Esther est partie recueillir les témoignages des jeunes femmes de plusieurs pays à travers le monde, avec une attention particulière portée aux droits sexuels et reproductifs : liberté sexuelle, contraception, avortement.
Elle a déjà rendu compte de ses rencontres avec des Sénégalaises, puis avec des Libanaises, elle a aussi suivi les débats sur l’avortement en Irlande et en Argentine. Sa cinquième étape l’a menée au Chili !
Retrouve le sommaire des reportages, interviews et autres articles qu’elle y a réalisé ici !
Tu peux suivre au jour le jour ses pérégrinations sur les comptes Instagram @madmoizelledotcom et @meunieresther, avant de les retrouver ici bientôt !
- Précédemment : Un an après la légalisation partielle de l’IVG au Chili, les femmes continuent de souffrir
En arrivant à Santiago, j’ai rencontré Alina*. Elle m’avait été recommandée par un ami d’une amie, pour parler d’avortement.
Mais en allant la voir, je savais simplement que le sujet l’intéressait.
J’ignorais qu’au terme d’une discussion théorique, elle allait elle-même me raconter son avortement, effectué quelques années auparavant, alors que l’IVG était totalement interdite au Chili.
En effet, la loi sur l’IVG y demeure très restrictive : en août 2017 elle a enfin été autorisé de pratiquer l’avortement en cas de grossesse due à un viol, en cas de malformation fatale du fœtus, et en cas de danger pour la vie de la mère.
Pour en savoir plus, je te conseille de lire le premier volet de cette enquête.
J’ignorais aussi que depuis son propre avortement, Alina avait aidé des dizaines de femmes à avoir accès à l’IVG.
J’ai retranscrit son témoignage tel quel, parce que mes mots n’apporteraient rien de plus que les siens, ma voix, rien de plus que la sienne qui s’est parfois faite tremblante au cours de son récit.
Alina, 20 ans, enceinte
En 2010, j’avais 20 ans lorsque j’ai découvert que j’étais enceinte.
Dans ma famille, on est très fertiles… Moi je prenais la pilule, mais j’ai pris un traitement qui a interféré avec elle – personne ne m’avait dit que c’était possible.
Ça a suffi pour que je tombe enceinte.
Ça faisait 5 ans que j’étais en relation mais dès que j’ai appris ma grossesse, j’ai su que je voulais avorter.
Je ne savais pas quoi faire, vers qui me tourner. Je ne connaissais pas de féministes, il n’y en avait pas dans mon entourage.
Avortement illégal : Google est ton ami ?
Je suis allée faire une échographie pour vérifier qu’il ne s’agissait pas d’une grossesse extra-utérine.
J’étais très mal à l’aise car le médecin m’a félicitée et m’a même offert de l’acide folique [NDLR : un complément alimentaire conseillé aux femmes enceintes].
En rentrant, j’ai tapé dans google « venta misoprostol chile » [NDLR : vente de misoprostol Chili, le misoprostol étant un médicament abortif].
J’ai trouvé un dealer. J’ai acheté une dose, à l’époque ça coûtait 90 000 pesos, ce qui équivaudrait aujourd’hui à 115 000 pesos [NDLR : environ 150€].
Pour le payer, j’ai dû vendre mon appareil photo… Mon mec ne m’a pas aidée à le financer, dans tout ça il a été inutile.
Je suis allée seule récupérer le médicament, je suis rentrée chez moi avec une amie et elle est restée avec moi jusqu’au lendemain.
Avorter, c’est risquer d’être dénoncée
À l’époque, le misoprostol se prenait par voie vaginale, et si on se faisait dénoncer, ça pouvait être grave.
Comme tout ne semblait pas se dérouler normalement, j’ai fini par aller à l’hôpital en prétextant une fausse couche. J’étais venue avec mon copain, « l’inutile », mais il n’a pas eu le droit de m’accompagner.
J’ai été auscultée par un médecin, accompagné de 15 étudiants.
C’était terrifiant. J’ai demandé à ce que ces derniers partent, mais le médecin a rétorqué « si tu ne te tiens pas tranquille, je te dénonce ».
Ça m’a d’autant plus choquée qu’il s’agissait de mon médecin de famille.
Je n’avais parlé de ma grossesse à personne dans ma famille. Comme elle est très catholique, je craignais leur réaction. Mais en rentrant, je leur ai dit ce qui c’était passé. J’étais trop en colère contre ce médecin pour le garder pour moi.
D’ailleurs en février j’ai fini par quitter la maison. J’ai décidé de partir à cause de ce différend éthique.
Le choc septique, comme une épée de Damoclès
Après cette consultation désastreuse à l’hôpital, j’aurais dû prendre des médicaments et retourner voir le médecin en question, mais j’avais peur alors je ne l’ai pas fait.
J’ai rapidement déclenché une infection, mais je ne voulais pas retourner à l’hôpital et risquer d’être dénoncée, ou de nouveau soumise au même traitement dégradant…
Heureusement la mère d’une amie qui est infirmière a pu me faire une ordonnance, j’ai pris les médicaments appropriés et l’infection s’est progressivement résorbée.
Mais après ça malheureusement, je n’ai pas osé retourner voir un gynécologue pendant deux ans.
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L’IVG, un tabou jusqu’où ?
Quelques années plus tard, dans la rue, je suis passée devant des jeunes filles qui tractaient.
Elles appartenaient au camp des « anti-choix », elles avaient des slogans tels que « avortement = meurtre ».
J’allais les dépasser, et puis finalement je me suis retournée et je leur ai dit que moi, j’avais eu recours à l’avortement.
J’ai dû les effrayer, et ce n’était peut-être pas très efficace pour convaincre, mais c’est à ce moment-là que je me suis enfin déchargée du poids qui me pesait.
C’est à partir de là que j’ai commencé à en parler autour de moi. Mais personne d’autre n’en parlait vraiment, y compris dans les milieux féministes que j’avais intégrés.
De fil en aiguille, je suis un peu devenue la référente en la matière, c’était vers moi qu’on se tournait pour demander conseil en cas de grossesse non désirée.
Et puis j’ai commencé à fournir moi-même le médicament, comme une « dealeuse officielle ».
J’avais au moins deux demandes par semaines.
Avorter, même avec une pilule, demeure risqué lorsque c’est illégal
Un jour, je n’avais plus de doses suffisantes, alors j’ai eu recours à un autre dealer pour aider une jeune fille. Il lui a filé une dose incomplète, elle a fait une grosse infection qui a été très dure à soigner…
Il y a des gens effectivement qui en profitent pour se faire de l’argent sur le dos des femmes en détresse.
Pour ma part, généralement, je fais venir les médicaments d’autres pays du Mexique et d’Argentine, dans des boîtes d’autres médicaments.
Celles qui y vont pour une raison ou pour une autre en ramènent, on se cotise.
Depuis la loi d’août 2017 les médicaments sont devenus légaux, car il faut bien pouvoir les donner dans les trois cas où l’IVG est autorisée.
Malgré ça, les distribuer n’est pas autorisé librement, et on peut être inculpées pour trafic de médicaments. Après, on ne risque pas grand chose de plus.
L’IVG illégale, un problème de pauvres
Par contre, même si dans mon réseau on parvient à se débrouiller avec le médicament, il y a encore beaucoup d’avortements dans des conditions encore plus déplorables. Par exemple avec une sorte de thé de persil, ou du céleri.
C’est le cas pour les personnes qui n’appartiennent à aucun milieu féministe, et celles dans les campagnes. Elles utilisent des méthodes anciennes.
À l’époque d’avant la dictature, certaines d’entre elles étaient légales, pour prévenir les avortements clandestins [NDLR : l’avortement était en effet légal au Chili avant que le dictateur Pinochet ne fasse changer la loi en 1989].
D’ailleurs, à propos des variations de lois en fonction de la période historique, il y a cette anecdote au sujet de l’hôpital Barros Luco Trudeau.
Les médecins y avaient un appareil pour pratiquer l’IVG par aspiration. Il paraît que lorsque les militaires sont venus, c’est la première chose qu’ils ont confisquée !
C’est d’ailleurs un peu ironique : en réalité, nos mère qui ont grandi sous la dictature sont plus conservatrices que nos grands-mères à ce sujet…
J’ai été très émue par le parcours d’Alina, qui a avorté dans la honte et le secret, et qui aujourd’hui agit de sorte à ce que d’autres ne subissent pas le même traitement.
Bien sûr, elle fait cela dans la mesure du possible étant donné la législation qui demeure extrêmement restrictive dans ce pays conservateur.
Mais c’est grâce à des femmes comme elle qui se battent qu’un jour, la situation se libéralisera au Chili et dans le reste de l’Amérique Latine.
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*Le prénom a été modifié
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