1939, dans un village tchèque. Un camp tzigane qui a l’habitude de s’arrêter ici s’est installé, et les enfants sont ravis de retrouver leurs copains, malgré l’interdiction de la plupart de leurs parents. Un jour, presque tous les enfants roms, mais aussi quelques enfants du village disparaissent sans laisser de trace.
Josef, un policier, l’un des seuls à avoir de l’affection pour les tziganes, part avec eux à la recherche de son fils, et des leurs. Ils traverseront la Bohème à leur recherche, mais finiront dans un camp avant de les avoir retrouvés… Parallèlement, on suit le calvaire des enfants, enlevés pour être étudiés par les nazis.
Batchalo est une BD très dure et très documentée sur le calvaire du peuple tzigane pendant la Seconde Guerre Mondiale. D’un côté les adultes, parqués dans les camps de concentration, de l’autre les enfants, étudiés comme du bétail. On y découvre d’ailleurs la singularité du traitement pour les jumeaux, mieux traités en apparence… mais pour un funeste destin, également.
Le dessin est beau, pas cru, mais sombre. Les paysages sont superbement rendus. La mise en couleurs est tout en sépia comme sur la couverture. L’histoire est une fiction, mais Michaël le Galli, le scénariste, s’est énormément documenté pour écrire cette bande dessinée. On y découvre une partie moins connue, mais toute aussi macabre, des abominables actions nazies. Cette oeuvre est dure, mais nécessaire, pour rendre hommage à ce peuple et à ce qu’il a subi. C’est à la fois un ouvrage historique où l’on apprend ce qui est arrivé au peuple rom pendant la guerre et une belle histoire d’amour et de famille, dont la force ne faiblit pas malgré les drames…
Michaël le Galli et Arnaud Bétend ont eu la gentillesse de répondre à mes questions lors du festival Quai des Bulles.
Bonjour, pouvez-vous vous présenter, nous raconter un peu votre parcours ?
Arnaud Bétend – Bonjour je suis Arnaud Bétend, dessinateur. Il y a une dizaine d’années j’ai fait une école d’Art Appliqué à Lyon. Ont suivi quelques années de galères, quelques faux plans comme il y en a parfois dans ce métier, et puis quelques tentatives d’écritures où je me suis un peu cassé les dents. Et puis une rencontre inattendue, fortuite, avec Michaël, via l’éditeur Delcourt, et ce beau projet, Batchalo, qui m’est arrivé entre les mains et sur lequel j’ai planché pendant quelques années.
Michaël le Galli – Bonjour, je suis Michaël le Galli, scénariste de Batchalo. Après des études d’histoire et d’ethnologie, je me suis tourné vers le scénario de bande dessinée et je fais ça depuis une dizaine d’années.
Comment est née l’idée de cette BD ?
Michaël le Galli – On revient à ce que je viens de dire, mes études d’histoire et d’ethnologie où j’avais découvert qu’il y avait très peu de choses sur les Roms en général, et le génocide dont il avaient été victime pendant la Seconde Guerre Mondiale. Pendant dix ans j’ai accumulé des données, de la documentation, et quand je suis devenu scénariste, j’ai ré-exploité tout ce fond documentaire pour écrire une fiction qui aurait pour arrière-plan le génocide tzigane.
Et vous Arnaud Bétend, avez-vous fait beaucoup de recherches ?
Arnaud Bétend – Pour la forme en elle-même, quand j’ai lu l’histoire, je me suis posé la question de comment j’allais dessiner ça. Non pas que j’ai une palette formidable, mais il y avait plusieurs possibilités. Je me suis rapidement arrêté sur l’idée d’exploiter les similitudes graphiques avec ce que proposait le cinéma de l’époque. Autant le cinéma français, du Clouzot, du Vivier, du Renoir que le cinéma américain. Donc un travail de mise en lumière au lavis. Les planches sont travaillées en noir et blanc, puis passées en sépia grâce à un filtre numérique que j’applique au dernier moment. Pourquoi ? Il y a plusieurs raisons. Déjà on avait peur que certains soient réfractaire au noir et blanc, mais aussi pour apporter une forme de chaleur et une espèce de distanciation. Avec le sépia, on reste comme dans le noir et blanc, dans l’évocation du temps passé. On pense aux tirages photos sépia. Cette distanciation a été utile surtout dans la deuxième partie. On aurait pu faire une mise en couleur très réaliste, mais comme on propose déjà un voyage au bout de l’horreur, on s’est dit que pour la représentation des camps de concentration, c’était une manière de mettre une barrière à l’horreur. Si on propose ça au lecteur et qu’on ne le ménage pas d’une certaine manière, qu’on ne le tient pas un peu par la main, ça peut être quelque chose de très compliqué, de très difficile à appréhender.
Cette question, qui peut même aller jusqu’à l’idée d’une séduction du lecteur par le dessin, m’a posé beaucoup de soucis. Jusqu’où esthétiser, et surtout quoi, comment montrer ? Ça a été très difficile. Ça commence un peu comme un polar, puis il y a l’initiation de la rencontre, mais quand on arrive dans les camps de la mort, j’ai eu beaucoup de soucis, je ne savais pas comment les représenter. J’ai un peu levé le pied sur les effets de lumières, qui sont peut-être plus travaillés au début. J’ai essayé d’être plus neutre. Mes semaines commençaient souvent par la vision de reportages, de témoignages très durs, qui me laissaient sur les rotules, complètement abasourdi. Et puis derrière je me retrouvais face à ma planche avec comme seuls outils les effets dramatiques propres à la bande dessinée. Des choix de cadrages, de lumière, de jeux d’acteurs. Disons que je ne me sentais pas, avec ces outils-là, à la mesure des témoignages. Michaël et mon éditeur ont été très présents pour me rassurer. J’ai eu de gros moments de doute.
Après, concrètement, il y a eu beaucoup de recherches documentaires, Michaël m’a fourni beaucoup de livres, quelques films. On était allés au Centre d’études tziganes à Paris, consulter quelques archives, voir quelques reportages qu’ils nous ont prêtés. Mon travail c’est celui de la mise en scène. Ça passe beaucoup par le détail, il y a la grammaire propre à la bande dessinée, qu’on agence avec des effets de cadrages, d’ellipses, avec des choix de dessins. Et puis derrière, c’est nourri par une recherche documentaire. Comme j’avais un certain souci de réalisme, le moindre décor me demandait d’aller vérifier, d’aller me nourrir d’anecdotes visuelles, qui donneraient l’illusion au lecteur qu’on le plonge dans la période et dans la zone géographique de l’histoire.
Comment raconteriez-vous cette BD en quelques mots ?
Michaël le Galli
– Ce livre raconte l’histoire d’un homme, Joseph, qui est ce que les Roms appellent un gadjo, c’est à dire un non-Rom. Il se joint à une petite communauté rom, parce qu’eux, comme lui, ont vu leurs enfants disparaître du jour au lendemain. Ils pensent qu’ils ont été enlevés. Arnaud le disait, ça commence comme un polar. À travers Joseph, on a notre Candide qui nous permet de découvrir le fonctionnement de la communauté rom, les mœurs, les rituels, les petites choses du quotidien aussi. Il y a l’histoire entre l’étranger et les Roms, l’amitié, l’amour, ces sentiments humains qui se développent et puis petit à petit ces choses-là, qui tissent une petite histoire, sont rattrapés par la grande Histoire. En 1942, Himmler décide de déporter tous les Roms d’Europe, un décret d’Auschwitz qui sera mis en application en 1943. Eux-même vont être déportés, dans un camp d’internement d’abord, en République Tchèque, ou Bohème-Moravie à l’époque, puis à Auschwitz. Et on va découvrir l’horreur qu’ont vécu les Roms au camp.
Pourquoi avoir choisi de parler des Roms ?
Michaël le Galli – Déjà il y a le fait d’avoir découvert qu’on en parlait peu, c’est un peu les grands oubliés de l’Histoire. Et ça, ça m’a interpellé, dérangé, choqué presque même. Ils ont vécu ce qu’a vécu le peuple juif. Ils ont été déportés, exterminés par les nazis pour ce qu’ils sont, un peuple. Et ils n’ont rien réclamé à la Libération, ils n’ont rien eu évidemment. Nous ne sommes pas les portes-paroles des Roms, mais eux n’ont pas de portes-paroles forts. Ils n’ont pas un Primo Lévi qui permettrait de témoigner, un Lanzmann, un Maus de Spiegelman. C’est une forme d’injustice, dont on voulait témoigner à notre façon. Parce que c’est important.
Comment avez-vous travaillé ? On sent qu’il y a énormément de documentation. Comment s’est passé le découpage pour construire l’histoire à partir de vos recherches ?
Michaël le Galli – On est partis de l’histoire des personnages. On a ensuite utilisé toute cette documentation pour replacer l’histoire dans le contexte de l’époque pour chacun des épisodes, et en vérifier la cohérence par rapport à la chronologie réelle, par rapport aussi aux mœurs, coutumes. On avait beaucoup de documentation à caractère ethnologique qu’on a exploitée, utilisée. La langue notamment, on a trouvé cet espèce de Graal qu’était un dictionnaire rom caldérache/français qui permettait de donner cette tonalité dans les dialogues. Tout ça a nourri l’histoire. La base c’est quand même le récit mais derrière il y a un arrière-plan hyper rigoureux, le plus juste possible, par respect pour ce qu’ils ont vécu. J’ai fait des recherches importantes, mais Arnaud aussi. Par exemple je lui disais « Voilà, il rentre dans le bureau du docteur », et lui était obligé d’aller chercher quels sont les interrupteurs, quel poste DSF ils utilisaient… ça prend un temps fou. C’est ce qui crédibilise l’histoire, le lecteur n’est pas censé voir tout ça, du moins à la première lecture, mais ça lui permet d’y croire davantage.
Arnaud Brétend – C’est le travail de tout dessinateur qui traite l’Histoire… Je suis en train de travailler sur un récit qui se passe dans les années 80, je vais chercher de la même manière les costumes, les voitures. Dix ou vingt ans plus tôt, on est déjà dans l’Histoire. Pellerin avec son Epervier l’a très bien fait. C’est un mélange d’honnêteté qu’on doit avoir avec le lecteur, de défi personnel aussi. Mais on peut s’y perdre, c’est sans fin, jusqu’au moindre bouton de manchette. Jusqu’où va l’honnêteté ? Il y a sûrement quelques erreurs, mais j’ai cherché à ce que mes cases soient aussi justes que possibles. Même si cette justesse, c’est un fantasme. Ce n’est pas un retour dans le passé, c’est une tentative de retranscrire aussi fidèlement que possible l’idée qu’on se fait de la réalité. Le livre a aussi une valeur pédagogique.
Michaël le Galli – Oui, il peut être utilisé comme support scolaire, ce qui est le cas puisqu’on a des demandes d’interventions dans des collèges et lycées. Parce que c’est au programme et que ça peut apporter quelque chose.
Arnaud Bétend – On a une responsabilité à partir du moment où on veut toucher autant que possible les gens, les jeunes, de crédibilité, de justesse, mais qui reste un fantasme, la limite on la pose soi-même.
Combien de temps avez-vous travaillé dessus ?
Michaël le Galli – Il faut compter à peu près dix ans de recherches et un an d’écriture de scénario.
Arnaud Bétend – Quelques années… mais aussi parce que j’ai tout mis en place. C’est mon premier livre, je sortais de quelques années d’inactivité, et le dessin ce n’est pas comme le vélo. On a des restes, mais si on n’a pas trop perdu, on n’a pas non plus progressé. J’avais quand même un certain bagage pour moi. J’ai fait une école à Lyon, travaillé sur quelques ouvrages collectifs, mais un travail exigeant comme pour Batchalo a requis beaucoup de travail. La technique que j’utilise, le lavis, est aussi assez laborieuse. Donc voilà, mon exigence de représentation, un manque de technique lié à mes débuts, ont fait que j’ai travaillé longtemps. Ce ne sont pas quatre années que je mets en avant pour dire que j’ai fait quelque chose d’énorme, ce sont quatre années de galères personnelles. Par exigence aussi, parce que je voulais être à la hauteur de ce qu’on voulait faire.
Avez-vous quelque chose à rajouter ?
Michaël le Galli – Oui : un des autres objectifs de ce livre, c’est qu’il serve de support pour quelque chose de concret. En 2007 un groupe parlementaire a déposé un projet de loi pour la reconnaissance du génocide tzigane pendant la Seconde Guerre Mondiale, ce projet de loi est resté lettre morte. Idem en 2011. Il y a quelques jours (l’interview a été réalisée le 27 octobre au festival Quai des Bulles) un groupe parlementaire a déposé à nouveau un projet de loi et on attend des réponses. J’ai appris par un conseiller parlementaire que c’était à l’étude, et j’ai envoyé un mail au Président de la Commission des lois pour lui demander ce qu’il en est, et comment il se positionne lui. Parce qu’il se trouve que c’est mon député, que j’ai élu et que je suis donc en droit de lui demander des comptes. Donc si ce livre peut avoir un intérêt en tant que support pour faire passer ce projet de loi ça serait pour nous une énorme satisfaction.
Arnaud Bétend – Il y a une première valeur pédagogique, en tout cas on espère que la BD donnera à chacun l’envie de se documenter, et d’aller au-delà des idées reçues sur ces gens. Et aussi une valeur politique, pour montrer que la BD, un support « populaire », peut parler de sujets graves.
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Les Commentaires
Et je trouve qu'on devrait en parler plus comme pour les autres victimes. D'ailleurs, il y a un film que j'ai bien aimé que parle du sujet Liberté de Tony Gatlif