Avignon est une petite bourgade bien tranquille du Sud de la France, semblable en beaucoup de points à de nombreuses autres. D’août à juin, il est impossible d’y trouver un bar ouvert après le coucher du soleil. Prendre part à une activité culturelle réjouissante accessible à moins d’une heure de route relève du parcours du combattant. Le dimanche après-midi, les seuls à arpenter le centre-ville sont des armées de touristes en goguette et les rafales de mistral.
On ne peut pas sortir de chez soi la gueule enfarinée, le pyjama encore planqué sous le manteau sans croiser un collègue de travail, un ex ou un ancien prof de fac. Pour aller d’un bout à l’autre des remparts, si on ne compte pas les glissades dans les crottes de chien et les gamelles sur les pavés, ça ne prend qu’une petite vingtaine de minutes. Et quand on en parle, on dit « à » Avignon, et non « en ». Enfin… comme je l’ai dit, ça c’est d’août à juin. Parce qu’en juillet, c’est festival.
Petit rappel historique
Le festival d’Avignon a été fondé en 1947 par Jean Vilar. Au début, ça n’était qu’une semaine d’art dramatique, Une semaine d’art en Avignon. L’objectif est simple : faire sortir le Théâtre de la capitale, et faire connaître au plus grand nombre la création contemporaine. Ça, c’est le IN.
Tous les ans, un ou plusieurs artistes sont associés (cette année, c’est Charmatz… mais on se souvient surtout des années « scandaleuses », comme 2005, l’année Ian Fabre), et avec la direction du festival, ils invitent différents artistes à venir se produire dans la cour d’honneur du Palais des Papes, dans différents cloîtres, dans des carrières de pierre un peu en dehors de la ville, ou dans les gymnases des lycées.
Parallèlement à ça, dans les années 60 s’est développé un autre festival indépendant et sans programmation (à part celle mise en place par quelques théâtres). C’est le OFF. Aujourd’hui, le OFF c’est une énorme machine d’environ 1000 spectacles donnés dans les théâtres permanents de la ville mais aussi dans les nombreuses salles qui n’existent qu’en juillet.
Autant dire que tout ça crée un joyeux bordel dans la cité papale.
D’abord, y’a le mois de mai…
Tout commence au mois de mai, quand les potes comédiens, les amis parisiens en manque de cigales et de spectacle vivant, le cousin de l’oncle de la tante de la voisine de ton parrain qui s’est récemment découvert une passion – le théâtre de boulevard (et les jolies actrices) -, et la nana bossant pour une salle de spectacle que tu as vaguement rencontrée lors d’une soirée trop arrosée te demandent si tu ne leur sous-louerais pas ton appart en juillet. L’offre est alléchante, puisqu’en une semaine de sous-location (pas vraiment légale mais tolérée durant le festival), un Avignonnais du centre-ville se fait rembourser son loyer mensuel. Nombreux sont ceux qui acceptent la proposition, allant jusqu’à passer trois semaines au camping, ou PIRE, chez leurs parents.
Après mai, vient juin…
Au mois de juin, les Avignonnais s’arrachent les cheveux sur le planning du IN. Évidemment, ils (et par ils, je veux dire moi) mettent en place de savants calculs à base de « oui, mais Jean Robert fait la régie de cette salle, alors je suis sûre qu’il pourra me faire entrer en lousedé, mais en même temps la dernière fois j’ai refusé de lui filer un carambar, alors y’aura pas moyen d’avoir une invit’, mais d’un autre côté, je me demande si en passant par ma tata Véronique qui travaille à la mairie je pourrais pas avoir accès à la générale, sauf que si ça non plus ça marche pas je risque de louper le spectacle, ce qui me ferait un peu caguer (on est à Avignon, PACA, je le rappelle), mais tout de même 38 euros, c’est pas donné, JE SAIS PAS QUOI FAIRE ».
Oui, ils se prennent la tête. Enfin, s’ils aiment le théâtre. Sinon ils s’en cognent. Par contre, qu’on aime ou pas le théâtre, juin, c’est aussi le mois où on va profiter à mort de nos terrasses de café, tant qu’elles sont à moitié vides et qu’on peut choper une place à l’ombre les doigts dans le nez.
Certains Avignonnais (et par certains Avignonnais, j’entends moi) font des nuits de 18h, en prévision des nuits blanches qu’ils vont enchaîner d’ici peu. Et pour cause : ils savent que le juilletiste est un joyeux drille qui aime faire la fête jusque tôt le matin en riant très fort et en récitant les Fables de la Fontaine sous sa fenêtre (true story).
Puis vient juillet…
Puis arrivera enfin le mois de juillet. Les premières troupes débarqueront en même temps que les températures supérieures à 30°C, quelques jours avant le début officiel des festivités pour être sur le pied de guerre. C’est que tous les ans, quelques jours avant le début du OFF, la mairie d’Avignon autorise l’affichage que je ne qualifierais pas de sauvage, mais presque. Avignon passera en une nuit de la petite ville où les décorations murales se limitent à quelques « va niké ta mair et la polisse ossi » et à deux-trois affiches pour la soirée mousse du Macumba Night avec Matt Pokora en guest, à un capharnaüm sans nom où le moindre poteau, le moindre platane, la moindre grille sont prétextes à l’accrochage de pancartes multicolores. Genre comme ça :
Puis enfin, c’est la parade. C’est là que tout commence vraiment. Les Avignonnais font connaissance avec les hurluberlus qu’ils verront chaque fois qu’ils mettront le nez dehors. Les festivaliers arrivent en masse.
Et à partir de là, Avignon mute en foire au grand n’importe quoi. Tu ne pourras pas faire un pas sans qu’un petit jeune payé une misère te tende un tract et te récite un petit laïus sur un spectacle : « oui, bon ben alors c’est un spectacle bien, ça parle de l’amour et des sentiments et surtout du sexe, c’est bien écrit, c’est drôle, l’actrice principale a des gros seins, une place achetée une place offerte, et en plus dans le théâtre y’a la clim » (la présence de la clim, plus que le casting, le scénario ou la place offerte, est un argument de vente majeur).
Souvent c’est lourd, parce que tu voulais juste aller t’acheter une baguette, et tu reviens sans pain (rupture de stock) mais avec 43 flyers pour 64 spectacles différents. Au restaurant, tu te feras draguer par un sosie d’Elvis période obèse. Au café, une troupe viendra te faire un free hug (alors que t’avais commandé un Pac à l’eau). Tu pourras pas rentrer chez ta copine Frénégonde, parce que devant sa porte une chorale Massaï poussera la chansonnette. Tu croiseras des filles en crinoline. Des travestis. Des pianos sur des vélos. Puck de Shakespeare. Des chaises à porteur. Des gros ballons. Des gens qui font du kazoo. Une dame avec des très très grosses fausses fesses. Des types déguisés en Christs sanguinolents. Bébé Charlie. Des types qui te parlent en alexandrins. Des filles avec des parapluies. Des gens qui se croient dans une comédie musicale et qui dansent sur les fontaines. Pierre Palmade.
Et des touristes, des centaines de milliers de touristes qui marchent très lentement en regardant en l’air, qui achètent tout le pain, qui prennent toute la place aux terrasses des cafés et qui parlent très fort sous ma fenêtre jusqu’à 4 heures du matin. Ils cassent un peu les pieds, mais pour compenser, ils te feront bien marrer quand tu les surprendras à critiquer de leur accent pincé un spectacle qu’ils ont jugé « particulièrement contondant, compte tenu du parallélisme du processus mental mis en œuvre dans l’universalité de l’être au monde » (ouais, c’est un spectacle du IN et ouais j’exagère, mais à peine).
Avignon est quelque peu envahi, mais en même temps, les Avignonnais ne sont pas près de s’ennuyer. Ça compense avec la saison hivernale. Les bars éphémères dans les théâtres fleurissent, les soirées pleuvent, l’alcool et les cacahuètes coulent à flot, les nouvelles têtes sont légion. Et puis en plus, pour se cultiver, on n’a pas trouvé mieux. Le Festival est en effet une merveilleuse occasion de découvrir « Ma voisine ne suce pas que de la glace », « Et dieu créa les folles », « Un ch’ti à Marseille », ou encore « Ma sœur est un boulet », autant de perles issues de la scène théâtrale française. Il y en a pour tous les goûts, mais, ne soyons pas bégueules, surtout les mauvais… enfin à quelques exceptions près.
Pendant trois semaines, Avignon se sera transformée en cirque géant à ciel ouvert, où les cul-pincés côtoient les clowns sur échasses, où le moindre espace libre dans la rue est prétexte à faire le pitre, où il y a tellement de vacarme qu’on n’entend plus les cigales chanter, où la moindre pizza est servie en moyenne une heure après avoir été commandée, et estime toi heureux si elle n’est pas crue, où les distributeurs sont en rade de billets dès 11h du mat et où les CRS se font prendre en photo avec des comédiens travestis.
Ça aura été fatiguant pour les Avignonnais, mais le mois d’août arrivé, ils seront rassurés, tout redeviendra comme avant. Les bars seront fermés, les petites mamies à chien reprendront possession des trottoirs, les japonais reprendront des photos du Palais des Papes, et l’ennui refera son grand come-back. Jusqu’à juillet prochain.
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Les Commentaires
Big up! Y a pas d'autres madmoizelles intéressées par le théâtre? Parce que moi perso je baigne dedans depuis toute petite, c'est mes études, c'est ce dans quoi je veux travailler, et c'est vrai que ça manque un peu sur le forum (et le site!)