Comme à chaque fois, avec Frantz Duchazeau, je suis tombée sous le charme de son Blackface Banjo.
C’est l’histoire d’un jeune mendiant noir qui danse sur sa jambe de bois en espérant en tirer quelques piécettes. Il est engagé dans un minstrel show, à l’époque des spectacles de blackface, où des blancs se grimaient en noirs pour des sketchs parodiques et racistes. Bientôt, il se découvre un don pour le banjo, et sa vie va changer du tout au tout.
Frantz Duchazeau est aussi bon conteur qu’il est excellent dessinateur. Son trait beau et léger nous emmène avec lui dans la course folle et pleine de rebondissements qu’est la vie de Blackface Banjo. Ce qui est magique, c’est qu’à la lecture, on entend la musique s’échapper des cases, et les personnages s’animent. Ce ne sont plus de simples cases posées sur de papier, c’est toute une histoire qui prend vie sous nos yeux. Une histoire tantôt drôle, tantôt sombre, et en arrière-plan une réflexion sur la quête du succès, l’amitié, l’amour, la richesse…
Frantz Duchazeau, l’interview
Frantz Duchazeau a eu la grande gentillesse de répondre à mes questions sur sa si belle bande dessinée.
Peux-tu te présenter, et raconter un peu ton parcours ?
Ça fait 20 ans que je fais de la bande dessinée maintenant. J’habitais en Charente, et comme un grand, je suis monté à Paris. Depuis, je vis du dessin. J’ai pas mal galéré pour arriver à faire de la bande dessinée. J’ai bossé dans divers journaux, comme Spirou, Mickey… J’ai fait pas mal de communication par la bande dessinée avant d’arriver à faire des albums. Et je fais des albums depuis dix ans. Il faut être persévérant.
Comment raconterais-tu Blackface Banjo en quelques mots ?
C’est l’histoire d’un jeune vagabond qui ne sait pas quoi faire de sa vie, et qui a la chance de tomber sur la personne qu’il lui faut, comme ça arrive parfois. C’est probablement une projection de ma propre vie, c’est à dire qu’un matin tu te réveilles, et tu rencontres quelqu’un qui va t’emmener ailleurs. Mais pour le cas de Blackface, c’est une rencontre qui ne va pas forcément être totalement positive pour lui. Il est engagé dans un minstrel show, et grâce à un « élixir miracle », il va devenir un espèce de banjoïste ultra doué. Ça lui est tombé dessus, un peu comme le Saint-Esprit.
Je crois que le message que délivre l’album, c’est : qu’est ce qu’on veut faire de sa vie ? Et comment y parvenir ? Et en même temps, même si on y parvient, ça n’est pas forcément ce qu’on attendait. Je ne vois pas trop comment le résumer autrement. Mais je suis le plus mal placé pour résumer une histoire, parce que quand je fais un album, je ne sais pas trop où je vais. Je comprends ce que je fais en le faisant, et je me rends compte après de ce que j’ai voulu dire. L’histoire c’est à peu près ça : c’est un personnage qui fait une rencontre qui va changer sa vie.
Comment est née l’idée de cette bande dessinée ?
Ça s’est fait en deux étapes. Dans Lomax, mon précédent album, j’avais illustré deux chansons sous forme de gaufrier de neuf cases, comme ce qu’on trouve dans Blackface
. L’exercice m’avait bien plu, et je m’étais dit qu’il faudrait que je fasse un album entier comme ça, quasiment muet. La contrainte c’était ça : un album muet, sous forme de gaufrier, avec des séquences rapides. C’est parti de là, et en commençant à story boarder, je me suis raconté une histoire que je n’avais pas vraiment prévue. Quand j’attaque un truc, je ne sais pas du tout où ça va me mener. D’ailleurs il y a un journaliste il n’y a pas longtemps qui m’a dit « on a l’impression que tu improvises, comme on improvise dans le jazz »… Et je suis assez content de ça finalement, parce que ça part vers un truc, vers ailleurs. Ce sont sans arrêt des surprises, pour moi-même, et apparemment aussi pour le lecteur, donc ça tombe bien.
Je pars sur une idée, je ne sais pas où ça va me mener, je ne connais même pas la fin. Et je découvre ce que je fais au fur et à mesure des pages. C’est totalement improvisé, et je trouve du sens à ce que je fais en le faisant. Jamais je ne me dis « je vais raconter ça, ça va parler de ça ». Ça se passe plutôt dans l’autre sens en fait. C’est une méthode de travail un peu bizarre pour les gens. Généralement on attaque un album en sachant ce qu’on fait, ce qu’on va dire. Mais je n’arrive pas à faire ça. J’ai besoin de me dire « Bon qu’est-ce que tu veux le plus faire? Qu’est ce qui te fais le plus triper à raconter ? ». Voilà, j’ai envie de me lancer dans un récit qui me correspond dans l’imagerie, l’iconographie, et je découvre le sens de mon histoire une fois que je l’ai finie. Après je me mets au dessin et je mets au propre tout ça. C’est une façon de travailler un peu bordélique. Pourtant je ne suis pas quelqu’un de bordélique, mais c’est ma façon de travailler.
Qu’est ce qui t’a donné envie de parler de cette époque, du minstrel show, du blackface ?
C’est une imagerie qui me plaît. Dans l’iconographie de l’époque, il y a un côté rétro hyper beau qui me parle graphiquement. En plus, je suis plutôt branché vers des dessinateurs très anciens : Herriman, Milton Caniff, Walt Kelly… J’ai fait plusieurs albums sur la musique, mais ce n’était pas particulièrement l’idée ici. En fait cette histoire, comme toutes celles que j’ai faites dernièrement, j’aurais pu la transposer ailleurs. Mais finalement je me sens bien dans cet univers-là, donc j’y reste plutôt que d’aller chercher un sujet qui n’a rien à voir, qui à priori ne m’intéresse pas graphiquement.
J’aurais pu transposer Blackface à notre époque, pleine de tous ces types qui veulent être célèbres. Mais le côté contemporain, graphiquement, ne m’intéresse pas trop. Donc autant réunir tous les éléments là où on se sent à l’aise. Cette époque, le minstrel, me parlent beaucoup graphiquement, ça fonctionne comme ça. Et puis dans les minstrels il y avait ce côté débile avec les mecs qui se grimaient en noirs pour faire un spectacle idiot. Il y a ce côté clownesque, chaplinesque, qui s’intègre complètement à la bande dessinée, et qui permet de faire des vrais moments de bande dessinée dans l’album. Ce qui n’aurait pas forcément été le cas avec un autre sujet. Là on est dans le clown, et on peut jouer facilement avec le média BD.
Est-ce que tu as fait beaucoup de recherches sur cette époque ?
Non, en fait j’ai un peu baigné là-dedans depuis quelques années, et sans m’en rendre compte j’ai intégré des trucs dont je ne pensais pas du tout me servir. Et c’est ressorti facilement. Mais je fais attention à ne pas être trop dans l’historique non plus. Je ne fais pas un bouquin d’Histoire. Je connais des trucs, mais en même temps je joue sur l’époque, il y a pleins d’anachronismes dans l’album. Ce qui m’intéresse c’est de jouer avec l’Histoire, pas de raconter le truc à la lettre.
Blackface Banjo est-il inspiré par un personnage réel ?
Tout le monde me parle de Chaplin, et je suis un fan de Chaplin… Mais en fait, tout ce que je suis en train de dire là je l’ai compris après. Parce que quand j’ai commencé à dessiner ce bonhomme en train de danser sur sa jambe de bois, je ne pensais même pas encore à Charlot. C’est après que je me suis dit qu’il y faisait pas mal penser, à part la jambe de bois. La canne, le chapeau… En même temps, pour moi, Chaplin est intégré depuis si longtemps dans ma tête que ça n’est même pas volontaire. Il est forcément inspiré de Charlot, mais sans le vouloir. C’était le personnage que je devais décrire à ce moment-là, et il ressemble à Charlot.
Plusieurs de tes BD parlent de musique, notamment Blackface Banjo, et il y a aussi une vraie musicalité qui se dégage à la lecture Est-ce que tu écoutes toi-même de la musique en dessinant ?
Oui, j’écoute beaucoup de musique, et la radio en dessinant. Ça aussi c’est un sujet rigolo. Parce qu’inconsciemment, j’ai peut-être fait un gaufrier comme ça, de séquences saccadées, typiquement sur le rythme du ragtime. C’est pareil, je m’en rends compte après. Je me lance dans mon truc, et toutes ces séquences, qui sont ultra rapides pour certaines, correspondent exactement à un rythme musical qui est le ragtime, une musique que j’adore. Mais ça n’est pas du tout calculé. Et apparemment les lecteurs entendent le rythme, donc ça fonctionne bien. Quand tu fais des interviews comme ça, tu es obligé de te rendre compte de ce que tu as fait, de mettre des mots sur des trucs qui t’ont échappé en le faisant. C’est très bizarre.
Et en lisant Blackface Banjo, j’ai aussi beaucoup pensé aux cartoons des années 30, dans le dessin, la narration… On a vraiment l’impression de voir les personnages s’animer sous nos yeux. Est-ce que c’était voulu ? Et était-ce compliqué de rendre ce côté vivant ?
Je n’ai pas du tout une culture cartoon, ni même dessins animés contemporains. Pour le coup, ça n’est pas du tout voulu ça non plus. Je ne me dis pas « Il faut que ça soit découpé, qu’il y ait tant de cases… ». En fait c’est en le storyboardant que ça vient naturellement. C’est une forme de danse en fait, une danse avec le crayon. Je sais que j’ai cette contrainte de neuf cases, et là-dedans, le personnage évolue et tourne sur lui-même, comme une transe. Je ne me pose pas plus de questions que ça. Je fais des séquences, et après en les relisant ça fonctionne ou pas, mais je ne me dis pas que je vais essayer de transposer un dessin animé en BD. C’est peut-être uniquement la musique que j’écoute qui dicte le rythme de ce que je raconte, ou alors ce que je raconte qui dicte le rythme. Sans doute un mélange de tout ça. C’est en faisant les séquences qu’il y a un truc qui se passe. Ça bouge, et ça prend vie. C’est très abstrait, je ne peux l’expliquer que comme ça.
Tout à l’heure tu parlais de ton travail, d’improvisation. Mais il y a beaucoup de personnages dans Blackface Banjo, qui se rencontrent, se croisent. Est-ce que tu travailles d’abord tes personnages, puis l’histoire ? Comment ça se passe ?
Je ne crayonne pas du tout les personnages avant la première planche. Je commence mon story board à la première page, je découpe mon truc jusqu’à la dernière, et après je regarde si les séquences fonctionnent entre elles, je change des trucs s’il faut. Parfois ça provoque de lourds changements, parce qu’un truc arrive en milieu d’album et qu’il faut refaire pleins de choses avant. En fait, ce sont les situations qui provoquent les évènements qui vont suivre. Par exemple, quand les frères du Coon Coon Clan interviennent autour d’un feu, je ne savais pas du tout ce que j’allais faire de ce moment-là. Une fois que j’ai terminé le story board, il a fallu que je change pas mal de choses en amont pour retomber sur mes pattes. Comme je ne fonctionne que comme ça, je supprime carrément des séquences entières pour pouvoir être cohérent. Parce que même si c’est un truc un peu foutraque, absurde, il faut malgré tout qu’il y ait une limite. Tu ne peux pas dépasser la limite, pour être crédible. Je ne bosse pas du tout mes personnages graphiquement avant de me mettre sur les planches. Tout vient comme ça, sur le moment. Même Blackface, je ne l’ai pas crayonné une seule fois avant de commencer les planches. C’est bizarre, mais je fonctionne toujours comme ça. Le personnage évolue en même temps que le dessin.
Des fois, moi-même je me fais peur, parce que je pars dans des trucs, mais je ne sais pas du tout où je vais. Donc je me raccroche aux branches. Généralement je le fais lire à une ou deux personnes à la fin pour savoir si ça peut fonctionner, mais c’est tout dans l’impro, même au niveau du dessin.
Je change beaucoup les dialogues, même en dessinant l’histoire. Je mets beaucoup plus de moi-même en encrant, en creusant les dialogues, qu’au départ. J’essaie de donner plus de sens, en essayant de distiller des petits évènements sur la vie en général, des petits dialogues sur la façon dont je vois les choses. Après peut-être que ça ne parle pas aux gens parce qu’ils ne s’en rendent pas compte. Mais j’avais fait beaucoup ça sur Meteor Slim et sur Lomax, et ça donne corps à toute l’histoire.
Un grand merci à Frantz Duchazeau !
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Les Commentaires
Quand une bd me touche particulièrement, et que l'occasion se présente de poser à l'auteur quelques questions, je suis heureuse de pouvoir en apprendre plus sur le processus derrière l’œuvre, et si ça parle à d'autres Madmoizelles, je suis ravie
Je trouve que ça donne une autre dimension au livre, et oui, c'est vraiment inspirant !