Lundi 4 mars, les parlementaires français ont approuvé, par 780 voix pour (et 72 votes contre), pour l’inscription de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Constitution. Un vote historique, qui marque l’achèvement d’un travail de longue haleine de sénatrices et députées engagées pour garantir aux femmes la liberté de disposer de leur corps.
Si cette réforme constitutionnelle est loin d’être parfaite, elle est aussi le reflet d’une formidable évolution sociétale en faveur des droits des femmes, commencée dans les années 70 grâce au travail de militantes féministes, qui ont lutté pour garantir aux femmes un avortement sûr et légal.
Avant même l’adoption de la loi Veil le 29 novembre 1974, elles étaient des centaines, partout en France, à mener le combat en faveur du droit à l’avortement et à pratiquer des IVG illégales Parmi elles, se trouvaient Annie Chemla. Militante au MLF (Mouvement de Libération des Femmes) et au Mlac (Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception), elle a contribué à révolutionner la pratique de l’avortement en France, en accompagnant des femmes souhaitant avorter, puis en pratiquant elle-même des IVG instrumentales, par aspiration.
Dans son essai Nous l’avons fait. Récit d’une libération féministe (éd. du Détour), Annie Chemla restitue son journal de militante du Mlac, qu’elle a tenu entre septembre 1973 et juin 1980, et où elle raconte la lutte pour la légalisation de l’avortement en France.
« Les femmes avortaient quand même, mais en prenant des risques énormes pour leur santé »
Pour Madmoizelle, Annie Chemla se souvient :
« En 1973, je vis seule à Paris pour la première fois de ma vie et une voisine m’emmène dans un groupe de conscience du MLF. Et je découvre la sororité. »
Annie Chemla
D’abord militante au MLF, Annie Chemla entre ensuite au Mlac, où elle devient « intermédiaire » : sa mission est d’alors d’accompagner et de soutenir des femmes qui avortent.
Si Annie Chemla a commencé à lutter en faveur du droit à l’avortement, c’est parce qu’il lui semblait « impensable que les femmes n’aient pas le droit de choisir leur maternité, mais aussi tout ce qui concerne leur corps ». L’IVG était alors illégale en France, ce qui engendrait, pour les femmes souhaitant mettre un terme à leur grossesse, mais aussi pour celles qui pratiquaient ces avortements, des risques judiciaires.
« Les femmes avortaient quand même, en tout temps et en tout lieu, mais en prenant des risques énormes pour leur santé », rappelle Annie Chemla, qui évoque les « instruments » utilisés lors de ces avortements clandestins : des sondes, des cintres, des aiguilles à tricoter.
« Les femmes allaient ensuite à l’hôpital, où on leur faisait ce qu’on appelle un curetage : on introduisait une cuillère en métal pour vider l’utérus. Et à l’époque, comme c’était illégal et que les médecins des hôpitaux y étaient très hostiles, on les avortait sans anesthésie, ce qui était un geste extrêmement dangereux. Et plus, elles risquaient, avec ou sans anesthésie, de rester stériles. Beaucoup de femmes en France à l’époque en mouraient. On parlait de 300 mortes par an. C’est peut-être plus, peut-être moins, on ne le saura jamais. »
Annie Chemla
C’est pour empêcher les femmes de risquer leur vie ou leur fertilité que des médecins militants, réunis au sein du Groupe information santé, ont commencé à pratiquer des avortements illégaux, au sein des hôpitaux. « Ils s’engageaient à pratiquer des avortements en le disant publiquement. Mais en plus, ils venaient d’importer en France une méthode d’avortement non traumatisante : la méthode par aspiration. »
Portée par un mouvement sociétal qui ne voulait plus voir les femmes mourir pour avoir voulu mettre fin à une grossesse non désirée, la loi Veil, qui dépénalisait l’avortement, a été promulguée pour une période de cinq ans le 17 janvier 1975. Mais la lutte pour le droit des femmes à disposer de leur corps n’a pas été terminée pour autant, se souvient Annie Chemla.
« La loi Veil était pour nous une loi très insuffisante, explique la militante. Nous réclamions des avortements libres et gratuits. Et ils n’étaient ni l’un, ni l’autre. Les avortements n’étaient pas pris en charge par la Sécurité sociale, ça coûtait un demi Smic, et ils étaient interdits aux mineures et aux étrangères. Et puis, il y avait tout un tas d’obstacles : des entretiens avec un psychologue, un délai d’attente… L’acte lui-même était toujours largement refusé par le corps médical. Mais en plus, la méthode par aspiration avait été importée par les médecins du Mlac, et seuls les médecins du Mlac savaient la pratiquer. Encore aujourd’hui, elle n’est pas enseignée par les écoles de médecine. »
Annie Chemla
C’est dans ce contexte, après le passage de la loi Veil, qu’Annie Chemla s’est formée pour pratiquer elle-même ces avortements par aspiration.
« Ça m’a apporté un sentiment intense de puissance, de prise de pouvoir sur un univers qui nous échappait : notre corps. Voir le col de son utérus, partie de nous-mêmes ne voyons jamais, mais que les gynécologues voient, que les médecins voient, c’est quand même incroyable ! Je me suis posée quasiment seule mon propre stérilet, aidée évidemment par les copines de mon groupe. »
Annie Chemla
À lire aussi : Inscription de l’IVG dans la Constitution : réelle avancée ou mesure symbolique ?
Un droit toujours menacé en France
Aujourd’hui, malgré l’adoption il y a presque cinquante ans de la loi Veil, et la toute récente Constitutionnalisation de l’IVG, il n’est toujours pas facile de recourir à l’avortement en France, constate Annie Chemla.
« Pour les médecins, l’IVG n’est pas un acte valorisant. Les médecins sont mal payés quand ils pratiquent une IVG instrumentale. Ce n’est pas un acte techniquement compliqué – la preuve en est que j’ai pu en pratiquer avec mes amies sans aucun incident. On n’écrit pas un article scientifique pour dire ‘J’ai pratiqué des avortements’.
Et le corps médical est toujours hostile à ce que ce soient les patientes qui décident pour elles-mêmes. Les anciens médecins militants sont tous à la retraite, et il y a donc très peu de médecins qui veulent pratiquer les avortements instrumentaux. »
Annie Chemla
À ce problème, s’ajoute évidemment la crise profonde que traverse l’hôpital public en France. « Si on manque d’infirmiers dans les services hospitaliers, on en manque évidemment dans les centres d’IVG. Si on ferme des maternités, on ferme aussi les centres qui y sont couplés. »
Voici pourquoi, insiste Annie Chemla, il faut rester vigilantes et ne pas abandonner la lutte pour la liberté de disposer de nos corps :
« Les jeunes femmes pensent que l’avortement est un acquis, elles y vont donc sans s’inquiéter alors que c’est encore très compliqué. Je pense même que si le président Macron a fait augmenter de 12 à 14 semaines le délai pour avorter, c’est en connaissance de ces galères. Souvent, quand les femmes veulent avorter, elles mettent des semaines à trouver une solution. »
Annie Chemla
« Droit conquis » mais pas acquis, le droit à l’IVG demande donc une vigilance de tous les instants pour ne pas être repris. Et l’inscription dans la Constitution de la « liberté garantie » pour les femmes de recourir à l’avortement n’y change en réalité par grand chose, prévient Annie Chemla :
« Aujourd’hui, l’avortement est toujours menacé. Il y a eu il y a quelques années, devant l’hôpital Tenon, des intégristes catholiques qui se mettaient à genoux devant le centre d’IVG et qui empêchaient d’entrer les femmes qui venaient avorter, en les traitant de meurtrières. »
Annie Chemla
Et de rappeler qu’il y a à peine quelques semaines encore, la chaîne CNews, appartenant au milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré, classait les avortements comme la « première cause de mortalité dans le monde »…
« C’est scandaleux qu’on puisse encore aujourd’hui dire ce mensonge », s’indigne Annie Chemla, qui rappelle aussi que ce péril réactionnaire menace d’autres pays dans le monde, comme les États-Unis, où la Cour suprême a révoqué il y a deux ans l’arrêt Roe v. Wade garantissant le droit à l’avortement.
Heureusement, la nouvelle génération de militantes est prête à prendre la relève :
« Je suis extrêmement fière des jeunes féministes. On a vécu une espèce de moment creux pendant les années 80, 90, 2000, où je me demandais comment passer le flambeau. Finalement, on n’a pas du tout eu besoin de le passer, elles l’ont rallumé toutes seules. Je suis aussi très sensible au fait que les féministes d’aujourd’hui prennent en compte l’ensemble du rapport au corps, à la sexualité, avec les transidentités, la PMA… Tout ce qui concerne, finalement, les libertés de choix. »
Annie Chemla
Nous l’avons fait. Récit d’une libération féministe d’Annie Chemla, éd. du Détour, 184 pages.
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Les Commentaires
Je trouve très bien que le droit à l'IVG soit inscrit dans la constitution.
Par contre il y a souvent un grand écart entre les droits garantis et la réalité.
La fermeture des maternités, l'accès aux soins difficile, ce ne sont pas les lois qui modifent l'offre et les tabous des médecins.
Certe c'est mille fois mieux que de ne pas en avoir.
Les politiques publiques de réduction de l'offre sont bien réelles par contre.
Ayant une ALD, j'ai vite compris que cela ne me garantissait pas l'accès aux soins dans le public. Pourtant tout le monde est persuadé que cela fonctionne.
Souvent il n'y a qu'une fois que l'on est concerné par un problème de santé que l'on se rend compte qu'il y a un grand écart entre la parole des institutions et la réalité.