Aujourd’hui, muée par une curiosité sans peur et sans reproches, j’ai traîné mes savates jusqu’à un petit village qui, en temps normal, n’attire pas autre chose que quelques vaches et de rares randonneurs : Bugarach, bourgade perdue au fin fond des Corbières imprenables, où vivent quelque deux-cents âmes dans la paix et la bonne humeur. Mais selon les mayas, Nostradamus, Jean-Pierre Pernaut ainsi que ma voisine de pallier, c’est en ce hameau déserté par la civilisation et la 3G que l’humanité sera sauvée.
Ce matin, au Carrefour Market de Saint-Paul du Fenouillet, village avoisinant, les conversations tournent toutes autour de l’imminence de la fin du monde. Entre deux rouleaux de papier toilettes et un jambon de pays, Marceline, habitante de la région depuis un demi-siècle, peste :
« Depuis trente ans, je passe noel avec ma fille et mes petits enfants à la maison. Mais à cause de ces illuminés, ils n’ont pas pu venir : le périmètre est entièrement bouclé, et pour qu’ils puissent venir, la préfecture a demandé de fournir des actes de naissance. Tout ça à cause de ces crétins de millénaristes ! »
Au café-presse du village, l’ambiance est à l’effervescence. Une octogénaire qui vient d’acheter son bingo quotidien marmonne :
« C’est comme pendant la guerre. Il faut montrer quinze documents pour aller chez soi, c’est pas une vie ! D’autant plus qu’il n’y a presque pas d’illuminés, à part deux ou trois fadas qui veulent se suicider. On voit surtout beaucoup de poulets et de journalistes, c’est vraiment beaucoup de foin pour pas grand chose ».
En effet, le dispositif déployé pour sécuriser ce qui s’annonce comme étant le dernier jour de l’humanité est impressionnant. Une centaine de gendarmes a été déployée pour l’occasion, et des hélicoptères tournent en rond autour du Pic pour débusquer d’éventuels suicides collectifs. A cet arsenal, il faut ajouter des patrouilles de motos, et des gardes républicains qui sillonnent les rues de Bugarach à cheval. Pour parvenir jusqu’au seul-village-épargné-par-la-fin-du-monde-alors-qu’on-va-tous-mourir-dans-d’abominables-souffrances, il faut donc être Bugarachois, journaliste ou… Gendarme.
J’espère que la fin du monde n’est pas pour aujourd’hui, ça me ferait mal au coeur de trépasser dans un pull aussi moche.
J’arrive sur les lieux aux alentours de midi, le sourire aux lèvres et la fleur au fusil. Mais le destin, ce sale gueux, a dressé sur ma route trois escadrons de gendarmerie : malgré une tentative de corruption dans les règles de l’art, rien y fait : aucun étranger ou journaliste non-acrédité ne survivra à la fin du monde.
Après de longs pourparlers et maintes accrobaties pour tenter de capter un réseau aléatoire, j’obtiens enfin le Saint Grâal : une accréditation préfectorale qui m’ouvre les portes des trois barrages policiers successifs. Après vingt minutes d’une route sinueuse, me voilà arrivée : dans un champ reconverti en parking, des dizaines de camions siglés au nom de grands médias s’enfoncent dans une boue fraîche, espérant dégotter un scoop digne de l’existence du cerveau de Mickael Vendetta.
Très vite, l’évidence saute aux yeux : point d’illuminés ou de perturbations cosmiques à Bugarach. L’endroit n’est peuplé que de journalistes blasés qui, mains dans les poches et clope au bec, tuent le temps en se demandant de quelle manière ils pourront meubler leurs reportages respectifs. Une petite dizaine de personnes seulement ont pris soin de se déguiser pour la fin du monde, et se font mitrailler à tour de bras : avec la buvette de Bugarach, ils font à eux seuls tout l’intérêt du lieu.
En allant à Bugarach, j’ai rencontré la mooooort
Au détour d’une ruelle hérissée de micros et de caméras, j’ai le plaisir de croiser Elise Costa, qui m’emmène jusqu’au plus haut lieu de la culture Bugarachoise :
la maison de la nature et de la randonnée, pour l’occasion muée en buvette. Là bas, des journalistes de toutes nations viennent retrouver avec bonheur une connexion internet digne de ce nom : en effet, il y a à peu près autant de réseau dans les corbières que de cheveux sur la tête de notre bien-aimé rédac-chef. (bisous Fab. C’est beau les chauves).
Quitte à vivre la fin du monde, autant avoir quelques grammes dans le sang (avec modération, bien évidemment)
Après quelques heures passées à contempler le Pic de Bugarach en buvant de la bière fraîche, je quitte les lieux, jurant, mais un peu tard, que l’on ne m’y reprendra plus. Et si la fin du monde est effectivement au programme de la soirée ? Nous manquerons tous un épisode de Qui veut épouser mon fils ? et la Terre sera entièrement repeuplée par des flics et des journalistes. Ambiance. Toutefois, si vous pleurez des larmes de sang pour n’avoir pu aller à Bugarach aujourd’hui, n’ayez point de regrets : la seule activité paranormale que l’on a pu y constater était la présence d’une « secte » étrange, dont les adeptes, tous vétus de bleu, képi au crâne et matraque au poing, attendaient paisiblement l’apocalypse.
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Les Commentaires
Honnêtement, le pull, je le trouve super