J’ai mis les pieds à Marrakech pour la toute première fois le 27 avril 2011 ; j’avais 16 ans et j’étais accompagnée de ma mère et ma tante. Soleil, gens souriants, ambiance au top : tous les ingrédients étaient là pour passer de super vacances !
L’irruption de l’impensable
Pour le premier jour, nous avons choisi un programme « typique » : visite des souks et déjeuner sur la célèbres place Jemaa El Fna. Après une session shopping et des négociations intensives avec les commerçants, alors que nous étions dans les souks et que midi approchait, ma mère a proposé d’aller manger sur la terrasse d’un café, l’Argana, d’où l’on pouvait apparemment admirer l’une des plus belles vues de Marrakech.
La place Jemaa El Fna
À midi moins dix, nous nous approchions de l’Argana lorsque j’ai aperçu une magnifique paire de boucles d’oreilles. En véritable pie que je suis, je me suis approchée pour les voir de plus près. Ma mère m’a vite appelée : elle avait faim et nous devions donc aller manger ; après tout, je pourrais toujours revenir les acheter une heure plus tard.
Nous étions à l’angle de l’Argana, à seulement une dizaine de pas de l’entrée, lorsqu’une explosion a retenti. On a senti un souffle et entendu un bruit assourdissant. Je n’ai pas du tout compris ce qu’il s’était passé : j’ai pensé que ce n’était que le bruit causé par une des nombreuses mobylettes qui circulaient, chargées de plusieurs personnes.
La foule s’est mise à courir et à hurler. Ma mère a réussi à m’attraper et à me plaquer contre le mur d’une boutique. C’est à ce moment-là que j’ai eu la réflexion la plus stupide de ma vie (ne me huez pas, j’étais jeune et déboussolée) : « Oh, ça doit être l’heure de la prière ! Ils sont pressés d’y aller, dis donc ! ».
Imaginez-vous en vacances dans un pays sublime : impossible de s’imaginer qu’un attentat puisse se produire… Ma mère a réussi à tirer ma tante vers nous au moment même où le gérant de la boutique nous a dit, paniqué : « Partez par derrière… Explosion de bonbonne de gaz ! ».
On s’est dirigées vers les petites ruelles qu’il nous avait indiquées, et j’ai commencé à comprendre : « Maman… Et si c’était un attentat ? ». Elle m’a répondu : « Mais non, y’ a pas eu d’attentat au Maroc depuis l’attentat de Casablanca en 2003, c’est pas un pays violent, ça devait être un accident ! ».
On a finalement réussi à sortir du dédale de ruelles qui nous ont fait revenir de l’autre côté de la place, à l’opposé à l’Argana. Ce qu’on y a vu était digne d’un film… On entendait des sirènes de pompiers en continu, on voyait des camions de secours défiler les uns après les autres, et la fumée recouvrait tout le fond de la place, rendant l’Argana invisible de loin.
J’ai commencé à sérieusement paniquer, et pour me rassurer ma mère et ma tante ont accepté de rentrer manger au riad. Sur le retour, on a croisé plusieurs personnes pendues au téléphone, qui pleuraient ou criaient.
Je me souviens avoir rallumé mon téléphone pour envoyer un texto à mon copain disant : « Y a un truc qui a explosé à côté de moi, je suis sûre que c’est une bombe ! ». Il a eu la même réaction que ma mère et ma tante : il m’a dit que c’était impossible. J’ai coupé à nouveau mon téléphone, comme nous le faisions pour éviter de payer les messages que l’on pouvait nous envoyer.
De plus, nous n’avions pas Internet : il nous était donc impossible de savoir ce qu’il se passait hormis par le bouche-à-oreille. Au riad, aucune des personnes présentes ne savait quoi que ce soit. J’ai commencé à me dire qu’après tout, je regardais trop de films, et que ça devait en effet être un accident de bonbonne de gaz.
Quelques heures après, nous repartîmes du riad pour aller visiter le quartier juif. Ma tante s’est arrêtée dans une boutique et a abordé le sujet de l’explosion avec la vendeuse. Une vieille dame d’une gentillesse incroyable nous a dit dans un français approximatif qu’ « un homme avec une ceinture avait fait boum » dans l’Argana.
À ce moment-là, nous avons toutes les trois décidé de rallumer nos téléphones pour rassurer nos proches au cas où l’information était vraie. Nous avions chacune plusieurs dizaines d’appels manqués de nos proches. L’information était tombée en France : un attentat avait eu lieu au café de l’Argana à Marrakech, et parmi les victimes, on comptait trois femmes du sud de la France. Notre description parfaite.
On a donc dû commencer à appeler, à rassurer… Et à justifier le fait que nous restions sur place. Nous l’avions décidé d’un commun accord, en se disant toutefois que nous prendrions le premier avion pour rentrer si la situation s’envenimait.
Et après ?
Après l’attentat, la place a été fermée. Plus rien pour manger, plus de commerces : la ville était en deuil. Comment vit-on après un attentat ? Eh bien nous, pauvres petits occidentaux que nous sommes, nous avions peur. Peur de l’Islam.
Bien que plusieurs personnes de ma famille soient musulmanes, j’ai eu peur de cette religion que je connaissais pourtant bien. J’étais terrifiée le matin, lorsqu’on entendait l’appel à la prière retentir, parce que j’avais l’impression que c’était un appel à la guerre. Quand on se retrouvait dans une foule, j’avais peur qu’un autre fou pose une bombe.
Et vous savez quoi ? Je ne remercierai jamais assez ma mère de nous avoir convaincues de rester. Trois jours après l’attentat, on a pu retourner manger sur la place. Toutes les personnes que j’ai rencontrées à Marrakech se sont montrées profondément touchées par cet attentat, et TOUTES sans exceptions se sont excusées pour l’acte d’un de leur compatriotes qui nous avait mises en danger. Sans cette paire de boucles d’oreille, à dix secondes près, nous aurions été blessées… ou pire.
Nous avons assisté à la venue du roi sur la place, qui a rendu hommage aux victimes. Nous avons vu des familles pleurer, prier, déposer des bougies devant l’Argana. Nous avons vu les sourires disparaître des visages généralement si joyeux des Marocain-e-s.
Ma peur est vite repartie : nous savions que de nombreux policiers en civils étaient déployés. Le dernier jour, j’ai même vu un périmètre de sécurité déployé autour d’un sac oublié seulement quelques secondes.
Avec le temps, et le recul, j’ai honte. Honte d’avoir eu peur de l’Islam, honte d’avoir fait un amalgame. Honte parce que dans l’avion du retour, quand j’ai vu un homme barbu vêtu d’une djellaba se lever pour aller aux toilettes, je l’ai associé aux extrémistes, comme les médias nous l’apprennent si bien…
Pour ne plus confondre djihadistes et musulmans
D’après le premier ministre marocain de l’époque, Taieb Cherkaoui, le responsable de l’attentat était « fortement imprégné de l’idéologie djihadiste » et exprimait « ouvertement son allégeance pour Al-Qaïda », comme Jeune Afrique l’a relaté.
La différence entre musulmans et (d)jihadistes n’est pas toujours claire dans les esprits : le mot revient souvent dans les médias, mais n’est pas toujours expliqué – seul son rapport avec la religion reste bien visible.
On associe donc souvent le terme aux musulmans en général, et par extension à tout le monde islamique, du fait du fossé culturel qui subsiste entre Orient et Occident, mais aussi parce que les mouvances djihadistes se sont développées dans des nouvelles zones en Tunisie, en Lybie, en Syrie et au Sinaï, rendant, par conséquent, les frontières de l’extrémisme plus diffuses et difficiles à définir.
La peur est d’autant plus importante que « la menace est portée par des groupes structurés comme par des individus isolés agissant au nom de la cause », comme un rapport du Centre de Doctrine d’Emploi des Forces du Ministère de la Défense l’explique.
C’est quoi un (d)jihadiste ?
C’est un islamiste radical, qui interprète d’une façon extrême le concept de Jihad du Coran. Le mot désigne la lutte et l’effort, et est souvent traduit par « guerre sainte » dans le monde occidental. Encyclopaedia Universalis définit que :
Ce n’est pas un devoir personnel, c’est un devoir collectif s’adressant à l’ensemble de la communauté musulmane (umma), et dont les règles précises ne furent fixées qu’après la mort du Prophète. […]
Le djihad n’est généralement pas compté parmi les cinq obligations fondamentales de l’Islam. En tant qu’universalisme, l’Islam doit être propagé au monde entier et c’est là un devoir permanent pour la communauté musulmane. Le djihad est ainsi une institution divine pour propager l’Islam dans le d?r al-harb (les territoires non encore gagnés à l’Islam, décrits comme le domaine du combat) ou pour défendre l’Islam contre un danger. […]
Mais le djihad n’est pas une guerre sainte d’extermination : dans sa version offensive, dirigée contre les peuples infidèles voisins du « territoire de l’Islam », ceux-ci, avant d’être combattus, doivent être invités à se convertir.
Ce concept est interprété et appliqué avec violence par Al-Qaïda et les autres mouvements ou individus jihadistes. Le responsable de l’explosion de la bombe le 28 avril 2011 ne faisait pas partie d’Al-Qaïda, mais il était jihadiste.
Dominique Thomas, chercheur spécialiste des mouvements islamistes à l’EHESS, a expliqué à Slate qu’« aujourd’hui, les djihadistes pensent que la société est dénaturée, pervertie par l’Occident, ils veulent revenir au modèle social et politique du VIIe siècle, au message authentique de l’Islam livré par le prophète ». Et cette guerre se fait en ralliant de nouvelles recrues, surtout par le Web.
J’ai aussi de la colère en moi. Parce que même si l’auteur principal qui a déposé le sac contenant la bombe et qui l’a activée à distance a été condamné à la peine de mort, ses complices n’ont été condamnés qu’à deux à quatre ans de prison : je ne suis pas du tout pour la peine de mort, mais je trouve la peine des complices vraiment « légère » au regard du nombre de victimes…
Les images faisant la couverture de Paris Match à notre retour, sur lesquelles on pouvait voir les débris et le sang devant l’Argana, resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Ce souvenir remonte en moi chaque mois d’avril et à chaque attentat, comme celui de Boston l’an dernier.
Ces victimes, ça aurait pu être ma mère, ma tante ou moi si je ne m’étais pas arrêtée pour une paire de boucles d’oreilles. Pour l’anecdote, je suis retournée les acheter par la suite, et je les porte régulièrement, parce qu’elles m’ont fait gagner ces quelques secondes précieuses qui m’ont permis de m’en sortir indemne.
L’auteur de l’attentat voulait viser le Café de France. Jugeant qu’il s’y trouvait « trop peu » de monde à tuer, il s’est finalement rabattu sur l’Argana où, déguisé, il a demandé à un serveur s’il pouvait laisser son sac le temps d’aller chercher une amie. À distance, il a appuyé sur un bouton qui a tout déclenché.
Ne faisons pas d’amalgames, mais n’oublions pas comment la « folie » qui habite une poignée d’hommes peut nous toucher. N’incitons pas à la haine, apprenons à nous aimer les uns les autres, sans haine de croyances ni de religions.
J’ai écrit ce témoignage en hommages aux victimes de l’attentat du 28 avril 2011 qui a fait dix-sept morts (dont huit Français, deux Marocains, deux Suisses, un Israëlien, un Canadien, un Portugais, un Néerlandais et un Anglais) et vingt blessés, ainsi qu’à leurs familles. Nous ne vous oublions pas.
Pour aller plus loin…
- Mon voile, ma liberté : mon slam et mes explications
- Les témoignages des madmoiZelles victimes d’islamophobie ordinaire
- Je suis arabe et je ne vous veux aucun mal, le cri du coeur de Jack Parker
- Pourquoi je veux me convertir à l’Islam
Pour témoigner sur Madmoizelle, écrivez-nous à :
[email protected]
On a hâte de vous lire !
Les Commentaires
Moi aussi, on m'a appris la même chose en cours, qu'à l'origine le djihad c'est un combat intérieur, je pense que c'est ça le vrai sens, qui a ensuite été détourné en guerre contre les autres