[Article initialement publié le 19 janvier 2023]
« Ce qui s’est passé cette année n’aurait pas pu se produire en 2015 ou en 2016 ».
Marie Bardiaux-Vaïente en est certaine : si la polémique autour de l’exposition attribuée à Bastien Vivès a pu émerger il y a quelques semaines, c’est bien parce que quelque chose a bougé dans le milieu de la bande dessinée au cours de ces dernières années.
Cette scénariste de BD et historienne (L’Enfer est vide, tous les démons sont ici), mais aussi activiste féministe et anticarcérale, a publiquement demandé des comptes au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême (FIBD) en décembre 2022, après l’annonce de sa carte blanche à Bastien Vivès pour sa cinquantième édition qui doit avoir lieu du 26 au 29 janvier 2023.
Elle et de nombreuses autrices et militantes féministes ont alerté quant à certaines œuvres de Bastien Vivès qui banalisent la pédocriminalité et l’inceste, ainsi que sur ses représentations ultra-sexualisées de personnages féminins, mais aussi sur ses attaques violentes et misogynes à l’égard de l’autrice Emma.
Déprogrammée, l’exposition de Bastien Vivès n’aura finalement pas lieu. Fin de la controverse ? Aujourd’hui, de nombreuses autrices comptent bien dépasser la seule polémique et se mobilisent.
C’est le cas des membres du collectif MeTooBD qui a émergé à cette occasion et qui identifie cet événement comme « la partie émergée de l’iceberg », tant le sexisme est omniprésent et insidieux :« Le harcèlement moral et sexuel, les violences sexistes et sexuelles telles que des agressions, des viols, les chantages affectifs, les chantages au contrat, les rémunérations de plus en plus basses… la liste est très longue », déplore le collectif auprès de Madmoizelle. L’organisation, qui compte plus de 200, étudiant.es, auteurices, éditeurices, et militant.es déplore en outre l’absence « d’excuses et d’explications sur le pourquoi du comment cette exposition a été programmée au départ ».
Si son cas a été dernièrement très médiatisé, Bastien Vivès n’est qu’un exemple des violences patriarcales qui règnent dans le secteur de la bande dessinée, un exemple du climat qui banalise et valorise certains comportements. Le sexisme, une valeur cardinale du neuvième art ? Lucie Lgt, autrice de Ça ira mieux quand… – Féministe, vénère, paumée, n’est pas loin de le penser : « Il y a cette culture de la gauloiserie dans la BD, un esprit érigé au rang de patrimoine de la BD. Ça fait partie du truc. Et si on gueule contre, c’est de la censure. On est vues comme puritaines. »
Des autrices de BD féministes déjà mobilisées, avant l’affaire Bastien Vivès
L’élan féministe pour faire évoluer le milieu de la BD n’est pas nouveau, et a déjà pointé la responsabilité du FIBD.
Déjà en 2013, le groupe d’action féministe La Barbe intervient sur la scène du festival pour sa quarantième édition. Comme à leur habitude, les activistes viennent féliciter la virile assemblée, dont le Grand Prix a déjà été remis à 43 hommes sur 45 auteurs et autrices :
« En 2013 après Jésus-Christ, une ville peuplée d’irréductibles mâles résiste encore et toujours aux envahisseuses : Angoulême. »
Trois ans plus tard, en 2016, nouvelle mobilisation pour dénoncer la surreprésentation des hommes dans le palmarès et à nouveau un constat affligeant : dans la liste des nommés pour le prestigieux Grand Prix, trente noms et pas une seule femme. Tout un symbole. Des autrices appellent au boycott. Cette fois, les médias s’emparent du sujet. Le hashtag #WomenDoBD circule, montrant que oui, les autrices de BD existent et que leur travail mérite autant d’attention que celui des auteurs.
Du côté du FIBD, on semble ne pas vouloir prendre la mesure du problème que pose une liste à 100% composée d’hommes. « L’histoire de la BD jusqu’aux années 1980 est essentiellement d’obédience masculine » défend le délégué général du Festival, Franck Bondoux auprès de Libération. « On ne va pas instaurer des quotas. Le critère doit-il être absolument d’avoir des femmes ? Le Festival reflète la réalité de cet univers. »
Si l’étincelle de 2016 est davantage le résultat d’une inégalité professionnelle intolérable, elle constitue aussi une preuve du sexisme de cette institution dans sa globalité, estime Lucie Lgt :
« Cette inégalité professionnelle au sein de la BD, elle existe aussi parce que les canons de la BD, les discours, les manières de dessiner sont profondément sexistes, et que tant que ça ne changera pas, des autrices, mais aussi des auteurs et des autrices minorisées ne pourront jamais se faire une place. »
Des codes, des normes, des standards, comme autant de carcans qu’il est difficile de questionner et de renverser, mais aussi un male gaze et un white gaze qui ne valorisent que certains corps et certaines représentations. En 2021, le journaliste Jérôme Lachasse publie une analyse frappante sur l’absence de nez des femmes dans la BD et sur ce qu’elle induit : « Les dessinateurs ne privilégient pas la réalité des femmes, mais leurs propres fantasmes », tranche alors l’autrice Marion Montaigne.
Un an après ce coup de projecteur sur le sexisme du FIBD, en 2017, le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme lance Paye ta bulle afin de montrer à travers des témoignages d’autrices tout ce que le milieu de la BD compte de violences et de harcèlement.
« Nous n’avons pas publié les témoignages les plus lourds », explique aujourd’hui Marie Bardiaux-Vaïente, elle-même membre du collectif, « parce qu’il était délicat de prendre le risque qu’une autrice soit attaquée si elle était reconnue, même si le témoignage était anonyme. On a dû censurer certaines choses, car elles relevaient du pénal. » L’anonymisation est un moyen de garantir la sécurité des témoins, d’éviter d’éventuelles conséquences sur le plan professionnel, mais aussi d’inviter « à ce que chacun se sente concerné, se remette en question et comprenne où peut commencer le sexisme et la souffrance générée : par des actes anodins mais multipliés » explique le collectif dans sa FAQ.
Aujourd’hui, MeTooBD poursuit ce travail de récolte et de partage de témoignages :
Un vent de changement au prochain Festival d’Angoulême ?
Avec l’affaire Bastien Vivès et son retentissement, peut-on dire que le milieu de la BD amorce un changement ?
« Le fait d’avoir une polémique maintenant, ça montre que les choses avancent », veut croire Lucie Lgt. « Sept ans, ça peut paraître long, mais à l’échelle de grands changements sociétaux, c’est assez court au final. Ça montre aussi une continuité du mouvement féministe dans la BD qui est ravivé assez facilement, et ça, c’est plutôt rassurant. Les personnes mobilisées en 2016 sont encore là. La focale a changé, grâce à MeToo. »
Marie Bardiaux-Vaïente voit aussi avec enthousiasme et optimisme ce mouvement collectif et ses effets déjà concrets : « Il y a des prises en considération dans le milieu, des yeux se sont ouverts. »
Elle voit néanmoins dans ce moment de tension le signe d’un backlash propre à toute lutte féministe :
« On a vu ces dernières semaines la polarisation de deux camps de plus en plus radicaux, et un ventre mou avec beaucoup d’auteurs hommes dedans, qui pour un nombre d’entre eux plutôt conséquent se sont ralliés à nous en se disant “oui il y a un problème et ça fait des années que les autrices disent qu’il y a un souci”.
De l’autre côté, c’est une frange très minoritaire mais très bruyante et très agressive à notre endroit, ne lisant pas ce qu’on écrit, faisant des amalgames, des projections, n’écoutant rien. »
Une minorité qui continue de crier à la censure, refuse de questionner ses biais et sa propre violence, et qui très probablement perçoit aussi une profonde envie de changement de la part de la nouvelle vague de bédéastes.
C’est ce que constate aussi le collectif MeTooBD, qui pointe « cette génération d’auteurices qui se sentent seul.es dans cette époque si woke, comme iels aiment à le clamer partout » : « Nous avons envie de leur dire “pourquoi tout cela vous met en colère ? Est-ce que ça vous met face à des choses que vous avez faites ou dites, et qui vous font vous sentir mal à l’aise ?” »
La cinquantième édition du FIBD démarre ce jeudi 26 janvier 2023. Dans sa tribune Les raisons de la colère, le collectif MeTooBD exhorte l’organisation du festival à prendre des mesures :
« Nous demandons aujourd’hui que le FIBD établisse une charte d’engagement, afin que les futures sélections et programmations du festival soient réalisées dans le respect du droit des personnes minorisées ainsi que dans l’égalité de leurs représentations.
Des moyens concrets doivent être mis en place, tant du point de vue des choix artistiques que de la prévention des violences sexistes et sexuelles pendant l’organisation et la durée du festival, pour enfin faire du FIBD un lieu qui ne saurait tolérer les violences et les discriminations, et ainsi accompagner les changements systémiques nécessaires dans le milieu de la culture tout entier. »
Nul doute que cette édition 2023 aura une saveur bien particulière.
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Crédit photo : Selbymay, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
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