Hier, j’ai reçu un message sur le forum madmoiZelle. ParasitA me transmettait deux témoignages, très durs à écouter, au sujet du bizutage.
Le premier est la parole d’un bizuté qui a porté plainte contre ses bizuteurs. Le second, celui d’un bizuteur qui explique ce qu’il faisait subir à ses « bleus »…
Le bizutage, vaste sujet
Ces témoignages ont été publiés dans Les Pieds sur Terre, excellente émission de France Culture. Vous pouvez écouter l’épisode ici :
La journaliste rappelle tout d’abord l’histoire du bizutage, côté justice.
C’est en 1998 que Ségolène Royal, alors ministre, a fait voter une loi interdisant le bizutage s’il comporte des actes humiliants ou dégradants.
En 2016 s’est ajoutée l’interdiction d’amener à une consommation excessive d’alcool dans le cadre d’un bizutage.
Mais la loi n’a pas eu un grand effet : en 2016, seulement 34 personnes avaient été condamnées pour délit de bizutage…
France Culture donne ensuite la parole à un bizuté, puis à un bizuteur.
Théotime, torturé pendant son bizutage
Théotime a été bizuté en octobre 2011, un mois après son arrivée à l’université Paris Dauphine.
Il avait décidé de rejoindre la JAPAD (Jeune Association pour la Promotion des Activités Dauphinoises), prestigieuse organisation notamment en charge du gala.
Pour « postuler », il s’est retrouvé dans un petit local sombre et calfeutré, dans lequel le toisaient de nombreuses personnes ainsi que les trois dirigeants de l’association.
Il doit boire, beaucoup, vite. En caleçon, à genoux, il a régulièrement vomi dans une bassine prévue à cet effet.
Lorsqu’il répond « mal » aux questions de motivation, il est frappé dans les côtes. Les coups semblent sortir de nulle part. Le jeune homme perd toute notion de contrôle.
Agacés par sa manie de se toucher les cheveux quand il est stressé, les étudiants lui attachent les mains à un balai posé sur sa nuque, comme une crucifixion.
Théotime sent une large griffure dans son dos, ne comprend pas, ne sent que la douleur, et un liquide qui le brûle. Puis il est renvoyé chez lui, plus ivre qu’il ne l’a jamais été.
Combien de temps aura-t-il passé dans ce petit local ? Impossible de le dire.
C’est sa mère qui, quand il aura émergé de son ivresse, remarquera son dos. Et les lettres JAPAD gravées à même la peau, sanguinolentes, barrant sa chair en diagonale.
Il comprendra plus tard que les initiales ont été tracées avec les capsules des bières qu’on l’a forcé à boire.
Porter plainte après un bizutage
Théotime ne veut pas, au début, saisir la justice. Il a honte, honte d’en être arrivé là, d’avoir été autant humilié, honte de se dire que comme il était volontaire, alors il est peut-être responsable…
Mais avec l’aide de sa mère, il porte plainte.
Le jeune homme n’est pas accepté dans l’association. À Paris Dauphine, tout le monde parle de LA plainte, sans faire le lien avec Théotime. Les sanctions ont été rapides : la JAPAD dissoute, des conseils de discipline.
Plus tard, quand Théotime était en L3, les sanctions pénales sont arrivées. L’étudiant raconte la douleur de sa confrontation avec les mis en examen, un « moment insoutenable ».
Le tribunal est allé au-delà des réquisition du procureur de la République. Prison avec sursis, amende, dommages et intérêts au profit de Théotime.
Le jeune homme a voulu abandonner, être laissé tranquille, mais au final, il a eu gain de cause, et des excuses qui lui ont fait du bien.
« J’ai gagné, surtout, vis-à-vis de moi-même. »
Les lettres, dans le dos de Théotime, ont fini par s’effacer. Mais les séquelles psychologiques de s’être senti « moins que rien » sont là pour durer.
Yohan, bizuteur qui ne s’en veut pas
Yohan a bientôt 40 ans, il a étudié la kiné à Liège en Belgique. Il a lui-même été bizuté (« baptisé ») puis est devenu bizuteur (« assistant » en charge de la « bleusaille ») pendant 2 ans.
Impossible de bizuter si on n’a pas soi-même été bizuté. C’est la règle dans cette université.
Les assistants, pour Yohan, sont des bergers allemands qui gardent les « bleus » en troupeau, comme des moutons, et les maintiennent dans une émulation de groupe.
Les 6 semaines de bizutage
Les « bleus » sont achetés aux enchères par les baptisés, qui les paient en commandant des bières. Yohan a eu deux étudiants à parrainer.
Il décrit les activités auxquels étaient soumis les « bleus
», pendant leurs 6 semaines de « formation ». Il faut boire, vite, fort, cul-sec. Il faut chanter, apprendre par cœur les paroles.
Il faut se mettre « gueule en terre », à genoux avec la tête entre les genoux, jusqu’à ce qu’on soit autorisé à se relever. Et là, il faut dire « merci à toi, illustre honoré honorable, vénéré vénérable », etc.
Il faut manger « des crasses » : nourriture pour chiens, pour chats, vers de farine.
Yohan a fait faire à ses « bleus » des tâches ménagères : ses courses, son ménage, sa cuisine, laver sa voiture. Il a fait d’eux des tables basses, à quatre pattes, posant ses pieds sur leur dos.
Si ce n’est pas parfait, si les « bleus » refusent, alors ils se mettent « gueule en terre » jusqu’à être libérés par leur « vénéré vénérable » parrain.
Yohan répète qu’il n’y a rien de sexuel pendant ce bizutage… mais se contredit parfois.
Car lorsqu’il gérait, avec un autre parrain, une jeune étudiante « super mignonne », elle a dû venir leur servir à manger en uniforme de « bunny » — bikini, petite queue et oreilles de lapin.
L’homme admet, du bout des lèvres :
« C’est le seul truc où on peut avoir abusé, en termes de respect de la personne. »
Mais comme les deux parrains étaient chacun en couple, et qu’il n’y avait pas de réelle séduction, Yohan estime que… ça va.
Le baptême des bizutés
Au bout des 6 semaines, peu d’étudiants ont abandonné. La plupart atteignent le baptême, qui se tient à la mi-novembre devant une foule de baptisés.
Cette course d’épreuves commence dans la paille, « en tant que bleu, en tant que merde », et s’achève devant le président qui te baptise.
Les hommes sont nus, les femmes en bikini — en pleine nuit, à la fin de l’automne. On leur jette de la bière, et le vomi de celles et ceux qui régurgitent le trop-plein d’alcool, la pâtée pour chiens.
Le baptême s’achève dans une baignoire pleine de sang de taureau, où se trouvent les testicules et le pénis de l’animal.
Les femmes doivent attraper les couilles à pleines dents. Les hommes mettre le pénis tranché devant le leur, et voir leur virilité moquée, car ils ont « une petite bite par rapport au taureau ».
Ce n’est que lorsque le président l’ordonne qu’ils sont enfin baptisés. Et prêts à devenir bizuteurs à leur tour.
Le cycle infernal du bizutage
Yohan ne s’en veut pas. Il estime n’avoir jamais fait preuve de sadisme, n’avoir jamais eu la volonté de dégrader les gens, de rabaisser les individus.
Et tout prend racine dans son bizutage à lui :
« J’ai fait ce qu’on m’a fait vivre.
J’ai le sentiment, lors de mon bizutage, d’avoir été bien traité en tant qu’individu. Ce qu’on m’a inculqué, je l’ai retranscrit, ni plus ni moins. »
L’impossible violence du bizutage
C’est là le nœud du problème : beaucoup de bizuteurs sont d’anciens bizutés. Beaucoup de bizutés n’estiment pas avoir vécu des violences.
Tous et toutes le disent, il suffit de dire « non », il suffit de partir, il suffit de ne pas faire l’intégration, personne n’est forcé…
Mais ce n’est pas si simple.
Il y a la pression sociale, évoquée par Yohan qui compare clairement les « bleus » à des moutons, à un troupeau savamment dirigé par les « bergers allemands » que sont les baptisés.
Il y a l’incapacité à se défendre, évoquée par Théotime qui donne des symptômes similaires à ceux de la sidération psychique : perte de la notion du temps, perte de la notion de contrôle, sensation de ne plus savoir ce qu’il se passe…
Personne ne se lève le matin avec l’envie de manger de la pâtée pour chiens à poil en novembre, ou avec celle de se faire graver le dos à coups de capsules de bière.
Ces anomalies comportementales n’existent que dans l’émulation du bizutage, où tout est fait pour émousser le libre arbitre des plus jeunes et instaurer un rapport de domination-soumission.
Il existe des intégrations qui se déroulent dans le respect, avec moins d’alcool, moins de violence, moins de sexe, moins d’humiliation.
Mais il existe encore, toujours, trop d’intégrations qui brisent les identités, attaquent l’estime et la confiance des étudiants. Comme si créer du lien ne pouvait passer que par la violence.
Les paroles comme celles de Théotime et de Yohan sont rares. Elles sont toutes deux douloureuses, à différents niveaux, mais il est essentiel de les écouter, et de les relayer.
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Les Commentaires
J'ai été victime de harcèlement scolaire pendant cinq ans, du CM1 à la Quatrième, parce que j'avais deux ans d'avance et que j'étais "inadaptée". Des moqueries, des insultes, des bousculades, des croche-patte, un ostracisme permanent... Rien de "violent", mais une accumulation suffisante pour détruire une estime de moi déjà fragile, déclencher une phobie scolaire et provoquer ma première dépression alors que j'avais dix ans.
Ce que j'ai vécu n'était pas du bizutage, mais cela m'a poussée très jeune à me révolter contre toutes les formes d'injustice, et en particulier celles qui consistent à maltraiter des personnes (ou des animaux) considérées comme "faibles". Or le bizutage, à mon sens, c'est ça: des gens plus vieux, plus avancés dans leurs études, qui profitent de leur pseudo-autorité pour en maltraiter de plus jeunes qui se laissent faire pour pouvoir s'intégrer.
Par la suite, je suis partie à Louvain-la-Neuve en Belgique pour y faire des études vétérinaires. Le "baptême" tel qu'il est décrit dans la seconde partie de l'émission y est exactement le même que celui qu'a vécu et fait vivre le témoin. Mais je trouve qu'il n'a pas conscience de la gravité de ces actes, et que ce qu'il dépeint comme "bon enfant" est potentiellement destructeur. J'ai vu les "Bleu-es" enchaîner les "gueule en terre", se faire insulter, être réduit-es en esclavage etc. pendant six semaines et ça m'a ramenée direct à mon enfance. Les humiliations peuvent marquer autant que les coups, et se faire traiter de sous-merde ou servir de repose-pieds à quelqu'un, pour moi, c'est horrible et ça devrait être interdit.
Je pense que le bizutage tel qu'il existe aujourd'hui gagnerait à être remplacé par une sorte d'"initiation" en rapport avec la filière d'études par exemple, ou en mode Intervilles. Personnellement, ça m'aurait plutôt fait rire de devoir faire des noeuds avec des intestins de boeuf ou autre puisque j'étais en médecine vétérinaire, ou alors de devoir me rouler dans la boue ou ramper sous des planches. En revanche, boire jusqu'à risquer le coma ou devoir mimer une fellation, ça, jamais (et pourtant je ne suis jamais la dernière à lever le coude et pas vraiment une "sainte-nitouche".