— Publié le 13 septembre 2013
Lorsque Jasmine quitte sa vie luxueuse new-yorkaise, loin de son escroc de mari (Alec Baldwin), et débarque à San Francisco dans le salon modeste de Ginger, sa sœur caissière (Sally Hawkins), sur le point de se marier, c’est les poches vides et les neurones fragiles. C’est Blue Jasmine.
Blue Jasmine : entre Un tramway nommé désir et Le Rêve de Cassandre
L’intrigue de Blue Jasmine rappelle immédiatement la pièce Un tramway nommé désir de Tennessee Williams qui narre une chute sociale et une ruine financière. Dans la filmographie d’Allen, les deux sœurs de Blue Jasmine font plutôt écho aux frères du Rêve de Cassandre ; ce sont des personnages qui s’inscrivent simultanément au cœur d’un monde moderne (la crise économique ou encore la lutte des classes) et au centre d’un héritage culturel plus large.
Il y avait du Dostoïevski et une haute influence des romans russes dans Le Rêve de Cassandre, il y a une présence certaine du théâtre américain classique ici. Dans les deux, on trouve le même American Dream malmené, mourant, source d’aliénation. Un arrière-fond social, presque politique, qui observe des quêtes monétaires, faites au détriment de l’humain et des valeurs. Et, puisque l’on est chez Allen, les tragédies prennent des allures comiques et des accents cyniques délectables.
Blue Jasmine : Cate Blanchett au sommet de son art
Comme Annie Hall n’aurait pas existé sans Diane Keaton, ou Hannah sans Mia Farrow, Jasmine French ne serait rien sans son interprète Cate Blanchett. Même si les derniers crus de Woody Allen ont su amuser l’oeil (son tour d’Europe) et gâter l’esprit (Match Point et Whatever Works notamment étaient brillamment écrits), il leur manquait ce petit quelque chose de supérieur qui a fait ses chefs-d’oeuvre : l’aura prodigieuse d’une actrice, propre aux grandes (et tragiques) héroïnes alleniennes.
S’il réussit à renouer avec son grand cinéma d’antan donc, c’est avant tout grâce à Blanchett qui incarne une Blanche DuBois contemporaine en usant habilement des paradoxes : elle est odieuse mais attachante, le ton est hystérique mais le jeu plein de justesse.
Sa Jasmine French rappelle les névroses « féminines », inhérentes aux personnages de Woody Allen, mais aussi les basculements dans la folie propres au dramaturge Williams, dont les pièces exposent des femmes-enfants mentalement instables. Allen nous parle d’argent et de crise certes, mais s’attache surtout à dépeindre la condition de la femme aujourd’hui.
Blue Jasmine : « Une domination masculine similaire à celle exercée dans les années cinquante »
C’est ainsi qu’en mode comédie (le film est vraiment très, très drôle), le cinéaste pose sur la table d’amers constats, et ce avec le regard impitoyablement lucide qu’on lui connaît. Tant que la femme du 21ème siècle acceptera de dépendre (que ce soit affectivement ou financièrement) d’un homme, elle subira un même patriarcat, et une domination masculine similaire à celle exercée dans les années cinquante.
Le vrai drame de Blue Jasmine n’est pas tant la perte de sa fortune, sacs Hermès et manteaux de fourrures compris, que sa dépendance totale à un homme. En arrêtant l’université et les études, elle n’a pas pu (su ?) gagner son indépendance financière. Elle ne sait même pas se servir d’un ordinateur. Sa réussite n’était qu’un masque fragile, une demi-vérité.
D’ailleurs, elle ne s’appelle pas vraiment Jasmine, mais Jeanette ! Des ajustements du réel que Woody Allen vient par ailleurs ironiquement souligner au gré de flashbacks fluides et ludiques qui offrent du rythme au propos.
Blue Jasmine : l’attention masculine, comme une drogue
Cette dépendance, c’est aussi, dans un autre genre, le drame de sa sœur. Bien que cette dernière ne soit pas suffisamment éduquée pour espérer quoi que ce soit d’autre qu’un morne avenir de caissière, c’est autrement que se dessine sa faiblesse : par son obsession de plaire, devenue presque une dépendance.
On ne sait pas exactement si elle reste avec ses losers par amour, ou par la triste nécessité d’une attention masculine. En témoigne son infidélité, bien vite balayée dès lors qu’elle ne peut plus garder près d’elle l’objet du désir. En témoigne aussi l’importance qu’elle accorde à l’avis de Jasmine, lorsqu’il s’agit de choisir un homme qui la mettrait (socialement) en valeur.
Coucou Louis C.K. !
Blue Jasmine : diktats et asservissement
Jasmine et sa sœur se croient diamétralement opposées, mais elles ne le sont pas tant que cela, dit Allen. En effet, toutes deux sont prises dans les filets d’un consumérisme très 2013. Les sacs de créateurs comme les hommes permettent (tragiquement) aux femmes de s’offrir de la valeur.
À la fin, et malgré l’apparence tout sourire et jazzy du film, Allen pointe du doigt rien de plus que l’asservissement des femmes modernes, tout autant victimes — des diktats masculins et sociaux — que l’étaient les protagonistes féminins de Williams en leur temps.
La faute à une société qui ne valorise plus que le luxe et l’apparence ; tant que les héroïnes du film ne se donneront pas les armes (éducation et confiance en soi) pour exister par elles-mêmes, elles ne trouveront jamais la possibilité de bâtir le futur qu’elles désirent. Ginger le comprend, choisit de s’affranchir de l’opinion de sa soeur, et trace sa route vers le bonheur. Jasmine, quant à elle, le refuse et se condamne à la folie. Est-ce que tout cela fait du dernier Woody Allen un film féministe ? Je crois que la réponse est oui.
— Blue Jasmine sort en France le 25 septembre 2013 !
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Les Commentaires
Du coup cet article est pas trop mal, ça me donnerais presque envie d'y aller mais vu que je sais que j'aime pas Woody Allen.. Je risque de m'y ennuyer.