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Que sont les « bullshit jobs », ces boulots aliénants de plus en plus décriés ?

En 2013, David Graeber signait une diatribe tirant à boulets rouges sur ce qu’il appelle les « bullshit jobs », ces métiers dont la société se passerait bien mais que l’économie a inventé pour « nous faire travailler, encore et toujours ».

— Article initialement publié le 6 septembre 2013

Dans un essai publié dans le magazine britannique de gauche radicale Strike!, David Graeber, anthropologue et figure de proue du mouvement Occupy Wall Street s’en prend à ce qu’il appelle les « bullshit jobs » — comprendre : les « jobs à la con ».

Strike_3_SPREADSforWEB6Paru le 17 août dernier, le pamphlet de l’anthropologue américain n’a pas tardé à être commenté à tout va. Serions-nous entrés dans une ère de bureaucratisation extrême de l’économie, à l’origine d’une effarante multiplication d’emplois inutiles ?

Selon David Graeber, une vaste majorité de travailleurs de bureau sont, à notre époque, aliénés en étant soumis à des tâches « inutiles et vides de sens » tandis qu’ils ont pleinement conscience de ne produire qu’un apport « superficiel pour la société ».

Citant Keynes, qui prédisait en 1930 que les avancées technologiques permettraient, d’ici la fin du XXe siècle, de réduire le temps de travail hebdomadaire à 15 heures par semaine, David Graeber souligne l’ironie de notre système économique.

Alors que la robotisation du travail a effectivement eu lieu dans de nombreux secteurs, « la technologie a été manipulée pour trouver des moyens de nous faire travailler plus ».

« Pour y arriver, des emplois ont dû être créés et qui sont par définition, inutiles », explique-t-il, donnant en exemple « le gonflement, non seulement des industries de service, mais aussi du secteur administratif, jusqu’à la création de nouvelles industries comme les services financiers, le télémarketing, ou la croissance sans précédent de secteurs comme le droit des affaires, les administrations, ressources humaines ou encore relations publiques ». « C’est comme si quelqu’un inventait tout un tas d’emplois inutiles pour continuer à nous faire travailler », s’étonne David Graeber.

Des métiers dont la société se passerait sans problème

Sans mentionner explicitement des exemples de « bullshit jobs », David Graber propose une méthodologie à la discrétion de chacun pour apprécier l'(in)utilité d’un métier. Il suffit, selon l’anthropologue, d’imaginer ce que serait le monde sans telle ou telle profession.

« Dites ce que vous voulez à propos des infirmières, éboueurs ou mécaniciens, mais si ils venaient à disparaître dans un nuage de fumée, les conséquences seraient immédiates et catastrophiques. Un monde sans profs ou dockers serait également bien vite en difficulté, et même un monde sans auteur de science-fiction ou musicien de ska serait clairement un monde moins intéressant.

En revanche, il n’est pas sûr que le monde souffrirait de la disparition des directeurs généraux d’entreprises, lobbyistes, chercheurs en relation presse, télémarketeurs, huissiers de justice ou consultants légaux. Beaucoup soupçonnent même que la vie s’améliorerait grandement. »

Les métiers inutiles seraient donc ceux qui s’appuient sur la démultiplication des tâches et les spécialités issues de la bureaucratisation de l’économie. En réponse à notre appel à témoins Pensez-vous exercer un métier inutile — et si oui, pourquoi ?, Chloé [prénom changé], 31 ans, a reconnu se sentir « complètement interchangeable » dans la société :

« Mon métier consiste à intervenir auprès de la presse pour convaincre les rédactions de parler de tel ou tel objet dans leurs pages. Clairement, il s’agit de savoir être insistant sans être trop lourd, sympathique et flatteur, tout en cherchant à nouer des relations de solidarité sur le temps long et à vendre une bonne publicité des produits en question.

Très honnêtement, j’ai surtout l’impression de passer la journée à jouer les faux-culs et à garder une voix chantante malgré la fatigue. »

Et Chloé de reconnaître que si promouvoir une marchandise a toujours fait partie du fonctionnement même de l’économie de marché (« pour que l’offre et la demande se rencontrent, il faut bien que l’offre se fasse connaître »),  le caractère absurde des tâches qui lui sont confiées l’attriste souvent :

« Je ne suis pas simplement payée à parler des produits de la boîte. Je suis payée à tenter d’avoir nos « targets » – comprendre les journalistes – à l’usure. Il y a des jours où je m’en veux un peu de passer mes journées à une activité aussi stérile et abrutissante… D’autres où je me rassure en me disant que mon métier n’est qu’un gagne-pain, et qu’il m’appartient donc de me réaliser ailleurs qu’au bureau. »

À lire aussi : L’autonomie, le secret du bonheur au travail ?

David Graeber fait par ailleurs remarquer que dans le monde occidental, si les métiers dits productifs ont été automatisés, les emplois tels que « managers, vendeurs, employés de l’industrie de service » sont, eux, passés de 1/4 à 3/4 des employés totaux.

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« Employer un grand nombre de personnes à ne rien faire »

Selon l’auteur du pamphlet, il est paradoxal que le néolibéralisme soit arrivé au même point que les régimes soviétiques de la deuxième moitié du XXème siècle, en ce sens que de nombreuses personnes seraient employées à ne rien faire.

Dans les bureaux, nombreux seraient les salariés des secteurs du service, de l’administratif ou encore des relations publiques, à accomplir les tâches qu’on leur confie en 15 heures (le temps prédit par Keynes), et perdre le reste des 40 / 50 heures travaillées à « organiser ou aller à des séminaires de motivation, mettre à jour leur profil Facebook ou télécharger des séries TV ».

« Il est clair que je n’ai pas l’impression d’être utile à la société », nous explique Matthieu [prénom changé], 31 ans, employé à « amorcer des discussions avec les utilisateurs de Twitter qui citent [la marque pour laquelle il travaille] » :

« Je pense qu’il est important, pour arriver à te donner à fond dans ton job, de comprendre pourquoi tu le fais et de valider, avec tes valeurs et ta conscience, ce fameux pourquoi. Ce n’est pas vraiment mon cas…

À partir de là, chaque minute que j’arrive à voler à mon employeur — en étant au bureau et en faisant des choses qui n’ont rien à voir avec ce qu’on m’a demandé — me semble être une victoire.

Donc oui, j’en arrive à être fier de moi quand je bâcle mon boulot en 3h et passe le reste de l’après-midi à lire des reviews de films ou à me renseigner sur des expos que je pourrais faire le week-end d’après. »

Pantois devant les tâches répétitives et hermétiques qu’on leur assigne, les salarié•e•s des nouveaux métiers de la communication, du marketing et du digital se retrouveraient donc dans la posture ingrate de maillons interchangeables appartenant à une plus grande chaîne qui s’allonge indéfiniment jusqu’à perdre tout sens.

Celle d’une vertigineuse économie capable d’inventer tous les jours de nouveaux ouvriers dévolus à des missions démultipliées.

La nature « progressivement complexifiée » de l’économie mondiale

En Grande-Bretagne, le texte de David Graeber n’a pas été accueilli partout avec approbation. En réaction au pamphlet, l’hebdomadaire libéral The Economist s’est fendu d’une note de blog, dans lequel sont défendus les emplois administratifs et managériaux, en la faveur d’une économie mondiale « progressivement complexifiée » :

« Les biens qui sont produits sont plus complexes, la chaîne de fabrication utilisée pour les produire est plus complexe, le système qui consiste à les marketer, les vendre et les distribuer est plus complexe, les moyens de financement de tout ce système sont plus complexes, et ainsi de suite. Cette complexité est ce qui fait notre richesse. Mais c’est extrêmement complexe à manager. »

Mathilde, 25 ans, qui travaille dans le marketing viral, rejoint ce constat.

« Le texte de Graeber est trop moralisateur et enchanteur. Il part du principe qu’un job ne peut pas être bureaucratique ou post-administratif. Mais tous les métiers n’ont pas le plaisir de « servir directement à quelque chose ».

Le mien par exemple est très difficile à définir, et souvent, parce qu’il implique d’expliquer ce que sont les réseaux sociaux, le marketing à 360 degrés et un open-space, mon job est jugé « inutile » par mes aïeuls.

Même si je ne suis qu’un maillon d’une grande chaîne économique qui me dépasse, je trouve mon métier utile — pas forcément pour la société en elle-même, mais pour les ambitions économiques de ma boîte, et donc pour le libéralisme, et en fin de chaîne, pour le fonctionnement économique de notre monde moderne ».

La jeune femme reconnaît par ailleurs être « clairement en faveur de l’économie de marché ».

Mais reconnaître l’existence de cette économie de marché suppose-t-il défendre la multiplication de ces métiers bureaucratiques ?

Selon la politologue Béatrice Hibou, directrice de recherche au CNRS et auteur de La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, citée par Slate.fr, l’émergence des « jobs à la con » « va de pair avec les modes de vie anxiogènes, ultracontrôlés et aseptisés, adoptés par le monde occidental » :

 « Contrairement à une vision un peu critique de gauche qui dit que c’est de la faute du grand capital, en fait, nous sommes tous bureaucrates. Parce qu’au nom de la sécurité, du principe de précaution, de la facilité de la vie, on promeut cette extension de l’usage de la norme. »

Il n’y a pas que le travail qui compte

« Dans mon agence de relations presse en ligne, ça nous arrive parfois de nous marrer sur le côté superficiel de certaines de nos journées : réunion sur la stratégie à adopter sur notre page Facebook, séminaire sur nos méthodes de relance au téléphone pour garder l’interlocuteur en ligne, point général sur les cadeaux à offrir quand on organise des pots avec nos clients…

Mais le reste du temps, être salarié dans le secteur tertiaire, aller à des événements dans le milieu, toujours être ultra-connecté… ça monte aussi à la tête et on finit par se croire un petit peu important quand même.

En fait, ça permet surtout d’oublier qu’au fond, si demain notre agence fermait, le monde continuerait à tourner », reconnaît Julien, rigolard.

Et le jeune salarié de conclure :

« Mon père m’a toujours dit « Faut jamais compter seulement sur son métier pour être fier de soi dans la vie ». J’aime bien cette façon de raisonner. C’est finalement ce qui me force à essayer de faire plein de choses pendant mon temps libre. »

De quoi donner du grain à moudre au débat sur l’équilibre entre bonheur et travail au sein de notre société moderne… et relancer la réflexion sur le revenu de base.

À lire aussi : J’ai décidé de ne pas travailler – Témoignage


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Les Commentaires

21
Avatar de littlerudy
12 janvier 2017 à 17h01
littlerudy
D'accord avec la vision de Graeber.

On marche à l'envers. Entre le commercial qui t'appauvrit pour des trucs inutiles et gagne un max de thunes et l'infirmier qui a des conditions de travail merdique et qui gagne 3 francs 6 sous... pourtant on continue de faire les autruches (faible mobilisation citoyenne, etc) pour ces derniers (et bien d'autres) alors qu'ils sont essentiels aux autres.
Il n'y a qu'à voir les suppressions de postes et le manque de budget des structures.
Clairement il y a un problème
Déjà il faudrait agir sur ça, revaloriser les métiers essentiels et les considérer à leur juste valeur (les salaires notamment!).

Je pense également au fait que nous sommes dans une société prônant les valeurs du "travailleur efficace et productif" (un chouïa esclave selon les professions), capitaliste, consumériste et donc, individualiste.

C'est en cela que mettre en place le revenu de base sera difficile... Celui qui ne bosse pas est considéré comme un feignant, un oisif qui vit sur le dos des autres. Comme si l'alternative "ne bosse pas mais est utile aux autre" (par le bénévolat, ou en étant utile à soi même...) n'avait aucune valeur.
Comme si le fait que cela n'a pas de valeur pécuniaire signifiait donc pas de valeur du tout.
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