Une chanteuse en petite tenue en couverture d’un magazine ? Rien de bien original. Mais venant de Billie Eilish, c’est une révolution. Jusqu’à cette une iconoclaste du Vogue britannique dévoilée le 2 mai 2021, la chanteuse de 19 ans était en effet connue pour porter uniquement des vêtements surtaillés, très couvrants.
De la dysmorphophobie à l’appréhension de changer de look
Billie Eilish avait expliqué ce choix stylistique — rare de la part d’une pop-star adolescente — par le fait « qu’elle détestait son corps », évoquant même ce qui ressemble à de la dysmorphophobie, auprès du magazine Dazed en avril 2020 :
« C’est allé jusqu’au point où, nue, je ne reconnaissais pas mon propre corps, tellement ça faisait longtemps que je ne l’avais pas regardé. Je le voyais et me demandais “à qui appartient ce corps ?” »
Dans la même interview, elle racontait commencer à se sentir un peu mieux dans sa peau, mais craindre un retour de bâton à la seconde où elle changerait de style vestimentaire :
« Si je porte une robe, je serai détestée pour ça. Les gens diraient : “tu as changé, comment oses-tu faire ce contre quoi tu t’es toujours rebellée ?” Alors que je n’ai jamais revendiqué de me rebeller contre ce genre de choses. Je ne peux qu’insister : je porte juste ce que j’ai envie de porter. Si un jour je me sens assez confortable avec mon ventre et que je veux le montrer, je devrais pouvoir être autorisée à le faire. »
Et c’est précisément ce qu’elle avait prédit qui semble se passer autour de son shooting pour le Vogue britannique. Photographiée par Craig McDean, Billie Eilish a souhaité apparaître telle une pin-up, inspirée notamment par Betty Brosmer (célèbre dans les années 1950 pour sa taille de guêpe rendue extrême à grand renfort de corsets) et le glamour hollywoodien qui la fascine.
« Montrer de la peau ne doit rien retirer du respect qu’on vous doit »
Aujourd’hui encore, la chanteuse parle de son corps comme sa « principale insécurité », « la raison initiale pour laquelle j’ai commencé ma dépression ». Mais elle relève aussi l’hypocrisie des gens qui cesseraient de la considérer comme « un possible rôle-modèle parce qu’ils seraient excités par moi » et combien elle peut se sentir piégée par les interprétations faites sur son apparence :
« Plus Internet et le monde se soucient de quelqu’un qui fait quelque chose d’inhabituel, plus ils placent ça sur un piédestal, et c’est encore pire. [Je pressens qu’on va me rétorquer :] “Si tu veux être body-positive, pourquoi tu portes des corsets ? Pourquoi tu ne montres pas ton corps ?” Mon truc, c’est que je fais ce que je veux.
Soudainement, on serait une hypocrite si on veut montrer sa peau, une fille facile, une salope et une pute ? Si je le suis, alors j’en suis fière. Moi et toutes les filles sommes des putes, et rien à foutre. Retournons le truc et puisons-y de la puissance. Montrer son corps et sa peau — ou pas — ne devrait pas amoindrir de quelque manière que ce soit votre droit à être respectée. »
Toujours en prévision des réactions autour de ce shooting en lingerie, elle déplore déjà ce qu’on va lui reprocher :
«“Comment peux-tu te plaindre qu’on abuse de toi en tant que mineure, alors que tu montres tes seins ?” […] Mais bien sûr, motherf**ker ! Je vais le faire, car ça n’excuse rien. »
En creux, elle semble dénoncer la culture du viol (aucune tenue ne justifie de subir des violences sexistes et sexuelles) et revendiquer son agentivité, c’est-à-dire sa capacité à prendre des décisions par elle-même, en toute autonomie.
L’éternel schéma de l’ado star qui se sexualise pour montrer qu’elle devient adulte
Seulement, on ne peut s’empêcher de penser à comment sa trajectoire de pop-star correspond à l’éternel schéma de l’ado célèbre qui passe par la case sexualisation pour montrer le début d’une nouvelle ère plus adulte.
D’autant que Billie Eilish, 19 ans, est à peine majeure aux yeux de la loi américaine. Un enjeu qu’elle prend également en compte (et qu’elle chante même dans l’une de ses nouvelles chansons, Your Power ou encore son ancien single de 2019, When I Was Older), et qui rappelle le cas historique et emblématique de Britney Spears.
Une aporie semblable se présente dans le récent documentaire Framing Britney Spears : le clip de Baby One More Time joue sur le fantasme de l’écolière en uniforme à jupe plissée, alors que la chanteuse a 16 ans. En commentaires, plusieurs plans de ses collaborateurs et elle-même expliquent qu’elle était maîtresse de ses décisions, et que penser qu’elle ne serait qu’une simple marionnette serait sexiste, lui refuser toute autonomie, agentivité.
Sauf que dans une autre prise de parole non représentée dans le documentaire, auprès du GQ britannique en 2003, Britney Spears raconte également qu’elle avait beau vouloir ce qu’elle faisait, elle n’avait que 16 ans et n’avait pas conscience de comment cela pouvait être interprété :
« Comment j’ai réalisé [que j’étais un sex-symbol] ? Probablement avec la première couverture des Rolling Stones par David LaChappelle. Il est venu, a fait les photos, et m’a totalement piégée.
Elles étaient très cool, mais je ne me rendais pas compte de ce que je faisais. Et pour être totalement honnête avec vous, je n’avais que 16 ans. J’étais dans ma chambre, je portais un petit pull, et il m’a proposé de l’ouvrir un peu plus.
Dans mon esprit naïf, j’étais juste en train de montrer ma passion pour les poupées. Et maintenant quand je revois ces images, je me dis : “Oh mon dieu, quel enfer.” Mais il a fait un super travail de me montrer ainsi. Ce n’était clairement pas que des pêches et de la crème. »
C’est ce qui permet à l’autrice et ancienne enfant-blogueuse star Tavi Gevinson d’écrire au sujet de Framing Britney Spears auprès du média The Cut :
« C’est absurde de discuter de son image à cette époque comme s’il n’y avait pas toute une industrie derrière elle. Comme si elle existait dans un vide où elle pouvait appréhender sa sexualité en ses propres termes, et non dans une économie où la sexualité des jeunes femmes est rapidement commercialisée jusqu’à qu’elles soient assez vieilles pour être bonnes à jeter. »
En d’autres termes, ce n’est pas l’agentivité de Billie Eilish sur son corps et son image qui est à remettre en doute. Mais bien la façon dont elle s’inscrit, qu’elle le veuille ou non, dans l’industrie de la musique, l’économie des médias, et toute une société patriarcale qui structure toutes ces dynamiques. C’est ce que Tavi Gevinson résume si bien encore :
« Même des jeunes femmes qui ne sont pas hyper connues ont généralement compris ce qui peut leur donner de la valeur à l’âge de 15 ans. Leur capacité à perpétuer ces normes ne signifie pas qu’elles n’en sont pas également victimes. Cela montre à quel point le corps et la sexualité des filles sont si profondément réglementés par une société qui méprise les femmes et fétichise la jeunesse que certaines d’entre nous ont appris à faire ce travail par nous-mêmes. »
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Crédit photo de Une : British Vogue.
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