Esther est partie recueillir les témoignages des jeunes femmes de plusieurs pays, à travers le monde, avec une attention particulière portée aux droits sexuels et reproductifs : liberté sexuelle, contraception, avortement.
Elle a déjà rendu compte de ses rencontres avec des Sénégalaises, puis avec des Libanaises, elle a aussi suivi les débats sur l’avortement en Irlande et sa quatrième étape l’a menée en Argentine !
Tu peux suivre au jour le jour ses pérégrinations sur les comptes Instagram @madmoizelledotcom et @meunieresther, avant de les retrouver ici bientôt !
En Argentine les femmes avortent tout en se battant pour y avoir droit, légalement.
Les conditions d’accès à la procédure varient énormément selon le milieu social et l’origine géographique de la personne qui souhaite y avoir recours comme je l’abordais au cours d’articles précédents.
Des médecins et associations permettent par exemple d’avorter sans risquer sa vie – le mifepristone et le misoprostol, les médicaments les plus couramment utilisés pour avorter, ont d’ailleurs révolutionné l’accès à l’IVG comme ce fut le cas dans beaucoup d’autres pays.
Mais la procédure demeure illégale et peut faire d’une femme une criminelle. Le code pénal indique ainsi dans son article 88 que « la femme qui provoquera son propre avortement ou qui consentira à ce qu’on lui en procure un sera punie de un à quatre ans de prison ».
Un cas emblématique illustre cette réalité en Argentine : « l’affaire Belén ».
« L’affaire Belén », l’injustice de trop
Belén* est une jeune femme qui a passé plus de deux ans en prison suite à une fausse couche.
Accusée d’avortement, elle a finalement été innocentée grâce au travail de son avocate, Soledad Deza, avec qui j’ai pu échanger. Cette dernière m’a raconté l’histoire telle qu’elle l’a vécue.
« D’abord, il faut replacer les faits : Belén s’est rendue un jour à l’hôpital de Tucumán avec des douleurs abdominales. Elle a été hospitalisée et on lui a d’abord diagnostiqué une péritonite [ndlr : une crise d’appendicite aiguë].
Finalement ils ont détecté qu’elle était en train de faire une fausse couche, alors même qu’elle ignorait qu’elle était enceinte : elle avait fait un déni de grossesse. Elle a donc été déplacée en service gynécologie, son dossier médical parlait alors d’une fausse couche sans complications.
Mais ensuite les mêmes professionnels de santé qui s’étaient occupés d’elle l’ont accusée d’avoir provoqué l’avortement parce qu’un fœtus avait été retrouvé dans les toilettes de l’hôpital. Pourtant aucune étude génétique n’avait été faite pour prouver la filiation entre les deux.
C’est comme ça qu’elle est passée de l’hôpital à la prison où elle a été retenue pendant 29 mois avant d’obtenir d’abord sa liberté puis son absolution en mars 2017. »
8 ans de prison pour une fausse couche
Soledad Deza n’a pas défendu Belén dès sa première mise en accusation – d’abord pour « avortement », puis finalement pour « homicide commis sur un proche avec préméditation ».
« Je l’ai rencontrée le jour de sa condamnation à huit ans de prison. Le cas a atterri dans mes mains par hasard. »
Pour comprendre, il faut remonter un peu en arrière.
« J’avais déjà défendu une femme accusée d’avortement : le cas Maria Magdalena, en 2011/2012. Elle n’avait finalement jamais été condamnée parce qu’elle a pu bénéficier d’une défense féministe dès le début, une chance que n’a pas eue Belén.
C’était depuis cette affaire que j’avais intégré le mouvement des Catholiques pour le droit de choisir ainsi que la Campagne national pour l’avortement légal, sûr et gratuit.
Un jour une psychologue qui travaillait sur l’affaire Belén m’a appelée pour en savoir plus sur les limites du secret médical car j’étais reconnue comme une activiste sur ces thèmes-là. C’est comme ça que j’ai mis le doigt dans l’engrenage. »
Incarcérée pour une fausse couche
Soledad Deza m’explique que d’autres cas de mises en accusation pour avortement sont connus. Elle a d’ailleurs réalisé une enquête sur le sujet avec deux collègues, Mariana Alvarez et Alejandra Iriarte.
Entre 1992 et 2012, elles ont relevé 534 cas judiciaires pour avortement dans la seule province de Tucumán : dans 97% de ceux-ci, c’était la femme qui avait avorté qui était mise en accusation.
« Mais Belén est la seule, en tous cas dans la province de Tucumán, à avoir été emprisonnée pour ça. C’est pourquoi ce cas est encore plus grave, d’autant qu’il ne s’agissait pas d’un avortement mais d’une fausse couche. »
L’avocate affirme avoir vécu cette affaire « dans sa chair ».
« Je n’avais jamais eu une cliente qui était incarcérée. On a noué un lien, mes compagnes de la « Fondación Mujeres por Mujeres » et moi avons développé une empathie spéciale pour elle.
On lui rendait visite chaque jour, on avait une relation très proche. On partageait sa douleur. Ces mois de combat, je les ai vécus avec beaucoup d’attentes et d’espoir, d’anxiété, de souffrance. »
Se battre contre un système patriarcal
Elle estime que l’attention médiatique et la mobilisation de l’opinion publique autour du cas de Belén l’ont aidée à supporter le poids de ce combat, à trouver la force d’aller au bout.
« Je ne savais pas si on gagnerait. J’étais convaincue depuis le début que Belén avait raison, que le droit était de son côté.
Mais on ne devait pas se battre seulement contre une justice classiste et patriarcale, il fallait affronter le système patriarcal dans son ensemble : celui qui se retrouve dans les valeurs culturelles, les croyances religieuses qu’on nous enseigne et qui sont antagonistes aux droits des femmes.
Ce sont ces idées qui imprègnent ceux qui sont censés rendre justice, qu’il fallait défaire. Donc même si le droit était de notre côté, j’avais peur que l’institution et les juges en décident autrement. »
Le calvaire de Belén
Quant à Belén elle-même, Soledad Deza distingue deux périodes dans son calvaire.
« Elle a d’abord souffert d’énormément de culpabilité car sa première équipe de défense n’était pas féministe.
Une partie du travail que j’ai fait avec mes compagnes était donc de lui permettre de se débarasser de cette culpabilité. Il me semble qu’ensuite ça a changé, elle a pu se percevoir en tant que victime du système patriarcal.
Mais ça reste un calvaire marqué par beaucoup d’anxiété, qui lui a coûté cher. Elle a aussi dû quitter la province parce qu’elle faisait partie d’une famille dans laquelle sa situation pesait beaucoup. Dans sa communauté les stigmates étaient très forts. »
Au final, Soledad Deza est parvenue à faire libérer Belén dans un premier temps, puis à la faire innocenter le 27 mars 2017.
Un combat qui a fait avancer le débat
Son cas reste emblématique. Pour l’avocate, ce combat aura au moins servi à faire avancer la cause des femmes dans l’opinion publique.
« Il me semble que cela a contribué à rendre visible le débat au sujet de l’avortement. Ça a sensibilisé des gens qui étaient contre la légalisation de l’IVG car Belén qui était innocente aurait pu être n’importe qui, une sœur, une fille, une amie… Ça a participé à l’évolution des mentalités. »
Le vote du 14 juin dernier lui donne encore davantage d’espoir.
« Le vote des députées est le règlement d’une partie de la dette qu’a la société envers les femmes argentines.
Désormais, c’est entre les mains du Sénat, réputé pour être beaucoup plus conservateur, mais il me semble que le mouvement féministe a démontré sa force.
Je crois que cela empêchera les Sénateurs de se complaire dans une logique conservatrice. Je pense que la lutte féministe sera plus forte que le conservatisme de l’institution et que cette loi sera votée. »
Rien n’est gagné, mais pour que ce rêve devienne réalité, ce 26 juin 2018, Soledad Deza et des milliers d’Argentines descendront de nouveau dans les rues pour convaincre leurs sénateurs et sénatrices de l’importance de légaliser l’IVG.
Pour qu’il n’y ait plus jamais de Belén.
*Ce n’est pas son véritable prénom mais celui qui lui a été donné dans le cadre de l’affaire pour protéger son identité.
*Merci à Marie Jacquillard et Sophie Lopéz Van Houtryve de leur aide pour la traduction.
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