C’est officiel : Aya Nakamura chantera à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024. Il se pourrait même qu’elle y chante du Edith Piaf d’après des informations de L’Express du 29 février 2024. Seulement, à peine la nouvelle est-elle tombée qu’on assiste au désormais traditionnel déchaînement d’attaques médiatiques pleines de mépris de classe, de racisme et de sexisme. Décryptage.
DNK, c’est le nom du quatrième album d’Aya Nakamura (en hommage à son véritable patronyme, Danioko), qui continue de faire danser la planète tout en souffrant d’un certain mépris en France. Il est sorti le 27 janvier 2023, non pas précédé d’un marathon promo comme le font de nombreux artistes hexagonaux, mais plutôt de quelques coups médiatiques triés sur le volet : la cover-story du prestigieux M, le magazine du Monde, le podcast de Lena Situations « Canapé 6 places », ainsi qu’une interview avec le journaliste musique Mehdi Maïzi pour son émission « Le Code Radio » sur Apple Music. Signe que l’artiste sait bien qu’elle n’a pas besoin des médias traditionnels pour pulvériser des records, comme l’avaient prouvés ses précédents efforts. Flashback et analyses.
Aya Nakamura, avant la sortie de son quatrième album DNK le 27 janvier 2023
Si, AYA, le troisième opus de la chanteuse sorti le 13 novembre 2020, s’avère plus chanté et personnel que son précédent opus qui lui a ouvert les portes d’une renommée internationale, il s’accompagne d’un retournement de situation médiatique symptomatique des enjeux de racisme, de misogynie, et de classisme en France. Ou comme le résume pour Madmoizelle Marie-France Malonga, sociologue des médias, spécialiste de la représentation sociale et médiatique des minorités :
« Les médias dominants français comprennent désormais qu’ils ont besoin d’Aya Nakamura, mais elle n’a pas besoin d’eux. »
Diva capricieuse, angry black woman et bête sexuelle
« Ça blesse, ça blesse », Yann Barthès (vous l’avez ?) quand Aya Nakamura lui fausse compagnie pour l’émission Quotidien du 13 novembre 2020 (soit le jour de la sortie de son nouvel album, baptisé de son prénom).
Ce qui devrait être un problème pour l’artiste, qui rate une occasion de promotion, est présenté comme un crime de lèse-majesté par plusieurs médias, à commencer par l’animateur star de TMC qui raconte à l’antenne avoir été planté à la dernière minute.
La sociologue Marie-France Malonga analyse ainsi cette stratégie médiatique :
« Cela peut être interprété comme une manière de la faire passer pour une diva capricieuse, un cliché sexiste, qui renvoie au soupçon d’hystérie, que beaucoup cherche à lui coller pour délégitimer sa réussite.
Or le succès d’audience du JT de M6 avec elle prouve bien à quel point Aya Nakamura peut amener du public »
L’experte des médias, Marie-France Malonga, poursuit :
« Les femmes noires en particulier sont constamment renvoyées à deux stéréotypes. Celui de l’angry black woman, ce qu’on appellerait plutôt en contexte français la « mama fâchée ». Ou celui de la bête sexuelle.
Ces stéréotypes déshumanisants ont souvent été calqués par les médias français à l’encontre d’Aya Nakamura, la renvoyant sans cesse à son origine, son physique, sa taille, ses courbes. Souligner continuellement ses spécificités physiques est une façon de l’altériser en permanence.
Ce qui renvoie, comme message implicite : « Cette personne est différente et ne vient pas de chez nous. »
Maintenant, le succès international d’Aya Nakamura opère une forme de validation pour les médias français qui commencent enfin à la considérer comme une chanteuse française et singulière.
Pour moi, c’est clairement une magicienne des mots. »
Sexisme + racisme + classisme = Aya Nakamura ?
Ce statut de chanteuse lui a d’ailleurs longtemps été refusé, comme le regrettait Aya elle-même dans une interview au Parisien :
« Certains pensent [que je suis une rappeuse] car je suis une renoi qui vient des quartiers. C’est un cliché de gens qui ne m’écoutent pas. »
Pour Eloïse Bouton, fondatrice du média Madame Rap, dédié aux femmes et aux LGBT+ dans le hip hop, ce raccourci est un phénomène récurrent :
« Croire que le rap est le genre musical de prédilection des personnes racisées issues de banlieues populaires est un raccourci qu’entretiennent beaucoup de personnes, surtout du côté des médias mainstream. L’usage de la langue d’Aya Nakamura que les dominants ne comprennent pas forcément a également joué dans l’acharnement qu’elle subit. D’où les nombreux articles qui s’offusquaient de l’argot employé dans « Djadja » ou « Pookie », ou alors tournaient ses paroles en dérision, sans jamais envisager que cela puisse être une forme d’expression artistique. De la poésie, en fait. »
Bizarrement (non), les médias français n’ont jamais cherché avec la même ferveur la signification des paroles de Christine & The Queens (« J’fais tout mon make up / Au Mercurochrome / Contre les pop-ups /qui m’assurent le trône » dans le titre Tilted) ou de Julien Doré (« Sur ta peau mellow sublime / Les dauphins du large / Ont le coeur tropico-spleen / Au lointain rivage / Je te veux Coco Câline » dans Coco Caline). Parce que les médias dominants français leur reconnaissent le statut d’artistes pop, autorisés à toutes formes de licences poétiques.
Ce qu’ils refusent encore à Aya. Et ça repose sûrement sur un malheureux mélange de sexisme, racisme et classisme, d’après l’experte musicale, Eloïse Bouton :
« C’est pour des raisons sexistes, racistes et classistes, selon moi. La pop en France me semble profondément liée au genre musical de la variété, dont les hommes blancs cisgenres et hétérosexuels ont été les plus visibilisés historiquement.
Refuser à Aya Nakamura le registre pop, c’est la nier comme chanteuse populaire.
Son succès public s’oppose au regard des dominants, relayés par les médias, qui s’estiment encore comme les seuls à pouvoir juger de ce qui est bon ou non, digne d’être de l’art ou non. »
Du mépris de classe réservé à son genre musical inclassable
La difficulté à catégoriser la musique d’Aya Nakamura joue également dans la difficulté des médias français à reconnaître sa réussite, selon Eloïse Bouton :
« Le style musical d’Aya Nakamura se situe du côté de la pop, du R’n’B et de l’afro-beat. Ce pays qui adore les étiquettes peine aujourd’hui à classer les artistes contemporains qui mélangent les genres et influences musicales. Ielles ne font pas juste du rap, juste de la pop, ou juste du R’n’B. J’espère qu’on va enfin laisser les artistes s’autodéterminer.
En attendant, l’appellation « musiques urbaines » n’a aucun sens selon moi. S’il existe une musique des villes, quelle serait la musique des champs ruraux ?
C’est une expression de dominants, et même de colons dans le cas de l’expression « musique du monde » selon moi. À l’origine “musiques urbaines”, c’est une invention d’institutions qui refusent de reconnaître le rap comme un genre.
À cette catégorie artificielle ont été ajoutés au fil du temps d’autres genres musicaux qui n’ont absolument rien en commun, si ce n’est d’être surtout produit par des personnes racisées. Cette catégorisation me semble tellement méprisante. »
Si la musique reste l’un des rares espaces d’expression où les personnes racisées peuvent réussir en France, Aya Nakamura est la première femme noire à cartonner à ce point.
Karima Ramdani, docteure en sciences politiques, qui a notamment étudié les carrières musicales des Françaises dans le hip hop et le R’n’B des années 1990 à 2000, constate auprès de Madmoizelle que la chanteuse de Djadja est bien l’exception qui confirme la règle :
« Aya Nakamura a fait irruption sur un espace médiatique et culturel qui a tendance à rejeter les femmes à la peau foncée. Elle s’est érigée de façon quasi-autonome, en grande partie grâce aux réseaux sociaux où elle a construit les bases de son succès, sans dépendre des médias traditionnels qui lui courent désormais après car ils réalisent combien ils sont à la traîne. »
Comment Aya Nakamura survit à la misogynoir
La reine de la Nakamurance retourne et se réapproprie donc ce qui était jusque-là un stigmate dans l’industrie de la musique française : être une femme noire à la peau foncée.
La sociologue des médias Marie-France Malonga confirme auprès de Madmoizelle la dynamique coloriste qui a pu compliquer la reconnaissance de la chanteuse :
« Le colorisme est une forme de racisme où la couleur de peau joue un rôle de marqueur social. Plus on est foncée, moins on est perçue comme belle, méritante, noble, selon des logiques héritées de l’esclavage.
Mais Aya, en se présentant dans sa musique et ses apparitions publiques comme maîtresse de sa vie, de son esthétisation, dans le contrôle de son hypersexualisation, renverse la donne. Même dans sa façon d’occuper l’espace, elle impose une posture de femme puisante, la tête haute.
Elle tord le cou aux idées reçues selon lesquelles une femme noire ne peut être vendeuse, inspirante, fédératrice. »
Aya Nakamura retourne même ce que la chercheuse afro-américaine et queer Moya Bailey définit comme la misogynoir, oppression structurelle que subissent les femmes noires à cause de la conjugaison spécifique de leur genre et de leur race sociale.
Mais si la chanteuse n’épilogue jamais sur ces questions, c’est sans doute par stratégie, d’après Karima Ramdani :
« Je pense qu’Aya Nakamura a aussi compris qu’elle a intérêt à ne pas (encore) politiser sa carrière. Car on lui poserait encore plus de questions sur le féminisme, le sexisme, le racisme. Elle serait sévèrement attendue au tournant. C’est plus facile de répondre « je ne sais pas » que de faire une réponse forcément clivante ou insuffisante. »
Comme Beyoncé, Aya Nakamura semble donc avoir compris le paradoxal pouvoir du silence quand on est une chanteuse qui veut survivre à la misogynoir.
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Crédit photo de Une : Fifou.
Les Commentaires
A la réflexion, j'en étais venu à me demander pourquoi le choix de l'artiste qui chanterait à la cérémonie semble s'être fait à la dernière minute - seulement quelques mois avant. J’en suis honnêtement arrivé à la conclusion que ce n’est peut-être pas uniquement dû à de la mauvaise organisation puisqu’après tout, la chorégraphie de danse a été prévu dans les temps ; mais qu’il est possible qu’Aya Nakamura n’était pas le premier choix pour chanter à l’ouverture.