Perturbant. C’est le premier mot qui m’est venu à l’esprit en sortant de la séance de Birdman. Aux Oscars 2015, le long-métrage du réalisateur mexicain Alejandro González Iñárritu a tout raflé, ou presque : le prix du meilleur film, du meilleur réalisateur, du meilleur scénario original et de la meilleure photographie. Dans la salle de cinéma, il a eu le mérite de me plonger dans la perdition pendant près de 2 heures. Devant Birdman, je n’ai jamais su où j’allais, mais cet espèce de désordre permanent m’a fasciné.
Le désordre, en gros, le voilà. L’histoire se passe dans un théâtre un peu miteux de Broadway, dans lequel Riggan Thomson, acteur dégarni et ex-star de courte durée sur le grand écran, joué par Michael Keaton, essaye de monter son adaptation de la pièce Parlez-moi d’amour (en version originale What We Talk About When We Talk About Love) de Raymond Carter, un écrivain américain du 20ème siècle. Autour de lui, sa fille, Sam, alias Emma Stone, jeune adulte un peu sombre qui joue les assistantes, son manager, sa douce mais lucide ex-femme, des journalistes, et les comédien•ne•s de l’adaptation, incarnés par Edward Norton, Andrea Riseborough et Naomi Watts.
Tout ce monde se regarde, répète, s’engueule, se bat, sans jamais vraiment tout à fait sortir de ce foutu théâtre dans lequel Riggan met toute l’énergie de son désespoir. Et parfois, quand il pète les plombs, une voix d’outre-tombe, anonyme et agressive, envahit tout l’espace...
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Hollywood, ton univers impitoyable
Même si le sujet n’est pas forcément creusé à fond, Birdman m’a d’abord intéressée parce qu’il a le mérite de montrer au nez du public les dilemmes qui se jouent derrière les paillettes d’Hollywood. Le film griffe, pas bien méchamment mais à petits coups, le petit monde du show-business du cinéma.
On voit la déchéance, à la fois perso et pro de Riggan Thomson. Il a été la star éphémère d’un blockbuster hollywoodien de super-héros, qui n’est pas sans rappeler les adaptations de comics qu’on produit au kilo aujourd’hui. Comme l’ont fait valoir un certain nombre de médias, l’histoire fait aussi écho à la carrière de Michael Keaton, montée en flèche lorsqu’il a incarné le Batman pour Tim Burton dans les années 1980-1990, puis beaucoup moins scintillante les décennies d’après.
Birdman évoque ce phénomène : les projecteurs, souvent, s’écartent peu à peu des acteurs vieillissants.
Pour Riggan Thomson, c’est pire : il n’est plus rien, si ce n’est un has-been, un pauvre type qui s’accroche aux moindres miettes de gloire pour réconforter son ego, qui se reconvertit avec déjà l’impression d’être un raté. Les journalistes, eux aussi, en prennent pour leur calepin. Si Birdman est un homme-oiseau, ils sont les vautours,
affamés de son passé de célébrité ou déjà prêts à descendre sa reconversion.
En fait, Birdman parle de l’obsession de plaire au public, aux critiques, et de l’obligation de faire un produit artistique rentable, du moment où les aspirations personnelles des acteurs et actrices rencontrent des exigences plus matérielles, et se retrouvent finalement à influer sur leurs choix et leur cheminement de pensée. Les comédiens et comédiennes qui participent à la pièce sont exubérants, tourmentés, faussement je-m’en-foutistes ou capricieux. En clair, de vrais personnages de théâtre et des êtres humains clairement loin de la perfection, qui ont du mal à bichonner leur amour-propre.
Des acteurs qui crèvent le décor
Mais Alejandro Iñárritu ne les juge pas. Birdman n’est pas un film contemplatif-chiant-tiens-un-roseau-qui-bouge-sur-un-lac, mais le réalisateur regarde ses acteurs de très près, avec leurs rides, leurs cernes, leur gras, leurs imperfections physiques autant que psychiques, et c’est beau. Lumière bleue, lumière jaune, lumières électriques… j’en ai pris plein les mirettes, et le film mérite clairement d’être vu sur grand écran.
Cette fort chouette esthétique pourrait être ennuyeuse, si les acteurs n’étaient pas aussi cool. Edward Norton, qui a vieilli depuis Fight Club, joue encore magnifiquement bien le connard qui peut en mettre plein la vue au premier coup de projecteur, mais n’est au fond pas plus heureux que les autres. D’ailleurs, sa présence éclipse très vite, à mes yeux, celle de Michael Keaton, qui est pourtant le protagoniste principal. Emma Stone aussi risque de rester imprimée sur ta rétine : si l’adjectif « électrique » doit s’appliquer à un personnage, c’est forcément le sien, que ce soit pour sa façon d’être, son regard ou ses réactions à vif.
On ne sait presque rien du passé de tous les personnages, mais Birdman donne vachement envie de connaître leur futur. Finalement, ce sont peut-être les liens qui les unissent, leurs réactions dans leurs relations amoureuses, familiales, amicales ou professionnelles, ou ce qu’on peut en entrevoir, qui laissent scotché•e au film, plus que l’histoire elle-même.
Alejandro González Iñárritu et son style déroutant
Parce que le scénario, lui, est déconcertant : tandis que l’histoire évoluait, j’étais constamment dans l’incertitude. À qui appartient cette voix gutturale qui parle à Riggan ? Est-ce que les personnages entendent bien ce qu’on entend et voient bien ce qu’on voit ? Où est la réalité, entre la scène du théâtre, les loges du sous-sol, ou l’extérieur qu’on ne voit que de nuit ?
Et surtout, est-ce que je regarde un blockbuster ou un film indépendant ? C’est un peu l’un des gros ressorts techniques du film : l’image est lisse et propre comme celle d’une grosse machine à la Spider-Man, et je m’attendais presque à des effets spéciaux à chaque coin de mur. Il y en a d’ailleurs quelques-uns. Mais le mouvement de la caméra fait plus « film d’auteur » : elle est aussi agitée que les personnages sont angoissés.
Alejandro González Iñárritu se met à hauteur de ses héros, amorce des virages serrés dans les couloirs, ce qui donne l’impression d’être enfermés avec eux. Il réalise ces travellings à la steadycam, ce qui peut donner l’impression d’un plan-séquence — autrement dit, que le film ne change jamais de lieu et de temporalité.
Cette façon de filmer créée une forme de stress qui renforce encore la fébrilité, lorsque tu es spectatrice, de ne pas savoir. Et comme si ça ne suffisait pas, le rythme est donné par un solo de batterie qui s’emballe à chaque fois que les émotions de Riggan éclatent. Bref, chaque fois que tu crois te détendre un peu, Birdman remet ton attention en alerte.
Au fond, je n’ai pas d’avis tranché aussi finement que du saucisson sur ce film. Si ce n’est qu’il faut le voir une fois, pour se kiffer des yeux et des oreilles devant le jeu des acteurs, deux fois, pour se secouer le ciboulot avec les questions qu’il suscite, et peut-être même trois, pour le comprendre vraiment, ou du moins essayer.
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