On ne manque pas d’alerte. On ne manque pas de lettres ouvertes, de pétitions, de témoignages, de procès, de verdicts qui prouvent qu’il est urgent pour le monde du cinéma d’entamer un sérieux examen de conscience qui n’arrive toujours pas. Un paradoxe, comme le font remarquer nos consœurs de Mediapart Marine Turchi et Lénaïg Bredoux, puisque le cinéma a été d’emblée concerné par le mouvement #MeToo, dont la médiatisation est née suite à des révélations touchant directement l’industrie, à travers notamment l’un de ses plus puissants producteurs, Harvey Weinstein.
Pourtant, une large partie du monde du cinéma semble feinter de l’ignorer, au nom de la désormais sacro-sainte « séparation de l’homme et de l’artiste ».
Questionné par Karim Rissouli sur le choix du Festival d’honorer un film (pas si extraordinaire que ça par-dessus le marché) donnant le premier rôle à Johnny Depp, le délégué général du Festival a rétorqué, sans sourciller, qu’il… ne savait pas.
« Je m’en fous un peu »
Non, Thierry Frémaux ne savait pas. Thierry Frémaux « n’était pas au courant » de l’existence du pourtant très médiatisé procès Depp-Heard, des accusations de violences, du cyberharcèlement sans précédent… Car Thierry Frémaux ne lit pas les journaux, affirme-t-il, n’a sans doute pas de télé (on suppose) et ne va jamais sur les réseaux sociaux.
Il ne connait pas non plus « l’image de Johnny Depp aux États-Unis ». Il s’intéresse à Depp avant tout « comme acteur ». Et puis surtout, il s’en fout un peu. Oui, vous avez bien lu. Répondant à une Laure Adler pour le moins choquée, il affirme, mot pour mot : « Non, enfin, j’étais au courant comme ça quoi, mais je m’en fous un peu. »
Qui pourrait croire que Thierry Frémaux ne savait pas ?
Thierry Frémaux ne savait pas. A-t-on déjà entendu pire excuse ? D’ailleurs, est-ce bien une excuse ? Ne pas savoir justifie-t-il de ne pas remettre en question un choix contestable et critiquable ? Ne pas savoir valide-t-il finalement ce choix, comme si rien ne s’était produit ? « Oh, je savais pas, mais ne changeons rien du coup. » À côté, « séparer l’homme de l’artiste » paraissait presque plus convaincant…
Car qui pourrait croire une seule seconde que Thierry Frémaux, en sa qualité de délégué général du Festival, ne savait pas ? Qu’il ignorait parfaitement tout de ce procès ? Peut-être Frémaux vit-il en reclus, certaines personnes préfèrent s’éloigner d’une actualité souvent anxiogène pour se préserver, ok. Mais dans la position qui est la sienne, celle de la figure publique du plus grand festival de ciné au monde, n’y avait-il personne pour l’informer que son choix serait sûrement à revoir : « Tu sais Thierry, Depp, il a quelques casseroles sur le dos »… On imagine bien que si.
Alors, Thierry Frémaux se moque-t-il de nous ? Sans doute. Ce qui est sûr, puisqu’il le dit lui-même, c’est qu’il n’en a rien à faire.
Personnellement, « Je m’en fous un peu », c’est ce que je réponds lorsque, après une harassante journée de travail, mon conjoint me demande si je préfère manger des pâtes ou une pizza, ou qu’il m’apprend que le PSG a remporté son dernier match, alors que je n’aime pas le foot. Ou encore quand le vendeur d’une boutique me propose pour la cinquantième fois une carte de fidélité dont je n’ai pas besoin, mais qui me permettrait de cumuler « 5 euros tous les 100 euros d’achats ».
« C’est l’équivalent d’une gifle dans la figure de toutes les victimes de violences sexistes et sexuelles »
Mais peut-on sérieusement se « foutre » d’un acteur problématique (c’est peu dire), a fortiori lorsqu’il s’agit d’en faire la figure de proue de l’un des événements culturels les plus médiatisés au monde ? Peut-on feindre d’ignorer que Johnny Depp a été un mari violent, comme le prouve le verdict rendu dans le cadre de son procès face au Sun, qui met en lumière que « la grande majorité des agressions présumées (envers Amber Heard, ndlr) ont été prouvées ». Peut-on feindre d’ignorer le symbole que constitue son grand retour sur un tapis rouge, incarnant un monarque ? C’est l’équivalent d’une gifle dans la figure de toutes les victimes de violences sexistes et sexuelles.
Il faut rappeler que l’on ne parle pas de n’importe quelle affaire. Jamais un procès n’a été autant suivi et médiatisé, et jamais une personnalité publique n’a subi autant de haine et de violence sur les réseaux sociaux qu’Amber Heard lors de son procès face à Johnny Depp. Il suffit de regarder le très instructif et révulsant documentaire de Cécile Delarue, que l’on recommande d’ailleurs chaudement à Thierry Frémaux.
Le Festival de Cannes est politique, c’est son essence même
On entend ceux et celles qui diront que le Festival de Cannes doit être, avant tout, centré sur l’art, « le septième art, à tout prix ». C’est évidemment faux. Et c’est bien là le problème. Cannes a toujours été politique, c’est d’ailleurs dans son ADN et aux fondements mêmes du Festival. Rappelons que sa création a eu lieu en réponse au fascisme, qui s’était invité à la Mostra de Venise en 1938. L’objectif du Festival était de soutenir un cinéma « où l’art ne serait pas influencé par les manœuvres politiques ». Ce parti pris était, de fait, politique, faisant du cinéma un champ d’expression libre de porter des messages, quels qu’ils soient, mais qui en disent long sur notre monde.
Cette nouvelle édition aurait pu être celle de la prise de conscience. Mais le message qu’elle porte montre plutôt que les enjeux financiers passent avant tout. Car c’est bien ce dont il s’agit. Le nier est ignorer à quel point les violences sexistes et sexuelles appartiennent à un système qui protège les agresseurs, a fortiori lorsqu’il y a de forts enjeux financiers. Le cas Depp en ouverture du Festival de Cannes en est l’illustration. Car finalement, n’est-ce pas là la plus belle pub (et gratuite par ailleurs) faite à ce film ?
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
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