« Ça sera sans doute une immigration de grande qualité en revanche ; ce seront des intellectuels, pas seulement, mais on aura une immigration de grande qualité dont on pourra tirer profit. »
Ces mots pleins de « « « sens pratique » » » ont été prononcés par Jean-Louis Bourlanges, député et président de la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale, il y a une semaine, alors que la Russie venait de lancer son offensive contre l’Ukraine.
La très grande classe, n’est-ce pas, que de regarder de loin une situation de conflit s’envenimer et présager d’un flux migratoire par le prisme de la main-d’œuvre ?
Mais ce n’est pas comme si depuis une semaine, il avait été le seul… Dans les médias, le robinet à outrances est ouvert depuis plusieurs jours — et ce, en toute décontraction, tentant de nous expliquer, de façon plus ou moins détournée, qu’il y a bien une différence entre des réfugiés qui fuient une guerre.
Comme Philippe Corbé sur BFMTV :
« On ne parle pas là de Syriens qui fuient les bombardements du régime syrien soutenu par Vladimir Poutine. On parle d’Européens qui partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures, qui prennent la route et qui essaient de sauver leur vie, quoi. Et ça, c’est une question qui va être importante pour l’Europe. »
Ou comme Olivier Truchot sur RMC :
« Les Français se disent “L’Ukrainien, il me ressemble, il a la même voiture que moi, finalement c’est à 3 heures de Paris, je pourrais être à sa place”. Y a une identification de proximité, que peut-être le Français a moins avec l’Afghan — et c’est pas du racisme, c’est la loi de la proximité. »
Bon, déjà, expliquez-nous déjà : c’est quoi cette obsession pour la voiture que conduisent les Ukrainiens ?
Mais surtout : à quel moment a-t-on décidé qu’on serait plus sensibles à la situation de personnes qui fuient les conflits en Ukraine… parce qu’elles nous ressembleraient ? Parce que nous nous voyons à travers elles, que nous nous imaginons à leur place ?
Au Royaume-Uni aussi, on semble subjugué par tous ces points communs que l’on partage avec les Ukrainiens et les Ukrainiennes — « Ils nous ressemblent tellement, c’est ce qui rend ça si choquant », écrit Daniel Hannan dans The Telegraph.
« L’Ukraine est un pays européen. Ces gens regardent Netflix, ont des comptes Instagram, votent lors d’élections libres, lisent des médias non censurés. La guerre n’est plus une chose que subissent des populations pauvres dans des zones isolées. »
Ah OK, c’est la logique : une guerre chez les pauvres du tiers-monde, pas de souci, qu’ils se débrouillent, mais regardez, eux, ils ont vu Squid Game comme nous, alors aidons-les !
Pourquoi cette empathie n’est-elle alors pas aussi forte face à d’autres populations contraintes à l’exil pour fuir des guerres ? Comment en arrive-t-on à accepter de faire une différence entre des personnes qui arrivent en France pour échapper à la mort, à accepter de voir certains comme nos semblables… mais pas les autres ?
Allez, vous avez une petite idée de la réponse, j’en suis sûre.
Une différence de traitement flagrante
En France, ce deux poids-deux mesures reste en travers de la gorge de beaucoup d’associations qui vienne en aide aux personnes exilées. On se découvre une proximité soudaine avec le peuple ukrainien, nos semblables, soudainement européens aussi que nous.
C’est notamment l’agriculteur de la région de la Roya, Cédric Herrou, qui a tenté de se faire entendre, en rappelant ses condamnations par la justice pour être venu en aide à des réfugiés venus d’Érythrée et du Soudan (il a finalement été relaxé par la cour de cassation en 2021) — le fameux « délit de solidarité » :
À Calais, la maire Natacha Bouchart a annoncé vouloir aider des personnes venues d’Ukraine à leur arrivée et leur a ouvert les portes de la mairie (en invitant la presse, bien entendu).
Or, l’édile est connue pour sa gestion catastrophique de l’accueil des personnes migrantes déjà présentes dans sa ville, où elle n’hésite pas à signer des arrêts pour interdire la distribution de repas à celles et ceux qui tentent de passer de l’autre côté de la Manche, parfois au péril de leur vie.
Interrogé ce jeudi 3 mars sur France Inter, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a assuré qu’il n’y avait pas de différence de traitements et a nié toute distinction faite à la frontière avec la Pologne.
La journaliste Alexandra Bensaid a insisté, citant notamment la mesure de la SNCF pour accorder la gratuité du transport ferroviaire aux Ukrainiens — mais pas aux autres personnes réfugiées, qui elles, pourront donc toujours être arrêtées par la police ferroviaire.
« Il y a une situation d’urgence », a rétorqué Gérald Darmanin, ajoutant qu’il s’agit principalement de femmes et d’enfants qui arrivent sur le sol français.
L’hypocrisie a de beaux jours devant elle.
Le « miroir de nos lâchetés »
Sur France24, l’éditorialiste spécialiste de la politique internationale Gauthier Rybinski a vertement critiqué cette inégalité de traitement évidente, renforcée par une complaisance médiatique à l’égard de commentaires clairement racistes :
« On nous dit les Ukrainiens qui arrivent, ce sont de bons réfugiés, ah bon ? Mais pourquoi ? Parce qu’ils ont les yeux bleus et parce qu’ils ont les cheveux blonds ? Je rappelle qu’en ce moment à la frontière ukrainienne, il y a des réfugiés africains qui viennent de Kyiv, ils étaient étudiants, ils arrivent à la frontière et les gardes-frontières ukrainiens les repoussent ou les insultent. »
Des associations alertent en effet sur le fait que des personnes racisées sont empêchées d’évacuer au même titre que le reste de la population ukrainienne.
Laissons à Gauthier Rybinski le mot de la fin, ou plutôt les mots ; des mots fermes, justes, et à la hauteur de cette odieuse « solidarité » à deux vitesses.
« Il ne faut pas oublier qu’il y a à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne, des réfugiés afghans qui attendent toujours et qui croupissent dans le froid et pourtant ils sont la même chose.
C’est le miroir de nos lâchetés et de nos incapacités dans le monde. Dans un cas, c’est l’Union européenne, dans l’autre c’est les États-Unis avec l’Afghanistan. Ne commençons pas à faire des tris au nom de la civilisation ou de la couleur de peau. […]
J’aimerais qu’on soit très attentifs à cela, parce que la distinction que l’on sent poindre dans certains organes de presse en Europe est absolument insupportable. »
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Crédit photo : Mirek Pruchnicki via Flickr
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