Alors que les podiums des défilés de mode semblent être beaucoup plus inclusifs qu’antan, lorsqu’un état des lieux concret est effectué, les choses semblent bien moins utopiques pour les minorités. Ce secteur si adulé se révèle être en réalité un reflet de la représentation des corps minorisés et des discriminations présentes dans la société, notamment à l’encontre des femmes noires.
C’est dans ce contexte que dans l’essai Corps noirs : réflexions sur le mannequinat, la mode et les femmes noires, paru ce mercredi 30 août (éditions Les Insolent.e.s), Christelle Bakima Poundza, critique, autrice et réalisatrice de 27 ans, étudie la place des mannequins noires dans la mode, et analyse comment le traitement de leur corps y est similaire dans la société française.
Interview de Christelle Bakima Poundza, autrice de Corps noirs
Madmoizelle. Ce livre est à la fois une enquête et un récit très personnel sur le corps des femmes noires dans la mode. Quelle est sa genèse ?
Christelle Bakima Poundza. En 2019 j’ai intégré l’Institut Français de la Mode, et à la sortie du cursus, j’ai fait une thèse professionnelle sur ce sujet. On était bien avant la mort de George Floyd et la résurgence du mouvement Black Lives Matter, donc bien avant que les critiques à l’encontre du manque de diversité dans la mode soient très visibles. Et à l’époque, il était difficile d’évoquer ce sujet de manière aussi frontale. Nous sommes beaucoup à rêver sur les images de mannequins, mais nous n’avons aucune idée de qui sont les femmes derrière, ce qu’elles vivent au quotidien, ce qu’elles subissent. On ne connaît rien d’elles. Je voulais que ce livre soit transversal : il part de l’expérience des femmes noires sur la mode, du traitement de leur corps, pour évoquer celui des femmes noires en général. Plus qu’un livre sur la mode, c’est un livre de société.
Le livre fait le constat que la mode n’est que le reflet de la société. Et en effet, au fur et à mesure de la lecture, on se rend compte à quel point elle influence une grande partie des industries culturelles.
La mode n’est qu’une vitrine de la place qu’on accorde aux femmes noires dans la société. Cette industrie pense vivre en autarcie, être à part, avoir son propre fonctionnement. Mais ses acteurs agissent comme partout ailleurs, et perpétuent le sexisme, le racisme, la misogynoir… Par conséquent, comme dans la société, le corps des femmes noires est souvent bestialisé, animalisé. On le décrit avec un vocabulaire aux relents coloniaux, on dit d’elles qu’elles sont « sauvages », « exotiques ». Ou alors, on ne les valorise pas. Ce qui n’est pas forcément différents dans les autres industries culturelles. Sauf que la mode, elle, n’évoque que très peu ses problèmes internes.
Vous prenez comme exemple Aya Nakamura. Aujourd’hui, elle est égérie Lancôme, est habillée par les plus grandes marques, mais cela n’a pas toujours été le cas. Pourquoi le chemin a-t-il été aussi long ?
Pour moi, la représentation du corps d’Aya Nakamura dans la mode est synonyme de comment ceux des femmes noires sont traitées en France. La plupart des critiques qui lui sont attribuées sont sur son esthétique ou sur son corps. Des critiques misogynoires en somme. Elle sera toujours trop sauvage, trop exotique, elle prendrait trop de place. Et cela s’est senti dans la mode, lorsqu’elle est devenue connue du grand public : elle a été méprisée.
Elle n’a pas eu accès à certaines grandes marques, a contrario d’autres artistes qui ont éclos au même moment. Il a fallu attendre que Vogue France lui accorde une couverture fin 2021, que Lancôme la désigne comme égérie, pour que la mode lui accorde enfin le statut d’icône. Mais il faut questionner le timing : tout cela est arrivé dans une période de panique économique. Ils se sont rendu compte qu’ils avaient plus besoin d’elle, qu’elle n’a besoin d’eux. Mais quand allez-vous considérer le corps des femmes noires quand tout va bien ?
Donc cela reste du capitalisme quand les corps noirs sont valorisés par la mode ?
Oui et non. Il peut y avoir une vraie démarche artistique. Mais pour qu’un créateur ou un magazine mette en avant des femmes noires, il doit y avoir une justification, car leur corps ne sont pas considérés comme neutres. Si un designer a recours à un mannequin noir pour une campagne, soit, il va se justifier d’emblée, soit, on va lui demander de se justifier. Ce à quoi d’autres types de corps, les mannequins blanches en priorité, n’ont pas droit.
Ce livre évoque également la question de la place des mannequins noires et queers dans la mode. Comme si elle n’existaient pas ?
Les mannequins noirs et queers existent dans la mode depuis des décennies. Comme, Tracey Norman, mannequin transgenre qui a eu une belle carrière dans les années 1970, ou aujourd’hui Ysaunny Brito et Laura Soto deux mannequins d’origine dominicaine ouvertement pansexuelles. Mais leur histoire est très souvent effacée. De plus, qui peut se permettre de vivre sa queerness, de faire son coming out au travail, ou, pour les mannequins les plus connues, devant des millions de personnes ? Sans compter que l’industrie peut parfois capitaliser dessus sans forcément assurer de suivi, comme cela a été le cas pour Aweng Ade-Chuol, mannequin d’origine sud-soudanaise qui subit du cyberharcèlement homophobe depuis son coming out. En 2020, elle a fait la couverture du ELLE UK, embrassant sa femme. Une image magnifique. Mais derrière, elle a reçu des menaces de mort, sa famille également, sans que grand monde prenne position pour elle, ou encore la protège.
Avec tous ces facteurs, comment les mannequins peuvent prendre soin de leur santé mentale ?
Difficilement. Car dans la mode, la santé mentale est toujours abordée de manière anecdotique ou légère. Pour un chapitre dédié à cette question, j’ai été beaucoup inspirée par Saint Omer d’Alice Diop. Durant la promotion du film, elle a beaucoup parlé de ce que le silence fait au corps. Et pour les mannequins, c’est particulièrement présent : on les touche, on les observe, on voit beaucoup leur corps, mais on ne les entend pas. Et cela pèse. Si leur carrière sont si courtes, ce n’est pas seulement à cause de l’âgisme : c’est aussi à cause de ce que leur corps subit. On ne peut pas continuellement entendre entre nos 15 et 21 ans des remarques telles que « on ne te prend pas parce que tu es noire » ou encore « on ne te prend pas parce que tu es grosse ». Car cela affecte la santé mentale d’une manière colossale, mais ce n’est pas discuté, c’est encore même un peu tabou.
Le livre comporte tout un chapitre sur les nepo babies. Et là aussi, on constate que dans la mode, les nepo babies noires sont bien moins loties que leurs homologues blanches…
Clairement, tous les nepo babies ne sont pas logés à la même enseigne. Leurs parents ne bénéficient pas tous du même imaginaire artistique et culturel, donc dans la mode, les mannequins noires ne sont pas à égalité. Un exemple est frappant : le cas de Didi Stone, fille du chanteur africain Koffi Olomidé. Comme beaucoup de nepo babies, elle dit avoir bâti sa carrière seule, et son discours se comprend. Son ascension n’est pas due à sa filiation, car dans la mode, la carrière de son père ne provoque pas forcément une certaine nostalgie, ou ne peut être transformé en élément marketing, a contrario d’une Lily-Rose Depp par exemple, dont la mère a été égérie Chanel.
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[Didi Stone] aurait dû exploser, depuis longtemps, comme d’autres mannequins nepo babies. Mais elle n’a pas eu les mêmes opportunités. Tout comme les autres mannequins noires lambda n’ont pas les mêmes chances que les mannequins blanches.
Christelle Bakima Poundza.
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Malgré la notoriété qu’a Didi Stone – elle a une très grosse communauté sur Instagram et est suivie par toute une diaspora africaine – elle n’est pas au niveau où elle devrait en être. Elle n’était jamais castée sur des défilés de maisons de mode de premier plan. Elle aurait pourtant dû exploser, et ceci depuis longtemps, comme d’autres mannequins nepo babies. Mais elle n’a pas eu les mêmes opportunités. Tout comme les autres mannequins noires lambda n’ont pas les mêmes chances que les mannequins blanches.
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