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Un bouquin complexe
Anna Karénine, c’est un bouquin imposant et complexe écrit par Tolstoï dans la deuxième moitié du XIXème siècle. Souvent assimilé à Madame Bovary pour son traitement de l’adultère féminine, son cadre aristocrate diffère pourtant beaucoup de l’univers bourgeois et rural de Flaubert. Et puis, Anna Karénine n’est pas vraiment l’héroïne de son roman puisqu’elle partage le récit avec Lévine ! Ce personnage, véritable alter ego de Tolstoï, cherche un sens à sa vie en parallèle d’Anna.
Autant dire que ce n’est pas tous les jours la joie et l’euphorie, entre les incompréhensions politiques, les querelles de ménage, les maladies et surtout les attentes des uns et des autres : ces deux héros en quête d’absolu se heurtent au regard acéré d’une société au protocole rigide.
En même temps, Tolstoï c’est pas un marrant.
Autour de ces deux protagonistes évoluent aussi une multitude de personnages : Kitty, la jeune ingénue vite dégoûtée des mondanités et du caractère artificiel de son univers ; Stiva, le frère d’Anna qui trompe allègrement sa femme Dolly ; Vronski le flambant officier ; les frères de Levine…
Anna Karénine, ce n’est pas simplement la descente aux enfers d’une femme, c’est surtout la peinture d’une vieille aristocratie en perte de repères (la révolution arriva pile trente ans plus tard, après des siècles de domination).
Une adaptation compliquée
Bref, l’intrigue d’Anna Karénine est complexe, brasse une multitude de thématiques et il est difficile de rendre tout à fait justice à l’ensemble du roman. Il y a eu, depuis 1911, quatorze adaptations. Voyons comment la dernière de la bande, sortie en 2012, s’en est sortie !
http://youtu.be/nokLdm55l_U
Anna Karénine version 2012 est un film de Joe Wright, un réalisateur dont j’aimerais plus la filmographie s’il arrêtait de dénaturer d’adapter systématiquement des bouquins que j’aime bien (Atonement, Orgueil et Préjugés…). Et avec Anna Karénine, disons qu’il m’a beaucoup agacée.
Néanmoins, ce film demeure une réussite à de nombreux niveaux.
Ce que le film apporte
Joe Wright est un réalisateur de talent et Anna Karénine est esthétiquement grandiose. Sa beauté lisse et froide de pub de parfum sert au final parfaitement le message du livre lié à la fausseté de l’aristocratie. D’autant plus qu’on place l’action dans le cadre d’un théâtre monumental, ce qui met l’emphase sur le regard et les événements.
Cette distance existe dans le roman avec le personnage d’Anna : on a accès à ses pensées, mais elle est également perçue à travers les regards d’une multitude d’autres personnes. C’est là la tragédie de son personnage : elle n’existe pas pour elle-même.
Le choix de Keira Knightley comme Anna Karénine était assez bon, dans cette optique et dans notre époque. Elle a le regard noir et flamboyant qui caractérise le personnage, mais correspond à un idéal physique de papier glacé auquel nous sommes sensibles.
Cela dit, on perd à mon sens beaucoup de la sensualité morbide de l’ouvrage avec cette esthétique. Tolstoï avait un rapport ambigu avec la sexualité et on le ressent fortement dans son roman. Là où il y a du sexe, de la moiteur, de la passion débridée, il y a la mort. La scène de la mort de la jument de Vronski dans le roman perd dans le film tout son côté charnel et glauque. C’est trop beau, trop lisse, ça produit un effet radicalement différent…
Il y a des tentatives pour rendre le tout plus « charnel », mais bon, là on tombe dans les mauvais côtés. Un gros plan de Keira Knightley qui lèche une moustache, ce n’est pas sensuel, ce n’est pas glauque, c’est plutôt ridicule.
Oh ouiii Anna, lèche-moi la moustache !
Néanmoins, les choix de Joe Wright étaient cohérents : l’aristocratie russe façon féérie de vitrine de Noël rend bien et les scènes chorégraphiées sont vraiment spectaculaires.
Ce dont le film manque
Le film fait 130 minutes, le bouquin est épais comme un gâteau triple chocolat : il était certain qu’on aurait des coupures et des sacrifices, mais il n’empêche que l’adaptation n’est pas assez longue pour rendre justice au cheminement personnel du deuxième protagoniste, Lévine. Le réalisateur aurait dû, tant qu’à faire, passer outre ce personnage (choix qui a été fait dans d’autres adaptations, bien qu’il soit le vrai héros d’Anna Karénine).
Lévine a un peu la rage qu’on oublie TOUT LE TEMPS qu’il est aussi le héros d’Anna Karénine
Le plus frustrant, c’est que les scénaristes et le réalisateur ont tout à fait cerné les enjeux de Lévine : certains plans discrets, comme celui où il fauche le champ avec ses paysans, façon image d’Épinal, sont très proches du livre… Mais au lieu d’avoir un parcours, une évolution, on a un schéma en pointillé à relier nous-mêmes et je ne suis pas sûre que ce soit possible sans avoir lu le livre.
Quant aux autres personnages, ils sont quasi-inexistants. Seul ressort Alexis Karénine, le mari d’Anna. Alors qu’il n’est dans le livre qu’un être assez ridicule qui, suite à un élan religieux sincère, s’enfonce dans une foi de faux-semblants, dans le film, il devient presque un héros digne et torturé malgré l’adultère. C’est sans doute dû à l’interprétation de Jude Law qui livre une excellente performance, mais va tout de même à l’encontre du personnage du roman !
En somme, Joe Wright a le mérite d’avoir tenté quelque chose avec son adaptation, d’avoir fait des choix forts. Le problème réside principalement dans son format, qui ne permet pas, à mon sens, le développement de tous les personnages et des enjeux qui y sont liés. Du coup, on a une adaptation, mais surtout un film bancal qui paraît inachevé… On aurait dû carrément sacrifier les enjeux liés à Lévine ou Kitty, au vu de la durée du film, et se focaliser entièrement sur l’histoire d’Anna qui, lissée et rendue lointaine par une esthétique léchée, perd de son ambiguïté.
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