La Chasse, de quoi ça parle ?
Depuis l’enfance, Max, dix-sept ans, se sent invisible. Toujours à contretemps, souvent dans l’ombre de son frère, si brillant.
Mais cet été-là, Ellie et son copain, Cosme, viennent passer les vacances dans la maison d’en face. Tous deux s’aiment d’une manière solaire, aveuglante. Libre. Et une chose est certaine : à leurs yeux, Max est loin d’être invisible.
Quand le narrateur n’a pas de genre, nos imaginaires formatées lui en donnent un
Dans ce roman, le genre du personnage principal, Max, est indéterminé. N’en faites pas un mystère à élucider. {…} Aussi, affrontez vos préconçus : à quels moments lisez-vous le personnage au masculin ou au féminin, et pourquoi ? Quels biais vous y poussent ? L’histoire change-t-elle avec le genre de son·a narrateuri·ice ?
En matière de sexualité, comme dans tous les domaines, aucune geste, aucune pratique, aucune émotion n’est l’apanage d’un genre ou d’un autre : tout le monde peut avoir peur, tout le monde peut pénétrer – et tout le monde a besoin de capotes.
Avant-propos de La Chasse, le roman de Maureen Desmailles.
Que se passe-t-il lorsqu’on lit une histoire d’amours, de désirs, d’orgueil blessé et de sexe en ignorant le genre du narrateur ? Maureen Desmailles nous fait vivre cette expérience au-delà de la théorie, en la plaçant au cœur de la solitude et l’intimité de la lecture, là où l’évidence de notre instinct, de nos sensations et de nos convictions est la plus impactante.
Maureen Desmailles n’évoque jamais le genre du personnage, dans l’histoire ou dans l’écriture. Elle éradique notamment toute présence d’un « e » final, marque traditionnelle du féminin. « Démasquer » ce genre n’est pas du tout l’objet du livre. Pourtant, on ne cesse de penser au fil des scènes : « Max est entreprenant·e, c’est forcément un garçon. ». Puis, quelques pages plus loin, « Max fait l’amour en portant attention au plaisir de sa partenaire – en fait, c’est peut-être une fille » ; « Pour penser comme ça, c’est que c’est un gars ; pour agir ainsi, c’est que c’est une meuf », etc.
Mais en réalité, ce qui compte, c’est la possibilité de s’identifier à un personnage qui est une fille, un garçon, un peu les deux, aucun des deux, peu importe. Ce qui compte, c’est être mis face à ce que l’on considère comme relevant du féminin, ou du masculin… pour finalement mieux comprendre à quel point le genre peut être superficiel.
La lecture, l’amour et le désir affranchis du genre
On ne se contente pas de suivre ce que l’auteur a choisi pour ces personnages, de s’identifier ou de juger ces derniers. On est frappé de voir combien les normes binaires du féminin / masculin déterminent notre vision du monde. L’autrice nous emmène au-delà des barrières du genre, dans un territoire de littérature et d’imagination rarement exploré. Ce premier roman magistral, on se surprend à le lire d’une traite malgré ses 240 pages.
Il y a une rencontre avec soi-même jubilatoire dans cette liberté que nous confie Desmailles. Elle crée un dispositif d’écriture si minutieux qu’il lui permet de remplacer son omniprésence d’autrice par notre instinct, notre subjectivité. On ressort de cette lecture en s’étant identifié·e à des mots qui racontent parfaitement la douleur d’une confiance en soi écrabouillée, la chaleur mouillée du désir, l’envie de vivre qui suit une rencontre.
On referme le livre en ayant aussi une conscience viscérale de la fragilité des normes de genre : si Maureen Desmailles a réussi à écrire un roman en n’ayant jamais besoin de choisir entre le masculin et le féminin, c’est bien que le genre, au fond, n’est qu’une pure construction. Dans le secret de la lecture, on réalise combien le genre est cassable, dépassable, pour mieux atteindre des rencontres, de l’amour et du sexe débarrassé de toutes ses limites.
Rencontre avec Maureen Desmailles, autrice de La Chasse
Madmoizelle. Comment est né La Chasse ?
Maureen Desmailles. Tout est parti d’un livre que j’ai découvert il y a deux ans, Queen Kong, d’Hélène Vignal. Le livre était publié chez L’Ardeur, qui est une collection de romans érotiques pour adolescents et jeunes adultes. Jusqu’à aujourd’hui, je pense que c’est le meilleur livre que j’aie lu ces cinq ou six dernières années. À la fois, il m’a énormément plu en tant que lectrice de 30 ans. Mais il a aussi résonné thématiquement, politiquement avec des choses importantes pour moi, et notamment ma conception de ce que peut être la littérature jeunesse.
C’est là que j’ai voulu écrire pour L’Ardeur. Ce qui a convaincu les éditeurs de publier mon manuscrit, c’était ce concept de livre raconté à la première personne avec un triangle amoureux et un narrateur dont on ne connait pas le genre.
Que se passe-t-il en tant qu’autrice lorsqu’on écrit l’histoire d’un personnage dont on ne connait pas le genre ?
Ce qui est intéressant, c’est que quand tu enlèves le paramètre du genre, le personnage continue complètement d’exister. On a toujours l’impression que le genre détermine le personnage. D’ailleurs, c’est toujours ce que l’on donne en premier, par exemple, quand on pitche une histoire. On commence par dire « le personnage est un homme de tel âge, une femme de tel âge… ». En réalité, tu peux construire une histoire avec d’autres paramètres qui comptent tout autant.
Et en même temps, quand tu enlèves le genre, ce flottement est intéressant parce qu’il fait apparaitre un faisceau d’histoires différentes. Il ouvre plusieurs options de lecture du livre. Tu peux le lire en décidant que tu ne tranches pas, que tu t’en fiches, ou décider que le personnage est une fille, un garçon… ce qui m’intéresse, c’est de voir à quels moments, selon toi, l’histoire change, où, pour toi, les évènements n’ont pas la même résonance. Tu peux aussi lire le roman en cherchant à quels moments le personnage est une fille ou un garçon. Moi-même, je ne le sais pas. Pour moi, le livre n’est pas un jeu de pistes pour essayer de deviner le genre du narrateur. Ce qui m’intéresse, c’est que c’est vraiment la responsabilité du lecteur, il décide de choisir, ou non, et décide ce qu’il choisit.
As-tu rencontré des difficultés pour écrire un personnage dont le genre est neutre ? Par exemple, as-tu buté sur des mots ou des formules que tu n’arrivais pas à « dégenrer » ?
Ces difficultés se sont posées au début parce qu’il a fallu un certain temps pour que ma contrainte stylistique rencontre l’histoire en elle-même. Pendant ces tâtonnements, j’étais encore très traversée par les contraintes de genrage de la langue française. Les premières formules qui me venaient étaient très genrées. Il a donc fallu travailler pour trouver des détours. Mais finalement, ça a été rapide d’évacuer cette difficulté dès que j’ai saisi le personnage.
Max est vraiment né·e sans cette donnée. C’est un peu comme si j’avais écrit sans connaitre sa couleur de cheveux : ce paramètre n’a aucune importance ! Le genre est vraiment devenu une caractéristique parmi d’autres que je pouvais ignorer. Dès lors, je n’ai plus rencontré de difficultés.
Parlons des scènes de sexe. Elles sont assez nombreuses dans le roman. As-tu écrit le livre avec l’envie de faire de la littérature érotique ?
Au début, ce n’était pas spécialement dans mes envies, mais les mises en scène et en écriture des sexualités m’ont toujours intéressée, politiquement et thématiquement. Je trouve que c’est compliqué et que ça cristallise beaucoup d’enjeux de pouvoir, de féminismes, de stéréotypes, de discriminations, d’identité de genre.
La question qui s’est posée, c’est que je voulais absolument éviter d’écrire simplement un livre de cul. Ce qui m’avait beaucoup impressionnée dans Queen Kong, c’est que la façon dont elle mettait en scène la sexualité de son personnage n’était pas à vocation masturbatoire. Queen Kong, c’est l’histoire d’une ado qui arrache son indépendance sexuelle aux jugements, aux normes, à la condescendance des autres. La sexualité est le récit. Le roman est très court, et il raconte quatre fois où elle couche avec un garçon différent. Il n’y a que ça, pourtant, les quatre scènes racontent quelque chose de différent et de déterminant. À chaque fois, c’est une leçon, une chose qu’elle apprend sur elle-même, sur la société… En lisant ce livre, je me suis dit que si j’écrivais sur le sexe, je le ferais comme ça.
[Les réflexions de Maureen Desmailles sur la littérature et notamment sur la question des scènes de sexe sont à découvrir sur son blog, Furax. Et on vous prévient : c’est passionnant.]
Cela signifie qu’au début de ton projet, tu ne partais pas avec une lassitude, une frustration voire un énervement contre la plupart des scènes de sexe dans la littérature, les films et les séries, qui reproduisent une vision irréaliste, stéréotypée ou même oppressante de la sexualité ?
Si ! Quand il a fallu écrire, ces questions se sont posées. Déjà, répondre aux très mauvaises scènes de sexe qui saturent la littérature adolescente, c’est précisément le concept de la collection L’Ardeur, qui essaye de proposer d’autres types de représentations de la sexualité adolescente. Et puis, quand j’ai commencé à écrire, je me suis posée la question des scènes que je trouvais bonnes et de celles que je trouvais mauvaises dans les livres, en me demandant pourquoi.
Je me souviens même d’une scène de sexe dans un roman qui était une véritable torture. Elle m’a tellement énervée que j’en avais parlé à ma psy ! En écrivant, je suis souvent revenue à cette scène en me demandant « pourquoi ça ne marche pas ? ». Cette question est en chantier qui ne s’épuise pas parce que c’est se poser la question de son propre rapport à la sexualité et son rapport à l’écriture.
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