une chambre « de jour » et batifoler entre amants avant de revenir au domicile conjugal le soir) fleurissent déjà un peu partout en France.
Jean-Paul Sartre et Simone De Beauvoir s’étaient jurés l’entière vérité : s’aimer, « aller voir ailleurs » et se confesser toutes leurs infidélités. Des décennies après, des commentateurs ont jugé que leur union en avait pâti. Gleeden et ses concurrents les auraient peut-être aidés, oui… mais au détriment de la sincérité lyrique et du romantisme noir.
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Les Commentaires
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