Attention : ce témoignage parle de grossophobie et de troubles du comportement alimentaire.
Comme trop de filles, j’ai été élevée par une mère obsédée par mon poids et le sien, elle-même élevée par une mère obsédée par son poids et le sien, etc. Dans ma famille, après les repas de fêtes, les hommes allaient parler foot et politique dehors, pendant que les femmes parlaient régimes en débarrassant la table.
Les débuts de la boulimie vomitive
J’ai grandi obsédée par la minceur, et j’avais peur de prendre du poids bien avant que ça ne m’arrive. Jusqu’à mon bac, j’ai été mince sans avoir à y penser. Puis, j’ai grossis un peu, et j’ai décidé de faire un régime très restrictif. L’aiguille de la balance est descendue plus bas que jamais… jusqu’au jour où j’ai craqué, et j’ai mangé quelque chose de « trop calorique ». Pour ne pas reprendre de poids, je l’ai vomi.
À partir de là, je me suis mise à me faire vomir plusieurs fois par jour. J’avais l’impression que c’était rationnel, que c’était une méthode pour pouvoir être au régime sans avoir à faire un régime.
Cela a duré plus de 10 ans, pendant lesquels j’ai appris que ma mère aussi avait été boulimique. Je ne sais pas comment ça a commencé pour elle ni même si c’est fini, car on n’en parle jamais.
Personne ne savait que j’étais malade, sauf mon entourage proche. Mais je souffrais de cette maladie qui me faisait compter les heures après chaque nourriture ingurgitée, pour être sûre que j’aurais le temps de me faire vomir avant que la nourriture soit absorbée définitivement par mon organisme, et tout le reste.
Comment j’ai arrêté de me faire vomir
Après quelques années, j’ai commencé à réaliser que ces gestes n’avaient rien de bon pour moi. Ma situation était cependant assez paradoxale : je ne voulais plus souffrir de la boulimie vomitive, mais je voulais rester mince à tout prix. J’ai tenté beaucoup de choses, suivi des thérapies, fait des séjours à l’hôpital, tenté l’hypnose, participé à un groupe de parole…
Ce qui a été mon déclic, c’est que je voulais un enfant avec mon conjoint. Je me suis dit que si je tombais enceinte d’une fille, il fallait impérativement que je sois guérie, je ne voulais pas lui transmettre ça, je ne voulais pas faire comme ma mère. Je sais que mon rapport à la boulimie est plus grave que le sien, et je me disais que si les choses s’aggravaient de génération en génération, alors ma fille pourrait en mourir.
Je savais aussi que je n’aurai pas la force de lutter contre ce trouble alimentaire une fois mon enfant née, et qu’il fallait que je le fasse avant.
J’étais suivie au service de santé universitaire, par un psychologue et une médecin, qui me disaient :
« Il faut faire disparaître le symptôme d’abord (les vomissements), pour le reste, on verra après »
Et ça a marché : j’ai enfin arrêté de me faire vomir.
Ma prise de poids, et ma grossesse
Les médecins m’ont dit que mon corps mettrait plusieurs années avant de réagir « normalement » à la nourriture. Après une décennie à me faire vomir plusieurs fois par jour, j’ai pris beaucoup de poids sans manger excessivement, juste parce que mon corps avait pris l’habitude de stocker tout ce qu’il pouvait.
Ca me faisait drôle de ne plus être aussi mince qu’avant, mais j’étais contente et fière. On me répétait sans cesse qu’il fallait que je lâche prise, que j’arrête d’être dans le contrôle vis à vis de mon corps, et je me disais qu’au moins, j’avais réussi. Pour autant, j’étais (et je suis encore) loin d’avoir atteint un rapport apaisé à moins poids, et à mon corps.
Je suis tombée enceinte dans l’année où j’ai cessé de me faire vomir, comme une heureuse coïncidence. La nouvelle m’a emplie d’une joie intense, qui fût aussi de courte durée.
Je n’ai pas fait pas fait partie de ces femmes enceintes rayonnantes qui portent des marinières et qui adorent leur grossesse. Dès mes premiers rendez-vous, les médecins ont commencé à me donner l’impression que mon corps, sa forme, allaient tuer mon enfant, que mon poids allait être responsable de tous les maux imaginables chez lui… À partir de là, je n’attendais plus qu’une chose, qu’il sorte.
J’ai été suivie dans une maternité proche de chez moi, qui n’acceptait que les grossesses « sans risque » . On vous pesait à l’arrivée, et si votre IMC était en dessous de 35, vous étiez acceptée.
J’étais en dessous, avec un IMC autour de 27, mais j’ai assez vite remarqué que j’étais la plus grosse des femmes enceintes qui y étaient suivies. J’ai très vite subi les remarques grossophobes de la moitié du personnel.
La première gynécologue que j’ai rencontrée m’a montré mon poids, qui était dans une case orange sur une roulette, en m’expliquant que je devais utiliser ma grossesse pour maigrir, que beaucoup de femmes le faisaient et que c’était très simple.
L’une des sages-femmes soulignait à chacune de mes visites mon poids de 3 traits au stylo rouge, en me répétant que si je ne maigrissais pas, mon enfant naîtrait avec du diabète, qu’il aurait la tête trop grosse, qu’en sortant par les voies naturelles il y avait de fortes chances qu’il se démette une épaule, etc.
La grossophobie médicale a gâché ma grossesse
Plus on me répétait que je ne devais pas grossir, et plus je grossissais. On m’a dit que je ne devait pas prendre plus de 6 kilos, j’en ai pris 11.
Je savais que je grossissais, et j’allais à tous les rendez-vous avec la peur au ventre, consciente qu’ils allaient me peser immédiatement et inscrire tout ce qui concernait mon poids en rouge sur mes papiers, alors que j’avais lutté si longtemps pour ne plus me peser chez moi. Il est arrivé qu’on me crie dessus, qu’on me traite comme si j’étais stupide ou que j’y mettais de la mauvaise volonté.
Je pleurais tellement, à chaque consultation où l’on m’infantilisait et me culpabilisait sur cette question que j’ai été cataloguée comme anxieuse, et qu’on m’a envoyé la psychologue de l’hôpital.
Consciente que ces remarques ne me faisaient aucun bien, j’ai voulu plusieurs fois revenir sur mon choix et aller dans une autre maternité, mais on m’a dit qu’il était trop tard, que le dossier prendrait trop de temps à être transféré. Je continue de penser souvent à cette sage-femme qui soulignait mon poids en rouge et qui me regardait avec dégoût et mépris.
Dans l’ouvrage Grossophobie, la sociologue Solenne Carof rappelle que la grossophobie, soit la discrimination envers les personnes grosses, est bien présente dans le milieu médical français :
« Trois quart des femmes obèses françaises et la moitié des femmes françaises en surpoids que j’ai interrogées ont témoigné de remarques négatives sur leur corpulence de la part de professionnel.es de santé. […]
Une étude de 2005 a prouvé que 30% des médecins généralistes, des internes, des cardiologues avaient des stéréotypes à l’égard des personnes très corpulentes. Quinze ans plus tard, il semblerait que les mentalités n’aient pas évolué. »
Dans une enquête exploratoire de 2018, le Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin rapporte que pour les femmes dites obèses, la gynécologie et l’obstétrique sont souvent un lieu d’humiliation et de culpabilisation.
« Je demande simplement que l’on m’aide plutôt que de me répéter que je suis grosse et de me culpabiliser » explique une patiente citée par l’étude.
L’étude conclut : : «Ne pourrait-on pas envisager un autre rôle des gynécologues […] auprès de ces patientes, consistant à admettre […] qu’elles ont davantage besoin d’être acceptées telles qu’elles sont plutôt que d’être culpabilisées ? Elles doivent être aidées, notamment pour faire face aux injonctions des obstétriciens à perdre du poids »
« J’ai l’impression de subir une double violence injuste »
Quand j’ai récupéré mon dossier à la fin de ma grossesse, j’ai vu que mon état d’ancienne boulimique vomisseuse y était inscrit. Le personnel médical savait que j’étais en proie à des troubles du comportement alimentaire, et ça n’avait rien changé : la grossophobie que j’ai subie a gâché ma grossesse.
Je trouvais ça profondément injuste que des médecins et soignants passent leur temps à me faire des remarques sur mon poids, alors même que celui-ci était dû au fait que j’avais lutté pour ma vie, contre une maladie qui attaquait mon œsophage, mon estomac, ma santé mentale…Je me disais que j’aurais dû recevoir des félicitations et des encouragements, plutôt que des reproches.
D’autant plus qu’au même moment, une des filles que j’avais connues à l’hôpital elle aussi boulimique vomisseuse, était également tombée enceinte. Elle m’avait dit aussi que les médecins s’inquiétaient parfois du fait que son bébé ne grossissait pas beaucoup dans son ventre, mais pour le reste, personne ne lui faisait la moindre remarque. Au contraire, toute l’équipe médicale et son entourage la félicitaient d’avoir si bien su garder la ligne pendant (et après) sa grossesse.
J’étais — et je suis encore — tellement en colère.
Depuis que mon enfant est né (en pleine santé, sans aucun des problèmes qui m’avaient été prédits par la gynéco et la sage-femme), je n’ai pas perdu de poids, je suis restée à mon poids de grossesse. J’ai l’impression de m’être pris une double violence au visage : les injonctions patriarcales à être mince dans la première partie de ma vie, qui m’ont conduite à avoir des troubles du comportement alimentaire et à me faire du mal via la boulimie ; et la grossophobie maintenant que je n’ai plus ce corps pour lequel je me faisais vomir 5 fois par jour.
C’est grâce à cette prise de poids, à ce lâcher prise que j’ai pu offrir à mon enfant des conditions meilleures d’éducation. Pas l’inverse. Cette grossophobie médicale n’est pas normale, et il faut en parler.
Karen Demange, psychologue clinicienne spécialisée en troubles alimentaires, rappelle que grossesse et troubles alimentaires peuvent être en liens étroits :
La grossesse canalise pas mal de thèmes qui sont en lien avec les troubles alimentaires : l’apparence, sur l’alimentation, les pulsions alimentaires, les envies… Cela peut être une source d’anxiété. Les changements physiques qu’implique la grossesse peuvent flouter le travail accompli jusqu’ici sur un trouble, changer la compréhension du corps.
Dans le cadre de la prise en charge médicale des personnes enceintes atteintes de TCA, elle explique :
C’est une réalité que je constate auprès de mes patientes : il est très fréquent que les TCA soient mal accueillis par les équipes médicales pendant les grossesses.
Qu’une patiente soit en surpoids ou en sous-poids, on lui fera comprendre qu’elle met son enfant à risque, parfois de manière agressive… Mais les patientes le savent déjà, et le rappeler en ces terme crée chez elles une culpabilité très forte.
Bien sûr, le rôle des médecin est d’avertir et de conseiller, y compris des risques liés au poids. Mais il est important de le faire avec bienveillance. Et en tant que patiente, peu importe si c’est à tord ou à raison, on peut aussi décider, quand cela est possible, de changer de praticien si cette bienveillance ne semble pas présente. Il ne faut pas avoir honte de ses TCA, et si la personne qui vous suit ne vous inspire pas assez confiance pour en parler, c’est peut-être la bonne chose à faire.
À lire aussi : Faut-il perdre du poids, quand on est obèse, pour avoir plus de chances de tomber enceinte ? Non, selon cette étude
Crédit photo : Nathana Reboucas / Unsplash
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Les Commentaires
Alors, oui, lorsque l'on a du surpoids, il y a risque d'avoir du diabète gestationnel, un peu plus que la moyenne des femmes. Mais j'ai ma pote qui a un IMC normal, qui en avait aussi, et qui n'a pas un pet de gras ou très peu, alors ?
Que le corps médical soit culpabilisant, infantilisant , ce n'est pas une nouveauté. C'est malheureux, mais il faut préparer ses répliques. Maintenant, sur conseil de mon médecin nutritionniste - comportement nutritionnel, référence en la matière dans ma région, je sais que le corps médical n'est pas formé sur le thème de l'obésité. Ils ont dans leur cursus une pauvre demie heure qui résume les pathologies liées à l'obésité. Ce référent propose des stages de formation , qui sont boudés par le corps médical . Donc maintenant, quand j'ai des remarques liées au poids injustifiées, - genre je viens pour soigner une bronchite, on ignore mes symptomes pour me parler du poids, - je réponds que si je voulais consulter un vrai spécialiste de la nutrition, je ne serais pas venue en gynécologie / rhumato/ allergologie / gastro entérologie / neurologie etc ( biffer la mention inutile )