Depuis les années 2010, le monde de l’art s’intéresse aux toiles de Berthe Morisot. Une reconnaissance bienvenue, mais tardive. Alors que ses homologues masculins – Monet, Renoir, Pissaro, Cézanne… – ont été célébrés sans discontinuer, et ont pu se frayer un chemin dans notre imaginaire collectif, le nom de Berthe Morisot demeure encore peu connu du grand public. Comme tant d’artistes talentueuses, qui ont tenu un rôle déterminant dans les grands mouvements artistiques des siècles derniers, son seul tort fut d’être née femme, dans une société patriarcale.
Devenir une peintre indépendante au XIXe siècle
Si les portes des Beaux Arts lui étaient interdites en raison de son genre, Berthe Morisot a le privilège de naître, le 14 janvier 1841, dans une famille française de la haute bourgeoisie. Elle reçoit une éducation artistique poussée, prenant des cours d’aquarelle avec ses sœurs. Leur professeur, Joseph Guichard, est persuadé que Berthe et Edma Morisot deviendront de grandes peintres. “Dans le milieu de la grande bourgeoisie qui est le vôtre, ce sera une révolution, je dirais presque une catastrophe.” écrit-il. L’exposition “Berthe Morisot et l’art du XVIIIe siècle” évoque ces années formatrices. L’artiste a grandi au sein d’une société qui célèbre l’art du XVIIIe, dans son mobilier, ses objets du quotidien – on découvre les éventails de Berthe Morisot, où figurent une scène galante illustrée par Boucher – ou ses centres d’intérêt, comme la nature et le soin apporté aux jeux de lumière.
Les sœurs Morisot sont bientôt confiées au peintre Camille Corot, qui les initient à la science des couleurs et à la peinture en plein air. Berthe délaisse les couleurs sombres pour une palette plus claire. En 1864, les sœurs Morisot soumettent leurs premières toiles au Salon de l’Académie des Beaux Arts. Au Louvre, elles rencontrent des copistes, ainsi que le peintre Edouard Manet. Les Morisot reçoivent aussi chez eux la crème des intellectuels de l’époque : les Riesener, les Manet, Baudelaire, Zola, Tissot… A propos du talent des sœurs Morisot pour la peinture, Manet écrit au peintre Henri-Fantin Latour : “Je suis de votre avis, les demoiselles Morisot sont charmantes, c’est fâcheux qu’elles ne soient pas des hommes.”
Alors qu’Edma se marie en 1868 et met un terme à sa carrière de peintre, Berthe poursuit son travail en indépendante. Elle pose aussi pour Manet, dans pas moins de 14 portraits. Edouard Manet et Berthe Morisot entretiennent une relation professionnelle et personnelle complexe, non dénuée d’une dynamique de pouvoir et d’une forme de désir. Manet retouche excessivement certaines œuvres de la peintre, ce qui déplaît fortement à cette dernière. Les critiques d’art ont noté leur influence mutuelle dans leur travail. En 1874, Berthe Morisot épouse Eugène Manet, le frère d’Edouard et fervent supporter du travail de sa femme. Elle aura une fille, Julie, en 1878. A l’inverse de sa sœur, elle continue à peindre et conserve même son nom de jeune fille en signature.
Le tournant impressionniste
A la même époque, Cézanne, Monet, Renoir, Pissaro, Degas et Morisot fondent la “Société anonyme des artistes peintre, sculpteurs et graveurs”, dans le but d’exposer leurs œuvres en dehors du carcan du Salon, organisé par l’Académie des Beaux Arts. Leur première exposition a lieu dans l’ancien atelier de Nadar : on y découvre 29 peintres, dont une femme, Berthe Morisot. Le nom “impressionnisme” est donné à ce groupe d’artistes de façon moqueuse par le journaliste Louis Leroy du Charivari, qui raille le chef-d’œuvre de Monet, “Impression, soleil levant”. Le mouvement impressionniste est né.
Berthe Morisot devient une figure incontournable de cette avant-garde artistique, participant à sept des huit expositions données par les impressionnistes. Elle peint la vie domestique des femmes de son milieu social : leurs ballades dans des parcs, et surtout leur intimité, avec des tableaux comme “Femme à sa toilette” (1875-1880), qui représente une femme de dos, la nuque nue. Une peinture faite de délicates nuances de gris et de blancs, et de touches de pinceaux bien visibles, qu’Emile Zola qualifie de “véritable perle”.
“L’ange de l’inachevée”, trop vite oubliée
Si la peintre reste classique dans ses sujets, elle se montre audacieuse et novatrice dans le traitement. Dans un renversement du cliché de la muse féminine, son mari devient l’un de ses modèles. Le tableau “Eugène Manet et sa Fille dans le Jardin de Bougival” (1881) représente une scène bucolique entre un père et sa fille. Il donne à voir un modèle de paternité inédit pour l’époque.
Dans les années 1880, le Louvre et d’autres musées braquent les projecteurs sur de grands peintres du XVIIIe siècle, comme Watteau, Boucher ou Fragonard. Inspirée, Berthe Morisot se lance dans une version du tableau “Apollon révélant sa divinité à la bergère Issé” (1750) de Boucher, zoomant sur les deux nymphes enlacées.
Pour son ami, le poète Mallarmé, le style de Berthe Morisot est “une pointe de XVIIIe exaltée de présent”. Son unique autoportrait, peint en 1889, reprend une pose emblématique du XVIIIe siècle, avec le buste de profil et le regard déterminé. Le genre féminin de Berthe Morisot apporte un trouble et vient nous rappeler à quel point sa position était exceptionnelle. Ce n’est pas un hasard si c’est au sein des impressionnistes – un boy’s club, certes, mais dissident de l’école classique – qu’elle a pu trouver sa place.
“Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un homme traitant une femme d’égal à égal, et c’est tout ce que j’aurais demandé. Car je sais que je les vaux.” (Berthe Morisot)
A partir de 1885, après avoir découvert le travail du pastelliste Perronneau, elle utilise les pastels autant que l’huile pour ses tableaux. Elle y trouve une liberté dans le geste, et un rendu qui laisse une impression d’instantanéité. Ses tableaux bouillonnent de vie, comme si ses sujets pouvaient sortir de leur cadre à tout moment. Artiste radicale, Berthe Morisot a un penchant pour l’inachevé. Ses tableaux ressemblent à des esquisses, comme pour insister sur la pulsion créative première. Mais tout est réfléchi dans son art, et notamment le cadre de ses peintures – personnages de dos, décadrés, en contre-jour… – presque photographique. Elle est surnommée par les critiques “l’ange de l’inachevé”.
Berthe Morisot meurt en 1895, des suites d’une grippe. Elle laisse derrière elle une œuvre composée de plus de 400 peintures, mais son certificat de décès précise “sans profession” ! Deux ans plus tard, les Beaux Arts ouvrent leurs portes aux femmes. La sournoise invisibilisation des femmes artistes par les décideurs du monde de l’art se met en oeuvre : il faut attendre près de 100 ans pour que les Etats-Unis, puis la France, proposent des rétrospectives (à la National Gallery of Arts de Washington, en 1987 et au Palais des Beaux Arts de Lille, en 2002). En 2012 et 2019, le Marmottan et le musée d’Orsay célèbrent enfin Berthe Morisot à Paris. La dernière exposition sur la peintre et ses liens avec le XVIIIe siècle a le mérite de nous faire découvrir l’artiste sous un angle différent, et de l’inscrire dans une histoire de l’art qui l’a trop longtemps sous-estimée.
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