Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais dès qu’on entre dans les transports en commun, les gens se mettent à dire des choses tellement banales que le concept de banalité, en comparaison, semble recouvrir le curling sur sable, les donuts de quatre tonnes ou la vie sexuelle de DSK.
"Bruine / Nuages / Vent" et au milieu, le "small talk", la conversation creuse
Les gens disent :
– « Ah bah on vieillit, hein » – SANS PUTAIN DE BLAGUE, je pensais qu’on rajeunissait, personne ne m’a rien dit ? Moi qui allais m’acheter des crèmes anti-rides et soutien-seins.
– « La vie est vraiment trop chère, ils exagèrent » – Hé oui. Comme chaque année, les prix augmentent, et puis la neige risque aussi de tomber en hiver, sans oublier que l’été va être chaud et que 2 + 2 vont toujours faire 4.
– « Les gens aujourd’hui, ils ne se parlent plus » – Oui parce qu’avant les gens vivaient dans des fermes, donc un truc comme le transport en commun, c’était la fête du slip, mais aujourd’hui on vit dans des immeubles et dans des open-spaces, donc quand on peut avoir dix minutes de tranquillité, on les prend.
– « C’est terrible de ne rien faire quand quelqu’un se fait agresser, mais bon, t’as l’air malin si tu interviens et que tu prends un coup de couteau à sa place. » (Et là, la personne en face répond que si tout le monde intervenait en cas d’agression, et bien y’aurait pas d’agression. Et là je bouillonne que si tout le monde se prenait par la main, bah y’aurait plus de guerre, parce que nos index n’atteindraient plus la gâchette.) (ndFab : j’en profite -> non-assistance à personne en danger, sommes-nous tous des lâches ?)
On a toutes entendu dix milliards de fois ces conversations. Il n’y a rien de plus à ajouter. Les gens n’ont même pas tort. Mais vraiment, est-ce qu’on est obligées de voir dix milliards de fois ce même film ? Avec les mêmes dialogues ? Je suis sûre que les protagonistes doivent avoir des tas de trucs passionnants à dire, s’ils voulaient bien parler de choses intéressantes comme l’élevage de limaces ou les boîtes de thon. Je suis sûre que certains de ces distributeurs à banalité sont pianistes internationaux ou dealers de crack, taxidermistes ou traducteurs lapon-peul-bolivien.
La question est donc : pourquoi des personnes parfaitement normales ressentent-elles le besoin irrépressible de répéter, fort, dans un lieu public, les banalités les plus affligeantes ? Je pense qu’il se joue quelque chose de l’ordre de la validation sociale. Dans les transports en commun, il y a de fortes chances que les autres passagers vous écoutent, et si vous avez la voix qui porte, les autres passagers n’auront tout simplement pas le choix. Donc vous ne pouvez pas dire de conneries. Donc vous racontez ce que tout le monde sait déjà, parce qu’il vaut mieux faire mourir d’ennui un wagon que de se prendre un coup de pied retourné-sauté sous prétexte qu’on aime bien la moustache d’Hitler.
Donc d’accord. Les gens sauvent leur peau. Et il faut le supporter. Y compris quand ça dure deux heures. On ne peut décemment pas sauter à la gorge d’inconnus pour leur hurler « MAIS PUTAIN VOUS ALLEZ PARLER DE BRECHT DANS LE TEXTE BORDEL ». On ne peut pas non plus dire : « Désolée mais MOI je pense que le ticket de métro n’est pas assez cher, c’est une insulte faite à mon portefeuille. »
Reste qu’on rêverait de répondre : « J’ADORE quand les gens se font agresser, J’ADORE ne rien faire, franchement je kiffe de prendre des vidéos avec mon iPhone pour les balancer sur Youtube, ha ha, regarde cette grand-mère se faire arracher son sac et s’écrouler en larmes, n’est-ce pas la chose la plus FUN de l’univers ? »
On ne peut pas. Alors on se tait. Et parce qu’on se tait, on consent. On valide l’ordre établi qui veut que dans les transports en commun, on souffre de la chaleur, de la transpiration, du confinement, de l’agressivité, du manque de réseau, et de tout l’ennui du monde.
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
Les Commentaires
Alors oui, j'aime bien dire des trucs pour ne rien dire, mais alors j'ai aucune honte avec ça. Parfois ça m'ennuie, mais la plupart du temps ça m'amuse, le temps passe plus vite. Je travaille en tant que caissière en contrat étudiant, et je suis ravie des clients qui pratiquent le "small talk" et j'adore parler avec eux de la pluie, du beau temps, de la crise, de la hausse des prix, des soldes, des gens qui sont mal élevés maintenant alors que c'était pas comme ça avant. C'est une bouffée d'air frais.
Et j'ai du mal à m'imaginer créer un contact avec un inconnu sans passer par le small talk...