À l’automne 2022, plusieurs médias (dont Madmoizelle) se gargarisaient des cinq ans de #MeToo, omettant consciemment ou non que ce mouvement a en fait été lancé dès 2006 par Tarana Burke. Cette femme noire a été ignorée, comme bien d’autres avant et après elles, au profit de personnes blanches qui ont pu s’approprier son travail. Si l’on ne peut que se réjouir de cette libération massive de la parole, on peut s’interroger sur le besoin tout autant vital d’une libération de l’écoute, y compris au sein même de la classe sociale des femmes, bien moins homogène que ne le laissent présager les étals des librairies ces dernières années. En effet, depuis #BalanceTonPorc, les essais se multiplient en France pour « révolutionner l’amour » ou « sortir de l’hétérosexualité » tout en restant bien straight quand même, mais ils partent souvent d’un seul et même point de vue : celui de femmes ou d’hommes blancs, plutôt bourgeois, plutôt cis et/ou hétéro.
« Toutes les femmes sont blanches, et tous les noirs sont des hommes, mais certaines d’entre nous sont courageuses », ironisait d’ailleurs en titre l’anthologie de Black Women Studies co-édité par Akasha Gloria Hull, Patricia Bell-Scott, et Barbara Smith en 1982. C’est dans cette lignée que s’inscrit le premier essai de Christelle Murhula : Amours silenciées, aux éditions Daronnes. L’autrice s’y donne pour mission de repenser la révolution romantique depuis les marges. C’est ce qui lui permet d’en éclairer plein d’angles laissés pour morts par ses consœurs féministes.
Grâce à sa perspective résolument intersectionnelle, elle s’interroge sur la façon dont le racisme et le mépris de classe peuvent influer sur les façons de relationner, ainsi qu’à l’accès à l’amour et à la sexualité. Avec Christelle Murhula, on a donc parlé de misogynoir, de précarité économique, et de l’immense lassitude de servir de professeures d’éducation sentimentale aux mecs hétéros. Entretien pour penser et panser les silences amoureux.
Interview de Christelle Murhula, autrice d’Amours silenciées
Madmoizelle. Pourquoi tant de textes sur la « révolution romantique » ont-ils émergé dans le sillage de #MeToo selon vous ?
Christelle Murhula. Déjà quelques années avant l’explosion du mouvement #MeToo on a commencé (enfin, surtout les féministes) à se demander comment est-ce que le patriarcat entravait chaque parcelle de la vie. L’espace public, le milieu professionnel, la vie familiale, etc. Il était logique donc que la vie amoureuse soit une étape dans la remise en question des rapports interpersonnels, étant donné que la vie amoureuse prend une très grande place dans la vie des individus.
Peut-être que les idées étaient novatrices pour certaines. En réalité, je pense sincèrement que tous ces textes ont aidé énormément de femmes, ce qui est génial. Et malgré tout, ça a permis à certains concepts de revenir sur le devant de la scène et d’être connus par des générations plus jeunes.
Mais il y avait déjà eu une bonne amorce de réflexion avant il y a quelques décennies, avec bell hooks notamment, dans quasi chacun de ses livres, en particulier all about love [récemment traduit en France aux éditions Divergences, À propos d’amour]. Mais aussi Audre Lorde avec Sister Outsider, ou encore Monique Wittig ou Adrienne Rich concernant la théorie du lesbianisme politique.
En quoi votre essai s’inscrit à la fois dans une lignée de publications récentes voulant repenser l’amour romantique, à la fois en rupture avec ces textes souvent écrits par le même profil de personnes ?
Je dirais qu’il est dans la lignée, car il parle d’amour et questionne les rapports amoureux. De plus, je parle d’une place privilégiée. Je suis une femme hétéro, vivant en région parisienne, et ayant accès à un certain milieu médiatico-littéraire.
Mais j’essaye aussi d’aborder un autre penchant, comme par exemple, le fait que l’accès au couple et à l’amour ne va pas forcément de soi selon les origines sociales et raciales de chacune. Avec l’aide de nombreuses ressources, j’essaye de démontrer que certes, l’amour est un sentiment, mais qu’il peut aussi être socialement construit. Qu’avant de parler d’égalité entre les hommes et les femmes dans les relations amoureuses, il faut aussi aborder que d’abord, les femmes entre elles ne sont pas égales dans cet accès, car certaines n’y ont pas droit.
S’il arrive aisément que les femmes blanches cisgenres hétérosexuelles s’inspirent de textes de lesbiennes, pourquoi certaines ont-elles souvent du mal à (vouloir) se reconnaître dans des textes écrits par des femmes noires qui partegeraient pourtant leur identité de genre et sexualité, selon vous ?
Peut-être parce que l’identification va d’abord vers qui leur ressemble le plus. Les femmes lesbiennes blanches, bien qu’elles soient lesbiennes et n’ont pas le privilège de l’hétérosexualité, restent blanches. S’identifier à des femmes noires peut s’avérer difficile, car il reviendrait à admettre que, elles aussi, sont des êtres romantiques. Or, ce n’est pas vraiment représenté dans la société française.
De plus, ça revient aussi à accepter que les femmes noires aussi font partie de la classe sociale « femme », alors qu’elles en sont au plus bas de l’échelle. Ce n’est pas forcément naturel de s’identifier aux femmes noires, car elles ne représentent pas l’universel.
En outre, il faut le dire, l’expérience d’une femme noire et d’une femme blanche, bien qu’elles puissent être toutes les deux hétéros, ne sont pas les mêmes, et ceci dès l’enfance. Par exemple, ces dernières ne vivent pas forcément l’expérience de rejet de la même manière. Quand l’une se posera de multiples questions sur ces raisons, l’autre se demandera d’emblée si c’est à cause de sa race ou pas.
Vous écrivez : « Pour les femmes, plus elles sont privilégiées et normées, plus elles seront demandées. Et inversement ». En quoi les femmes exclues du « marché de la bonne meuf » (pour reprendre Virginie Despentes) peuvent éclairer les angles morts des dynamiques qui structurent notre société ?
Elles pourraient montrer que l’amour et la mise en couple n’est pas qu’une histoire de sentiments. Quand on vit l’expérience du rejet à cause de ce que l’on représente socialement, on a forcément un autre regard sur les dynamiques de relations amoureuses. On comprend que, parfois, tout va au-delà d’une simple attirance physique ou intellectuelle, mais qu’il y a également de la construction sociale dedans, tout en n’oubliant pas la dimension purement philosophique. On a quand même des textes remarquables à ce sujet, de Audre Lorde ou bell hooks.
Pourquoi est-il si rare de parler d’amour noir en France, aujourd’hui, selon vous ?
Car déjà dans les représentations culturelles purement françaises, l’amour noir n’existe pas ou alors très peu. Même s’il y a eu récemment de très beaux exemples de couples noirs (dans la série de Fanny Herrero pour Netflix Drôle par exemple), j’ai été marquée par leur représentation globale. Ces rares exemples, lorsqu’ils existent, sont souvent représentés dans la douleur. Il y a toujours un élément perturbateur qui fait que cet amour n’est pas viable, qu’il est violent, ou contraint. Je peux citer pour exemple ancien le film Fatou la Malienne [sorti en 2001], où l’on marie de force une jeune femme à son cousin. Ou encore plus récemment le film Bande de Filles de Céline Sciamma [2014], où une adolescente est battue par son frère, car elle a eu des relations sexuelles.
Par ailleurs, on apprend tellement aux personnes noires à se détester elles-mêmes dès l’enfance, que la société les pousse à valoriser un amour avec des personnes d’une couleur différente. Car non seulement ça entérine le fait que les noirs ne peuvent être aimés et surtout s’aimer, mais en plus, ça valoriserait une idée de mixité sociale, qui serait symbole d’une évolution des mentalités ou d’une atténuation du racisme. Spoiler, le racisme existe toujours.
Qu’est-ce que la misogynoir ? Et en quoi la répulsion et la fétichisation sont les deux versants d’un même processus de racialisation ?
La misogynoir est un concept théorisé dans les années 2010 par l’universitaire américaine Moya Bailey, qui l’a décrit comme une forme de misogynie spécifique aux femmes noires, qui lie leur genre et leur race sociale. Cette misogynie est liée à leur corps, leur existence dans l’espace public, leur manière de s’exprimer, mais aussi beaucoup à leur classe sociale considérée d’office comme populaire. C’est un moyen de comprendre comment les femmes noires peuvent en amour à la fois être la cible d’une répulsion extrême et d’une fétichisation sexuelle.
Car les femmes noires ne sont pas forcément considérées comme des femmes à part entière, mais en premier lieu comme des corps. Des corps non-féminins qui provoquent de la répulsion. Car pour celles qui en ont le courage, leur féminité, c’est-à-dire une féminité considérée comme douce et classique, elles doivent la gagner. Et des corps non-féminins, mais juste des attributs corporels à cause de fantasmes sexuels qui les représentent comme des « sauvages ». Ces clichés issus de la période de colonisation ont la vie dure. Encore aujourd’hui.
Vous explorez aussi comment l’incidence de la précarité économique des femmes issues des classes populaires peut influer sur leur vie amoureuse. Pourquoi est-ce un sujet tabou ?
Je crois que c’est tabou, ou alors qu’on en parle peu, tout simplement car ces femmes n’ont pas forcément droit à la parole, ni le privilège de pouvoir écrire un livre pour l’expliquer. Dans Amours Silenciées, je me suis basée sur des études sociologiques ou quantitatives, ainsi que sur des œuvres de fiction pour tenter de l’analyser. Je ne suis même pas sûre que beaucoup d’entre elles aient le temps de se poser et de réfléchir à leur rapport à l’amour quand l’urgence est de manger et de réussir à payer son loyer. Et vu que la plupart des œuvres qui traitent de la révolution romantique ont été créées par des personnes issues des classes moyennes et bourgeoises (et je m’inclus dedans), peut-être que le quotidien de ces femmes est trop abstrait pour elles. Par exemple, même si j’ai tenté d’aborder le sujet, mon livre est loin d’être parfait sur cette question, car je ne vis pas ce qu’elles vivent.
Pourquoi si peu de place et de crédit sont attribués au (pouvoir du) célibat dans la « révolution romantique » selon vous ?
Parce que tout est encore centré autour des hommes (ou de manière plus large, le fait d’être en couple). Pour l’instant, j’ai l’impression que les principales solutions présentées aux femmes sont de rendre leur mec meilleur, comme si nous étions leur professeures, apprendre à vivre avec eux malgré leurs défauts sexistes, ou encore devenir lesbienne, ce qui n’est pas accessible à toutes. Le célibat peut être glorifié par certains milieux et personnes, mais il restera toujours vu dans l’inconscient collectif comme une passade, une période très temporaire, en attendant de trouver l’amour avec un grand A. Et puis il faut le dire aussi, certaines ne sont juste pas faites pour être célibataires toute leur vie ou ne le souhaitent pas. Et tant que ça leur convient vraiment, c’est très bien comme ça.
Croyez-vous qu’une révolution romantique puisse vraiment avoir lieu, ou n’est-ce qu’une formule de journalistes voulant vendre des livres ?
Honnêtement, je ne suis pas sûre, ou il faudra attendre encore très longtemps. On est certes dans un processus de remise en question constant de nos rapports interpersonnels, mais les schémas se perpétuent. Parfois, on peut croire d’une manière viscérale à la « révolution romantique », être une féministe convaincue et radicale, mais ne pas réussir à échapper aux relations dépendantes ou empreintes de toxicité. Sans oublier que l’on peut soi-même avoir des comportements considérés comme toxiques. Et puis pour les femmes hétéros, tout tourne encore et toujours autour des hommes, alors que cette révolution devrait d’abord être pour soi-même.
Quant au concept même de révolution romantique, c’est toujours la même question. Qui y a accès à part les femmes jeunes, citadines et issues des classes moyenne supérieure ou bourgeoise ?
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Crédit photo de Une : Christelle Murhula photographiée par Eva Belizaire.
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