Si vous ne connaissez pas encore Céline Devaux, vous vous apprêtez à découvrir l’une des jeunes réalisatrices et illustratrices les plus passionnantes du cinéma français. Après plusieurs courts-métrages récompensés en festival (dont le magnifique Le Repas dominical avec Vincent Macaigne), la réalisatrice de 35 ans nous immerge, avec son premier long-métrage, dans son univers ultra-inventif, amusant et intelligent.
Porté par un duo d’acteurs brillants (Blanche Gardin et Laurent Lafitte), Tout le monde aime Jeanne est un véritable bijou. À cheval entre cinéma d’animation et prise de vue réelle, la richesse de sa forme fait écho à la diversité des thèmes abordés par le film. À l’occasion de sa sortie en salles ce mercredi 7 septembre, Madmoizelle a rencontré Céline Devaux et Laurent Lafitte, pour parler, entre autres, de comment on réalise un premier film, de santé mentale et de normes de genre.
Madmoizelle. Tout le monde aime Jeanne parle d’amour, de santé mentale, d’écologie, de maternité, de deuil… Pour vous, quel est le sujet principal du film ?
Céline Devaux. C’est difficile de répondre sans être extrêmement pompeuse ! Quand on fait un premier film, on a tendance à vouloir tout raconter. Je pense que c’est un film sur une femme qui essaye de vivre… mais non… non, c’est un peu nul comme réponse (rires).
Laurent Lafitte. Tout à l’heure, tu as dit qu’elle essayait de rester « fonctionnelle ».
Céline Devaux. Oui. C’est l’histoire d’une femme qui essaie de rester « fonctionnelle » malgré ce qui lui arrive. Et le tout en traversant des choses aussi dures que très drôles.
Mais justement, on a l’impression que Jeanne a essayé d’être « fonctionnelle » toute sa vie… au lieu de vivre. Est-ce qu’elle n’essayerait pas d’arrêter d’être « fonctionnelle » ?
Céline Devaux. Il y a une différence entre être « fonctionnelle » selon ce qu’on attend de toi – ce qu’elle a fait jusqu’à maintenant, et à une échelle importante puisqu’elle fait un métier que tout le monde espère. Tout le monde espère le faire ou espère que quelqu’un le fasse, puisque son métier, c’est sauver la planète. Et comme elle rate ça, ça veut dire qu’elle se retrouve vraiment seule avec elle-même, avec le fait d’être juste vivante : se réveiller, respirer à peu près, réussir à faire les choses et se coucher… C’est ce qui reste, et ça peut sembler assez nul. Pourtant, elle rencontre un homme pour qui ça, c’est la vie. Le plus difficile, c’est accepter que c’est juste ça, être vivant.
Tout le monde aime Jeanne a une grande variété de formes (la prise de vue réelle et l’animation), de registres (on rit, on est ému…) on a presque l’impression que des choses se sont ajoutées au fur et à mesure. Pouvez-vous nous parler de la façon dont le film a été écrit et réalisé ?
Céline Devaux. Effectivement ! Plein de choses se sont rajoutées parce qu’heureusement, un scénario tout seul ne suffit pas à faire un film. Déjà, je ne suis pas allée vers la facilité en travaillant avec Blanche Gardin et Laurent Lafitte puisque ce sont des personnes qui écrivent et réalisent et sont déjà très installées – ils sont très forts. Je leur ai confié mon film, ce qui a changé beaucoup de choses.
Ensuite, une fois le tournage terminé, j’ai commencé à dessiner. Ça m’a pris deux ou trois mois. J’étais encore dans un processus de fabrication. En même temps que le dessin, je regardais les images qu’on a montées, mais qui n’étaient pas terminées. En fait, j’ai eu le luxe de pouvoir faire un film qui a énormément évolué à toutes les étapes.
Avez-vous écrit les personnages de Jeanne et Jean pour Blanche Gardin et Laurent Lafitte ?
Céline Devaux. Pour réussir à écrire le personnage, il a fallu que je pense à une femme que j’admire. J’ai donc écrit pour Blanche, en ne la connaissant pas. Je ne pensais pas qu’elle dirait oui. Finalement, j’ai eu la chance qu’elle accepte et c’est quand elle est arrivée sur le projet qu’on a rencontré Laurent.
Si ce duo était raté, c’était la catastrophe. Ces personnages ont des traits très forts, ça peut presque être caricatural. Donc en face de Blanche, il fallait quelqu’un qui donne quelque chose de très très fin. Il fallait aussi que l’on ait envie qu’ils s’aiment, et je pense qu’on le sent beaucoup entre eux à l’image. C’est à partir d’eux que j’ai construit le reste du casting. Je considère que j’ai eu une chance folle qu’ils me fassent confiance.
La féminité est une source de tracas pour Jeanne. Et autour d’elle gravitent trois personnages masculins incarnant différents modèles de masculinité. Êtes-vous intéressée par la question du genre ?
Céline Devaux. Au cinéma, on a peu de personnages féminins intéressants parce que drôles. Pendant longtemps, beaucoup de sujets de la vie d’une femme n’étaient pas considérés comme marrants : la masturbation féminine, « c’est pas drôle », les règles, « c’est dégueulasse » … Alors que les hommes qui racontent leurs petites misères du quotidien, c’était considéré comme hilarant. Donc, on a encore tout ça à raconter ! Moi, ce qui me fait le plus rire dans la vie, ce sont mes copines qui font des trucs immondes, et c’est génial ! La vie d’une femme, c’est délirant !
Face à ça, je voulais aussi des hommes qui échappent à la représentation dans laquelle on les a enfermés à travers des stéréotypes. Ce n’est pas intéressant d’avoir un homme qui n’est qu’un connard ou un homme qui n’est qu’un gentil, encore plus quand on voit que ça mène à l’idée que les hommes gentils sont moins séduisants. C’est pour ça que la fraternité est aussi importante, que Victor se révèle plein de surprises, ou encore que Jean prend soin de Jeanne. C’est important de montrer ces hommes-là.
Avez-vous aidé à écrire le personnage de Jean, ou était-il déjà écrit par Céline ?
Laurent Lafitte. J’ai senti que j’avais de la latitude pour agrémenter un peu de petites variations autour de ce qui était déjà écrit. J’aime bien proposer ça aux réalisateurs en général, sachant qu’après au montage, ils font ce qu’ils veulent. Mais même si ce n’est pas gardé, ça participe d’un processus d’appropriation sur le matériau global.
Aussi, avec Blanche, on s’entend très bien. On rebondit sur les mêmes choses et on aime bien se surprendre. Parfois, Blanche propose des microvariations. Si on joue vraiment ensemble, en étant réceptif à ce que fait l’autre, on ne donne pas la réplique de la même façon que sur la prise précédente. C’est une manière de réinventer le jeu tout le temps. Et si on pousse ça, forcément, on arrive au bout de ce qui est écrit.
Jean est un personnage très étonnant, qui est à la fois impulsif et léger mais dont on voit aussi qu’il réfléchit beaucoup. Qu’est-ce qui vous a intéressé chez lui ?
Laurent Lafitte. Ce que j’aime bien chez Jean, c’est qu’on a tous l’impression qu’il y a un Jean en nous. Moi, je sais qu’il y a de ça en moi, mais je sais aussi que c’est difficile à intégrer parce qu’un peu antisocial, anticapitaliste. Tout est un peu poétique avec lui et ça me plaît beaucoup. La folie devient plus poétique même si elle est concrète, l’anticapitalisme et le politique deviennent poétiques. Et en même temps, il est complètement dans la réalité, c’est le contraire du déni.
Je pense que ça peut être totalement bouleversant de rencontrer quelqu’un qui a cette force. Ça peut être compliqué, ça peut être une histoire courte (rires), mais c’est une histoire qu’il faut vivre. En tout cas, c’est pile ce dont Jeanne a besoin à ce moment-là. Elle va mettre un peu de temps à s’en rendre compte, mais ça va donner lieu à un alignement d’étoiles.
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Crédit de l’image à la Une : © Les Films du Worso – O som e a furia
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