Ce 31 mai 2018, procès du bijoutier de Nice, qui avait tué un braqueur, a pris fin. L’accusé a été condamné à 5 ans de prison avec sursis.
Je vous propose de (re)lire cet article édifiant sur une affaire qui, en 2013, a secoué l’opinion publique française.
Le 16 septembre 2013
L’autre jour, quelqu’un a testé mes connaissances sociétales : « Hé, t’as entendu parler du bijoutier de Nice » ? Figurez-vous qu’à l’époque, non (j’étais occupée à focaliser mon intellect sur la finale de Secret Story).
Il s’agit du bijoutier qui a abattu mercredi un des deux hommes qui venaient de braquer son commerce. Il a tué un des braqueurs en lui tirant dans le dos, avec une arme pour laquelle il n’avait pas de permis, alors que les voleurs s’enfuyaient en scooter.
La légitime défense n’a pas été retenue et il sera jugé pour homicide volontaire.
Depuis quelques jours, l’affaire a pris une tournure quasi internationale : un million et demi de likes sur Facebook (un chiffre qui intrigue), une couverture médiatique hors norme et des politiques qui commentent à tout va…
Dans certaines bouches, le bijoutier serait devenu un martyre et il serait très important que la France entière se positionne. Ah bon ?
Le bijoutier de Nice, une intention de propagande ?
En fin de compte, on voit ce phénomène apparaître régulièrement.
Un fait divers, comme il en arrive parfois, se produit, les personnalités politiques s’en emparent, les médias tournent en boucle sur le sujet et l’émotion est utilisée comme un levier politique.
On se trouve là face à une forme de manipulation, ou en tout cas une intention de manipulation – voire une intention de propagande : on cherche bien à moduler l’opinion publique.
Dans son sens large, selon les mots de Constantin Salavastru (dans le 1er numéro des Cahiers de Psychologie Politique), la manipulation désigne l’action d’un individu (l’action pouvant être un simple discours) pour modifier des choses, des états de choses ou les sentiments d’autres individus sans que ceux-ci soient spécialement d’accord ou conscients de cette démarche.
La propagande, quant à elle, pourrait se caractériser par une volonté de propagation d’idées dans une population.
Comme l’explique Normand Baillargeon dans la préface de l’ouvrage Propaganda : comment manipuler l’opinion en démocratie (d’Edward Bernays, propagandiste chevronné et neveu de Sigmund Freud), le terme « propagande » a acquis sa connotation négative peu de temps après la Première Guerre Mondiale, lors de laquelle les différents États avaient poussé le bouchon de la propagande et du contrôle de l’information un peu loin – aujourd’hui, la « propagande » évoqueune idée de tromperie, de mensonge, etc.
Pour Michel-Louis Rouquette, psychologue social, la propagande s’appuie sur trois mécanismes fondamentaux :
- La réduction – le volume du message diminue, puis se stabilise, jusqu’à devenir un slogan
- L’accentuation, qui découle logiquement du mécanisme précédent – puisque le volume du message diminue, il valorise, accentue une partie seulement du message
- L’assimilation – le message doit se rapprocher de ce que l’on vit, faire écho à nos préoccupations, pour être approprié.
Une partie de l’évènement occultée
Est-ce le cas pour l’histoire du bijoutier de Nice ?
Lorsque l’on visite cette fameuse page Facebook de soutien, ou lorsque l’on entend les discours des adeptes de l’extrême-droite, le message est limpide : « soutenons ce bijoutier qui n’a fait que son travail ».
Pas de tergiversations possibles, le message a clairement été diminué et ne mentionne ni le braqueur, ni sa mort…
Ce que le slogan accentue, c’est donc que ce bijoutier n’aurait fait « que son travail » — autrement dit, une partie de l’évènement est bien occultée et une autre valorisée.
En soulignant que le bijoutier n’a donc fait « que son travail », le message exprime aussi, de façon plus ou moins sous-jacente, l’idée que cela aurait très bien pu arriver à n’importe lequel d’entre nous, ne faisant « que son travail ».
Dans certains discours politiques, l’accent est mis sur les prétendues « préoccupations actuelles des Français-e-s » : la justice laxiste, l’insécurité… Préoccupations qui, en passant, ont pu être injectées dans le débat public par des procédés similaires.
Si l’on récapitule, dans cette histoire, le message initial est bien simplifié, certains aspects sont bien mis en avant et rendus significatifs pour le public.
Rita Skeeter, dans Harry Potter, « journaliste » spécialiste des messages tronqués et des citations modifiées.
Les « guides d’opinion » relaient le message
Ensuite, dans le processus de propagande, le message est transmis par des relais ; il ne s’agit pas là des médias, mais plutôt des personnes qui font l’intermédiaire entre un public et un média ; ce sont les « guides d’opinion ».
Ces relais ont certaines caractéristiques :
- ils sont par exemple « proches du public », à la fois physiquement et socialement (c’est-à-dire qu’ils font souvent partie des « groupes primaires », de nos amis, de nos proches, de nos collègues…)
- ils ont une consommation de médias supérieure à la moyenne du groupe (ils passent par exemple davantage de temps sur Internet, ou à lire les journaux… ce qui ne signifie pas qu’ils sont forcément mieux informés)
- ils sont « spécialistes » d’un domaine donné…
Les guides d’opinion « traduisent » le message, c’est-à-dire qu’ils s’approprient un discours et le reformulent dans la langue « du quotidien »… et font de « l’assimilation », rapportent un évènement à nos préoccupations.
C’est plus ou moins l’exercice auquel se livrent les administrateurs et commentateurs actifs de la page Facebook citée précédemment.
Une propagande efficace ?
En somme, pourquoi la propagande fonctionne-t-elle ? Michel-Louis Rouquette souligne que la propagande essaiera toujours de nous toucher sur trois points :
- Elle tentera de nous convaincre que ça NOUS concerne, nous, en particulier (en affirmant par exemple que ce qui est arrivé au bijoutier de Nice aurait très bien pu nous arriver ; sa décision aurait pu être notre décision) (ben tiens).
- Elle cherchera à nous convaincre que l’enjeu est important (en expliquant par exemple qu’il en va de l’avenir de la France et de sa justice, de la protection des « honnêtes travailleurs ») (vous voyez le genre : tout le monde est évidemment pour).
- Elle voudra nous convaincre que nous y pouvons quelque chose (par exemple en suggérant que quelques likes par-ci, quelques retweets par-là pourront faire basculer le cours des choses).
Pour parvenir à ses fins, la propagande a un arsenal de techniques potentielles.
E. Herman et N. Chomsky citent ainsi l’influence médiatique, la confusion volontaire (par exemple lorsqu’on omet de préciser que le braqueur était en train de s’enfuir et que le bijoutier a tiré plusieurs balles, en pleine rue), le recours à des statistiques ou sondages biaisés, des informations partiales, une diabolisation, une manipulation émotionnelle…
L’émotion plutôt que la raison
Quelques-uns des commentaires les plus likés sur la page Facebook
D’ailleurs, quid de l’appel à l’émotion, de l’exaltation du pathos ?
Dans l’un de ses ouvrages, Alexandre Dorna, figure de proue de la psychologie politique, explique que :
« Le pathos a eu une longue histoire dans la manipulation des masses par la propagande.
L’appel aux émotions (peur, colère, joie, etc.), et l’actualisation des sentiments, dans le cadre de la politique, représente toujours un moyen considérable, lorsqu’on vise une emprise totale ».
L’objectif d’une telle technique est de nous faire oublier les contenus logiques, la raison en mettant en avant des émotions — ces émotions masquant alors l’absence d’arguments raisonnables.
L’émotion paralyse notre esprit critique et provoque le transfert de la charge affective.
En d’autres termes, nous ressentons de l’empathie et risquons donc d’accepter le message sans trop discuter… La forme l’emporte sur le fond, l’émotion l’emporte sur la raison.
Vous êtes obligés d’être touchés par l’histoire tragique d’une personne présentée comme une victime (ici, le bijoutier), qui n’aurait pas eu « d’autre choix que celui de se défendre » et de vous insurger contre celui que l’on vous présente comme le bourreau (ici, le braqueur) – c’est précisément là que la propagande se joue.
Faire justice soi-même
Mais si nous cautionnons cela, si nous nous arrogeons le droit et la légitimité de tuer ceux que l’on considère comme nos bourreaux, jusqu’où peut-on aller ?
Si le braqueur a eu une vie de merde, dans quelle mesure lui accorde-t-on alors le droit de braquer, comme le bijoutier aurait eu le droit de l’abattre ? À partir de quel degré de merditude de vie a-t-on de « bonnes raisons » de prendre les armes ?
Évidemment, si nous nous trouvions à la place de ce bijoutier, nous aurions peut-être eu l’instinct vengeur, ou peut-être pas — nous n’avons ni à l’imaginer, ni à décider de son sort.
C’est précisément pour cette raison qu’il y a des gens dont juger, défendre, protéger est le métier : en tant que victime, ou en tant que quidam, nous ne pouvons pas nous positionner en toute objectivité.
Pour parvenir à un débat « raisonnable », la première étape serait donc de déconstruire la propagande, d’identifier ses mécanismes… et de dépassionner le discours.
Pour aller plus loin :
- Une conférence de Michel-Louis Rouquette, psychologue social
- Un numéro du Journal des Psychologues « Politiques : des sujets sous influence »
- Image de propagande et émotion, par Alexandre Dorna
- Une conférence de Chomsky et Herman (en VO)
- L’ouvrage La propagande : images, paroles et manipulation
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
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