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Féminisme

« Je suis féministe, et je suis épuisée » : une colleuse raconte son burn-out militant

Charlotte est féministe et militante : pour lutter contre les violences faites aux femmes et le sexisme, elle allie les actions de terrain avec son collectif de colleuse et la sensibilisation sur les réseaux sociaux. Mais ce travail d’activisme non-rémunéré a généré chez elle un tel épuisement qu’elle en a fait un burn-out militant.

Je suis féministe, et je n’en peux plus qu’on me dise que je suis une femme forte.

C’est une pression constante parce que je n’en suis pas une, et je n’ai pas envie de faire semblant de l’être. J’ai peur, souvent. Quand je vois nos droits reculer, quand les femmes se font insulter devant des cliniques lorsqu’elles avortent, quand je rentre seule le soir à pied. C’est cette peur qui me donne envie de me battre.

Je suis féministe, et je suis épuisée : mon activisme m’a conduite au burn-out.

L’urgence du féminisme

Nous avons créé notre collectif de colleuses il y a maintenant plus d’un an et demi. Nous nous sommes rencontrées, réunies et organisées pour la première fois chez moi, au lendemain de l’ouverture du Grenelle contre les violences conjugales. C’était le 4 septembre 2019.

Je me souviens de notre première action, et des premières réflexions qui l’ont suivie : comment s’organiser au mieux ? Comment contenir le plus de personnes possible dans une pièce ? Comment sécher et ranger plus vite, toujours plus vite ?

C’était du travail à la chaîne, avec 40 nanas surmotivées dans une maison. Surmotivées… Ou plutôt sur-oppressées.

Pour les militantes, des journées longues et des nuits courtes

Pendant plusieurs mois, mes journées se sont ressemblées. À minuit, coller. À quatre heures du matin, rentrer. À cinq heures du matin, traiter les photos. À onze heures du matin, communiquer, répondre, chercher comment frapper encore plus fort. Et chercher comment encaisser ce chiffre, celui des femmes assassinées, qui ne cesse d’augmenter.

Dès le réveil, je tentais de rattraper ce que j’avais pu louper pendant mes six heures de sommeil. Je recevais 500 messages par jour : des journalistes, tous super intéressés par ce qui se passait, ou des étudiants en journalisme et en communication, dont nous étions le sujet phare du projet d’étude. J’ai reçu une trentaine de personnes pour répondre à leurs demandes, en essayant de ne jamais me répéter.

Quand on prend la parole en tant que féministe, il faut tout savoir, et tout savoir dire de la “bonne” façon. Evidemment, il ne faut jamais se mettre en colère, sinon on ne nous écoute plus. Il faut aussi prévoir les questions pièges, car la société, même quand elle est consciente du sexisme, tente de nous piéger : pour éviter toute erreur, je me renseignais en permanence. Je savais que le moindre faux pas, dans le fond comme dans la forme, serait utilisé pour nous décrédibiliser.

 

Souvent évoqué en lien avec le travail salarié, le burn-out en contexte militant est encore peu abordé en France. Pourtant, selon la sociologue Josiane Jouet, la question a son importance : comment des personnes bénévoles peuvent arriver au burn-out ?  Elle évoque trois facteurs d’épuisement physique et mental chez les activistes.

En premier lieu, la manière dont les sujets de lutte nous atteignent. Travailler sur le harcèlement, les violences faites aux femmes ou les viols sont des sujets qui peuvent atteindre la personne qui les traite. Et, quand on est concernée par ces violences, directement ou par écho, elles peuvent être difficiles à mettre à distance.

En second lieu, la permanence. L’experte explique

« L’actualité féministe, c’est 24H/24, et suivre cette actualité fait partie des besoins militants. On peut se retrouver envahie par l’information et cela produit beaucoup de fatigue mentale. »

Enfin, le militantisme, qu’il soit de terrain ou en ligne, est une lutte dont on ne voit pas la fin. Militer, c’est donc faire et refaire, coller et recoller, commenter et répondre, sans cesse.

« Malgré les avancées, les structures patriarcales demeurent, et le découragement engendré par cette réalité peut jouer sur le burn-out. »

À lire aussi : Comment gérer ce relou qui veut ABSOLUMENT débattre du féminisme

Petit à petit, je me suis sentie disparaître

Petit à petit, je me suis aussi sentie disparaître en tant qu’individu. Croiser la moindre personne se transformait très rapidement en sujet féministe : pour parler des collages ou pour parler des horreurs que subissent les femmes. Pour me dire aussi que je ne devrais pas faire comme ça, que je ne devrais pas donner mon nom aussi souvent, que c’est super ce qu’on fait. Tout le temps, sans pause. Pas une seule journée.

En parallèle du collectif j’ai continué ce que je faisais déjà depuis un moment : militer sur les réseaux sociaux. Même si ça peut avoir l’air futile, je pense et je sais que c’est important. Mais lutter au quotidien contre le sexisme avec le collectif puis le recevoir en pleine face sur les réseaux est devenu extrêmement lourd.

Les réseaux sociaux font partie de la solution… et du problème

Les réseaux sociaux ont eu un impact indispensable dans mon parcours militant. C’est grâce à Instagram que nous avons pu lancer l’appel qui a permis de créer notre collectif. Avec Facebook, j’ai pu suivre et rencontrer des militants et militantes partout en France, échanger des points de vue, évoluer… C’est aussi ce qui nous permet de faire de la veille, de se tenir informées de ce qui se passe partout dans le monde.

Mais quand le collectif a commencé à être connu, cette vie virtuelle a commencé à devenir épuisante. Entre les messages que nous recevions en permanence, les contenus militants produits sur mon compte personnel et les interactions avec celles et ceux qui me suivaient, tout ça est devenu une charge de travail immense.

Parce que c’est un travail, même s’il n’est pas rémunéré. On prend le temps d’ expliquer les choses, on essaie de publier des contenus justes et pertinents, on subit les réactions violentes des gens. Parfois des menaces.

Heureusement, il existe aussi des vagues de soutien, parfois de personnes qu’on ne connait même pas, en privé ou en public.

C’est toute l’ambiguïté des réseaux sociaux. Ils sont dangereux, mais ils nous ont permis de gagner des combats, de libérer notre parole, de nous sentir légitime. Ils peuvent isoler, en s’attaquant à une seule personne, ou rassembler par milliers.

 

Josiane Jouet, dont les travaux portent notamment sur le féminisme en ligne, pointe du doigt la fatigue créée par la pratique du militantisme sur les réseaux sociaux.

« La production éditoriale des militantes féministes est énorme : elles postent, réagissent, créent des messages originaux. Mais alors qu’il existe des coupures nettes entre le temps de travail et la vie privée, la frontière entre temps libre et temps militant est plus floue. Le sentiment d’urgence lié à la gravité de la situation donne aux militantes le sentiment qu’il ne peut pas y avoir de temps de relâche. »

Par ailleurs, ces productions sur les réseaux sociaux exposent leurs créatrices au harcèlement. Cela peut créer un grand sentiment de solitude : on est seule pour encaisser le cyber sexisme, les vagues de harcèlement. Dans le même temps, les flux de contenus féministes sont alimentés en permanence par des messages forts, mais difficiles qui peuvent envahir la personne qui les lit.

Enfin, l’experte rappelle le caractère addictif des écrans : l’appel des réseaux sociaux associé aux contenus qu’on y consomme peuvent vite devenir une spirale difficilement contrôlable.

Après mon burn-out, j’ai changé mon militantisme

Cet activisme trop intense m’a en partie conduite plus de trois semaines en clinique psychiatrique pour dépression et burn-out.

Il m’a fallu plusieurs mois après pour pouvoir me sentir bien à nouveau.

Quelques temps après ma sortie de clinique, j’ai repris les activités avec le collectif. Mais cette fois-ci, j’ai une approche différente du militantisme. Je n’essaie plus d’être sur tous les fronts, je ne lis pas la presse tous les jours, et j’ai délégué toute l’organisation du collectif, qui tourne très bien sans moi. Si un jour, mes camarades du collectif ressentent ce que j’ai ressenti, je serai là.

En pleine reconversion professionnelle, je souhaite travailler dans le social, toujours pour lutter contre les violences faites aux femmes mais cette fois-ci d’une manière différente de celle du militantisme qui m’a épuisée l’année dernière.

Mais quoi qu’il arrive, je vais continuer à me lever, et vous continuerez à nous entendre. Nous sommes légitimes, nous avons des choses à dire, et vous devrez les écouter. Je vous invite, toutes et tous, à vous lever avec nous : les féministes ne peuvent pas porter seules les convictions que nous partageons. Nous avons besoin de vous.

 

« Le militantisme est une pratique qui se vit avec intensité« , souligne Josiane Jouet. Il peut être difficile, pour certaines personnes, de ne pas s’investir pleinement. Pourtant, selon l’experte, apprendre à mettre de la distance entre soi et le militantisme peut-être une solution pour éviter le burn-out. « À trop lutter contre un système dont on défend les victimes, on peut en devenir victime soi-même« .

La culpabilité joue un rôle très important dans les burn-out militants féministes.

« Les femmes sont socialement éduquées à se sentir plus coupables que les hommes. Quand on cesse de suivre l’actualité, qu’on prend du temps pour soi, on a tendance à culpabiliser, et se débarrasser de ce sentiment est très difficile. Il faut réaliser que quand on fait une pause et qu’on décroche, on ne rate pas grand-chose. »

Elle rappelle par ailleurs que la veille sur les réseaux sociaux peut nous envahir, et nous empêcher de hiérarchiser les informations.  Il est nécessaire de garder en tête que tout n’est pas indispensable, et qu’il est important de garder une forme de recul, pour ne pas en arriver à des formes d’épuisement qui nous empêchent de lutter.

L’experte met en avant la manière dont le collectif Georgette Sand s’organise. Pour éviter l’épuisement, les militantes y travaillent par projet : seules deux ou trois personnes sont en charge d’une cause ou d’un projet, pendant que les autres se reposent. La production est soutenue grâce à un système de roulement, qui permet à chacune de se préserver et d’avoir son équilibre, tout en renforçant la confiance et le collectif. 

C’est, selon elle, le meilleur moyen d’éviter le burn-out militant : miser sur une organisation collective et le soutien qui en découle.

« Le collectif est un soutien très important dans la pratique militante. Il permet de reprendre des forces et de ne pas se sentir isolée ou épuisée. Pour éviter le burn-out, c’est de ça dont on a besoin avant tout. » 

À lire aussi : Le jour où l’actualité a craché au visage de mon féminisme

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Les Commentaires

4
Avatar de Mijou
5 février 2021 à 13h02
Mijou
Article très intéressant et déculpabilisant !
Pendant mes années de chomage entrecoupées de petits contrats, je me suis pas mal investie dans une asso de protection animale. J'ai passé des journées entières et une partie de la nuit à bosser sur des textes de loi à présenter au ministère de l'écologie, pour préparer des groupes de travail, à faire des recherches et rédiger des articles d'information et de debunk de la propagande des zoos, j'ai fait également un reportage photo dans un de ces endroits pour témoigner de la maltraitance sur les animaux (ce qui est émotionnellement très pénible), etc... J'ai aussi plusieurs fois aidée la présidente de l'asso, une personne adorable et motivée, pas du tout à l'aise avec l'informatique, à trier son ordi, à lui mettre en page des courriers, etc... Je me suis rendue chez elle, elle est venue chez moi, etc... (plusieurs centaines de kms nous séparent).

Sauf que quand j'ai repris le boulot et que ma vie perso s'est étoffée, je me suis rendue compte petit à petit que je ne pouvais plus : plus l'énergie le soir en rentrant du boulot de me remettre devant l'ordi,moins de temps à consacrer, envie et besoin de garder du temps pour prendre soin de moi et de mon couple etc... J'ai longtemps culpabilisé (et ça m'arrive encore) en disant non à certaines tâches qu'on voulait me confier, ou quand je n'arrivais pas à dire non, à esquiver ou donner des délais trop longs...
J'ai fini par être franche avec les membres du bureau, pourtant tous et toutes des personnes adorables, et à leur dire que j'étais désolée mais que je ne pouvais tout simplement plus. La dernière étape a été de mettre en sourdine la conversation messenger partagée. Ca m'a apporté un vrai soulagement, même si ça a été très dur de ne pas trop se sentir coupable.

Je m'en veux d'ailleurs souvent encore mais je ne peux plus, tout simplement. D'autant que je suis incapable de faire les choses à moitié et que quand je m'engage à faire quelque chose je suis ultra perfectionniste.
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