La mode n’est qu’un éternel recommencement — de tendances, mais aussi de scandales. Aussi, depuis quelques années, à chaque fois qu’une maison de luxe s’empare de codes perçus comme issus des classes populaires, cela suscite une petite controverse.
Demna Gvasalia, DA de Balenciaga, revisite régulièrement des codes des classes populaires
Directeur artistique de la maison patrimoniale Balenciaga depuis 2016, le styliste géorgien Demna Gvasalia revisite régulièrement des vêtements archétypaux, voire caricaturaux, de certaines classes sociales, dont les plus populaires, pour les faire défiler dans l’épicentre du luxe mondial : Paris.
Dès sa première collection Balenciaga, pour l’automne-hiver 2016/2017, il avait marqué les esprits par la réécriture version luxe de sacs souvent utilisés par des personnes modestes, sans-abri, ou réfugiées. Ils étaient même baptisés Refugee bags, mais la maison les a rapidement renommés Barbès bags, sentant poindre le scandale… Même si Barbès reste le nom d’un quartier populaire de Paris, ce qui est une manière plus subtile de signifier quelque chose de similaire.
Ces immenses cabas en toile plastifiée, souvent rayés ou à carreaux, Demna Gvasalia les a réimaginés version cuir. Le scandale n’a pas tardé — et avec lui est venu le succès commercial, comme souvent à l’ère de l’indignation sur les réseaux sociaux qui ne fait qu’améliorer le référencement et le désir des personnes qui ont les moyens de s’offrir ce genre de pièces.
Puisque la recette a fonctionné une première fois, Balenciaga réitère régulièrement l’opération : avec des cabas en cuir d’inspiration Ikea, ou encore des cabas pour couettes.
Signe que cela se vend bien, la maison continue donc de reconduire et décliner l’idée, de saison en saison. Et ce, sans même avoir besoin d’en assurer la promotion puisque des personnes continuent de le faire bénévolement sur les réseaux sociaux en s’indignant publiquement à grands renforts de capture d’écran, scandalisées qu’on ose vendre un cabas en cuir à quatre chiffres, inspirés des modèles vendus autrefois quelques centimes par Tati.
Autant de questions suscitées par ce sac vendu par une maison de luxe qui a l’habitude de s’adresser plutôt à une clientèle fortunée, mais en train d’élargir son public à une cible plus jeune, notamment grâce à ce genre de pièces qui détournent les codes des cultures populaires.
Cette ironie est même devenue une forme de marque de fabrique de Demna Gvasalia, qui, avant d’arriver chez Balenciaga, avait co-fondé la marque Vêtements. Cette dernière avait notamment su faire parler d’elle car elle a vendu un t-shirt librement inspiré des uniformes des livreurs DHL (souvent eux-mêmes issus des classes laborieuses).
Aujourd’hui chez Balenciaga, le styliste ne fait donc que poursuivre ce qui l’a mené au succès : interroger le vrai du faux dans la mode, où il suffit de seulement sept différences pour échapper aux procès en contrefaçon.
On ne peut pas parler d’appropriation culturelle, puisqu’il ne prétend pas avoir inventé ce genre de sacs, dont tout l’intérêt repose justement sur le fait d’être une réécriture ; d’autre part, les cabas Tati n’ont pas non plus été inventés par une culture en tant que telle, mais bien par une marque pour y ranger des courses, tout simplement.
Que les dominants imitent les dominés, une ultime performance de classe sociale
Ce sac Balenciaga qui réécrit Tati opère et incarne en revanche une forme de retournement carnavelesque, c’est-à-dire qu’il inverse de façon symbolique les hiérarchies de classe et de pouvoir, le noble et le populaire, puisque ce sont les dominants qui imitent les dominés.
Un jeu auquel adore s’adonner la mode de luxe, comme une performance de classe ultime où imiter les plus pauvres sans subir les mêmes préjugés et préjudices permet justement de mettre encore plus en valeur ses privilèges, par effet de contraste et de comparaison.
Autrement dit, les plus riches peuvent avoir l’impression de s’encanailler avec un sac Balenciaga qui ressemble à du Tati, et c’est d’autant plus amusant pour eux qu’il s’agit presque d’un déguisement dans lequel on peut rentrer aussi facilement qu’on peut en ressortir (contrairement à la vraie galère…).
Tandis que les personnes qui s’en insurgent ne font qu’enrichir la charge symbolique de cette pièce, qui sera donc sûrement reconduite encore et encore, jusqu’à avoir cessé de buzzer (signe qu’elle aura perdue toute signification, d’une certaine façon).
L’histoire du détournement de Tati, des classes populaires au luxe
D’ailleurs, c’est loin d’être la première fois qu’une marque de luxe s’empare du fameux motif Tati. En 1991, le grand couturier franco-tunisien Azzedine Alaïa était sans doute le tout premier à tenter une collab masstige (contraction de prestige et production de masse : c’est comme ça qu’on surnomme les co-créations entre grands noms du luxe et géants de la consommation de masses, comme le fait régulièrement H&M).
Inspiré par les sacs en bâche à carreaux de l’enseigne de produits low cast Tati, qu’il connaît bien pour les croiser régulièrement dans les quartiers les plus populaires de Paris et au bras des familles les plus modestes dans les aéroports pour rentrer au « bled », Alaïa y taille des vêtements sexy, ultra désirables, aux prix étonnamment bas et a reversé les bénéfices des ventes à une cause humanitaire.
Profondément sincère et respectueuse, cette collab’ Alaïa x Tati a tellement marqué les esprits qu’elle ressurgit parfois sur les podiums d’aujourd’hui.
La collection Louis-Vuitton printemps-été 2007 par Marc Jacobs, d’abord, puis Céline automne-hiver 2013-2014 par Phoebe Philo ont ainsi repris les fameux carreaux pied-de-coq colorés si caractéristiques de la référence française du hard discount fondée en 1948. Sauf que cette fois, point de velléités de reverser des bénéfices à une asso, ni même de rendre accessible le prix des produits d’inspiration Tati… L’hommage n’est pas revendiqué. Tati continue lentement mais sûrement de faire faillite.
Et depuis 2016, donc, c’est Balenciaga par Demna Gvasalia qui ne fait que battre le fer de la lutte des classes pour y forger son succès critique et commercial. Lui-même né en 1981 et issu d’une modeste famille géorgienne, il détone donc par sa (n)ostalgie postsoviétique, à la fois exclue de l’American dream et biberonnée à MTV, donnant naissance à cette mode trash, pleine de clins d’oeil ironiques, qui semblent tout droit sorti d’une after berlinoise pour habiller des bourgeoises (ou Aya Nakamura dans son nouveau clip, C’est Cuit)
Soit pile de quoi percer sur les réseaux, en bien ou en mal, et donc vendre comme des petits pains des cabas vidés de leurs stigmates populaires. Et ça fait des chocs à prix qui piquent.
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