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Désigner un bon bouc émissaire ou comment devenir électeur d’extrême-droite ?

Qu’on se le dise : l’enfer c’est les autres, surtout quand ils décident de faire de votre vie un enfer. Comment les groupes décident-ils de désigner un bouc émissaire ? Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Comment adhère-t-on à ce genre de pratiques ?

Au temps zéro, nous avons donc des individus. Au temps un, les individus vont se rassembler en groupes sociaux (selon tout un tas de dynamiques). Et éventuellement au temps deux, l’ensemble du groupe désigne un bouc émissaire (qui peut tout aussi bien être une personne, un autre groupe, une institution…) comme cause de tous les maux de la Terre et à foutre dehors fissa pour se préserver d’un risque potentiel. Évidemment, le groupe justifie son rejet par tout un tas de raisons farfelues (« ils volent le travail des français ! », « grands dieux, les musulmans vont mettre la France à feu et à sang !», vous voyez de qui je cause ?).

Quoi qu’il en soit, retour sur des pistes de réflexion made in psychologie sociale.

La théorie de la frustration-agression

Élaborée par Dollard, la première esquisse de théorie du bouc émissaire a largement été revisitée et s’est peu à peu scindée en deux versions : la théorie des conflits internes et la théorie des évènements externes.

Le schmilblik suit le schéma suivant :

Frustration ==> agression

Face à l’impossibilité d’atteindre ses objectifs, l’individu développe une tendance à l’agression envers la source de sa frustration. Dans l’esprit, l’agression rétablira l’équilibre.

Exemple : dans un monde imaginaire apocalyptique, un Président est en difficulté. Le pays est comme qui dirait dans une mauvaise passe économique, sociale et morale; ça fout en rogne le chef de parti.

Agression envers la source vs. agression déplacée

S’il n’a pas la possibilité d’agir sur la source de frustration (parce que la source est l’individu lui-même, parce que la source est trop puissante ou qu’elle représente une autorité susceptible de sévir…), l’individu déplace alors son agressivité sur une cible plus faible aka « bouc émissaire ».

– Exemple : Il faut bien trouver un responsable plausible à tous ces maux, bien trop compliqués à régler d’un coup d’un seul. Un responsable qui serait en minorité et qui serait plus facilement vulnérable. Hum, laissez-moi réfléchir… Les étrangers ! Mais ouais, une petite astuce vieille comme le monde : blâmons donc ceux qui ne nous ressemblent pas et qui ont des pratiques différentes des nôtres.

Le phénomène aboutit généralement à la discrimination envers des groupes minoritaires. Ce qui pourrait essentiellement signifier : sur la simple base d’une appartenance fantasmée à un groupe, on va s’en prendre plein la poire.

– Exemple : tout le monde ne peut pas être auvergnat, point.

Justification de l’agression

Puisqu’il faut bien avoir raison de faire ce que l’on fait, l’individu va justifier ses actes en attribuant à la cible des traits négatifs ou indésirables suivant un processus de projection.

Si la projection est directe, l’individu attribue à sa cible un trait négatif que lui-même possède mais qu’il refuse de reconnaître (et là, « c’est c’ui qui l’dit qui l’est » prend tout son sens).

Si la projection est complémentaire, l’individu va chercher une série d’explications à son propre comportement agressif auquel cas les stéréotypes défavorables attribués à la cible seront des rationalisations inconscientes des agressions. En gros : si je n’aime pas les étrangers, c’est qu’ils ont forcément des traits qui créent ce dégoût.

– Exemple : en plus de piquer le travail d’honnêtes citoyens porteurs de papiers (y a pas à tortiller, les responsables des 25% de chômage chez les jeunes, c’est eux, pareil pour les seniors), vous n’avez pas remarqué qu’ils imposent leur religion à tout le monde ? Ah non, ça, ils sont vraiment envahissants, hein.

Ça, c’était pour l’approche d’inspiration analytique du phénomène.

Bémol : fortement critiquée par les chercheurs de l’époque, la théorie a été abandonnée vers la fin des années soixante. En effet, aucun élément théorique ne permet ni de prédire le choix de telle ou telle minorité comme bouc émissaire, ni d’expliquer le consensus groupal quant à ce choix. Par ailleurs, la théorie mettrait en avant une sorte de processus violent spontané, ce qui n’a pas forcément été le cas lorsque l’on se penche sur l’Histoire (l’Holocauste a été conçu, mis en place et régulé… complètement l’inverse de spontané).

Le modèle idéologique du bouc émissaire

En 2002, Glick propose un modèle alternatif où le lien entre frustration et agression ne sera plus direct mais dépendra d’une idéologie sous-jacente.

Dépression sociale/économique/morale…

Comme dans le modèle précédent, le groupe vit une situation de dépression sociale, économique ou morale et cherche dans son environnement des responsables/causes potentiel(le)s de cette dépression, ainsi que des éléments éventuels de solution.

– Exemple : un individu évolue dans un monde apocalyptique imaginaire où le chômage explose, les retraites reculent, le prix des pâtes augmente, comme celui de la farine, comme celui du café, comme celui du gaz… Enfin tu vois. Cet individu, électeur potentiel (pas con, mais enfin quand même… cf débat forum), est un peu paumé dans cette situation imaginaire apocalyptique et ne sait plus à quel saint se vouer.

Une idéologie du bouc émissaire

Ô joie, l’individu rencontre une idéologie qui identifie des causes aux problèmes et propose une solution. En cas d’idéologie du bouc émissaire, la solution offerte sera l’hostilité envers un groupe.

– Exemple : puisque le Président en place ne peut visiblement rien faire, l’individu-électeur-potentiel-pas-trop-con-mais-quand-même-on-peut-se-poser-la-question croise la route d’un parti politique extrême tirant vers la droite et se persuade que l’idéologie véhiculée par le parti (et qui plus est légitimée par le Président) est la bonne : c’est sûr, tout ça, c’est la faute des immigrés !

Des boucs émissaires menaçants

La différence majeure du modèle est qu’ici, le groupe choisi comme bouc émissaire est perçu comme dangereux, puissant… En tout cas, assez pour être à l’origine des difficultés. Ainsi, les stéréotypes existants dans la société permettront d’indiquer quelle minorité pourrait le mieux correspondre à cette image d’ennemi terrifiant qu’il faudrait éradiquer.

– Exemple : notre individu-électeur-potentiel est devenu un militant convaincu… Les immigrés sont là, ils grignotent le terrain, ils menacent la (pseudo) laïcité de la France, ils volent le travail, ils volent tout court… On sait jamais, ils pourraient aussi prendre les femmes et tuer les enfants, tiens !

S’il a le mérite d’aborder de nouvelles pistes de réflexion, le modèle de Glick reste toutefois théorique et n’a pas encore pu être envisagé de façon empirique, « pratique ».

Que peut-on tirer de tout ça ?

Probablement qu’il est plus pratique de désigner un coupable qui perturbe l’équilibre groupal, ça permet de ne pas soulever les bonnes questions et de maintenir les individus dans leur passivité. Qu’il est sans doute plus rassurant de se dire que celui-là est la cause de tous nos soucis, plutôt que de remettre en cause un fonctionnement sclérosé. Et que tout ça, ça vaut autant pour le groupe de pré-ados qui va décider d’en foutre plein la tronche à l’un des leurs que pour les Français qui ne peuvent supporter que des personnes immigrées respirent le même air qu’eux.

* Je n’ai pas inséré d’expression ringarde dans cet article, et je crois que ça manque. Auquel cas : comme on fait son lit, on se couche !

Pour aller plus loin

– Suite à la question finale, une étude de psycho sociale sur les extrêmes : les extrémistes sont plus disposés à partager leurs opinions

– Et un article de rue89 relayé dans le forum : 4 infiltrés racontent à quoi rêvent les fachos sur Facebook


Les Commentaires

6
Avatar de Denis
18 avril 2011 à 20h04
Denis
J'ai capitulé pour l'une des premières fois concernant ce sujet, aujourd'hui. Je commence à être lassée de répéter les mêmes choses quatre, cinq, six fois par semaine, d'exposer mes arguments à des personnes qui osent me dire que "je ne suis pas raciste, mais ils sont quand même partout". Je l'avais déjà écrit il y a quelques mois, je suis révoltée par la montée de l'extrême droite, et tout ce qui va avec. Mais je dois dire que depuis quelques jours, ma rage laisse place à une très grande lassitude. Je suis lassée que l'on stigmatise, comme l'explique si bien cet article, lassée de voir qu'une énorme majorité des partisans de l'extrême-droite ne connaisse absolument rien du programme hormis ce qui concerne l'immigration, que l'on vienne me dire que "on est France, quand même" alors que les personnes qu'ils dénigrent sont tout aussi français qu'eux. Voilà, je suis lassée de toute ces conneries.

Haut les coeurs ! Capitulation interdite ! :small:
C'est vrai qu'en ce moment on a souvent l'impression d'être submergé. La parole des frontistes et de ses sympathisants est libérée de toute fausse honte et abondante comme jamais. La faute à la crise, à l'internet, à Sarkozy et à Guéant, à Zemmour et à Ménard bref, à plein de trucs.
C'est pas une raison pour baisser les bras ! :small:

Merci à Justine en tout cas pour son excellent papier qui nous donne de nouveaux arguments sur le sujet majeur du bouc émissaire si cher à la maison Le Pen.
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