Je ne sais pas si vous vous souvenez du premier livre qui a réellement marqué votre mémoire, de la bande dessinée qui vous sortait du lit en douce à deux heure du matin pour la finir, de cet incipit que vous avez relu avidement une fois la dernière ligne avalée, de ce roman haletant aux longs chapitres qui vous obligeait à maintenir vos bras désormais froids hors des draps chauds.
Comme la plupart des personnes hautement asociales et pessimistes, j’ai longtemps classé l’existence réelle en dessous de la littérature romanesque. Tout naturellement j’ai construit dans les renforts de mon imagination un refuge en acier trempé et je prends encore soin de mes reliques écornées sur l’autel de mes étagères Billy.
Les prémices d’une folie ordinaire
Un beau jour de janvier 2006 j’ai commis un délit dont les circonstances aggravantes entachent encore ma conscience. Je jure devant témoins, sur mon honneur et celui de vos mères que je n’avais pourtant rien prémédité. J’ai été élevée dans un climat familial sain, certes j’ai regardé trop de télé réalité pendant mon adolescence et cela a sans doute perverti mon sens moral mais je ne me croyais pas capable d’une telle infamie avant de l’accomplir.
C’était une époque sombre où je refusais d’aller déjeuner à la cantine scolaire avec mes camarades parce que j’étais victime d’une forte crise de misanthropie momentanée. Je profitais donc de mes deux heures de pauses quotidiennes pour mener à bien quelques activités honteuses.
Non, je n’allais pas boire de la despé dans le champ en face du lycée. Non, je ne fumais pas de shit derrière le local à vélo avec les babos à dreads superstars de la récré. Non, je ne me scarifiais pas les avant-bras au compas entre deux cours de statistiques.
En vérité, j’allais dans des librairies lire des premiers chapitres faute de pouvoir me payer les autres pages.
Je sais, c’est éminemment inquiétant. C’est pourquoi je menais à bien ces activités dans le plus grand secret, car s’il est ordinaire de sécher les cours pour fréquenter les salles de concerts avec ses copains lorsqu’on a seize ans, il est un poil plus étrange de le faire pour aller lire des livres seule dans une bibliothèque.
C’est comme ça que tout a commencé, de lectures philosophiques de Nietzsche hors des cours de philo en annotations au bic noir dans les marges des bouquins, que pages après pages j’ai gravi les marches de la perdition. Je ne pouvais plus m’en passer, j’avais besoin de livres.
Chronique d’une descente aux enfers
Trop pauvre pour acheter ma drogue chez les revendeurs officiels j’ai assidument fréquenté les bouquinistes poussiéreux, j’ai retourné les étagères aux classements douteux de moult libraires de seconde zone. Je n’avais pas peur des maladies, des pages jaunies par la lumière et chiffonnées dans des mains inconnues. Aveuglée par la nécessité de prendre ma dose de lignes noires en Times taille 9, j’avais acquis la témérité inconsciente propre aux grands camés.
Un jour cela n’a plus suffi et j’ai commis l’irréparable : j’ai volé ma dope.
Je le confesse avec toute la honte inhérente aux aveux véritables, six ans après je m’en flagelle encore le bout des doigts en les coupant régulièrement avec la tranche aiguisée de feuillets à grands carreaux. J’aurai bien mérité mon tétanos si jamais je finis par l’attraper.
C’était une innocente victime comme elles le sont toutes; entreposé sur son étagère entre deux auteurs barbants on le laissait crever là, dans l’insignifiance la plus totale. Je l’ai pris dans mes bras et l’ai tendrement caressé en profitant de l’obscurité qui régnait dans ce pan de la bibliothèque municipale. Nous nous sommes dit des mots d’amour (des mots plus beaux que ceux de tous les jours) et dès notre rencontre j’ai su que quelque chose allait se passer entre nous; une belle histoire, une grande aventure de 623 pages.
Je suis venue lui rendre visite à plusieurs reprises, le laissant me raconter ses bobards pendant une heure ou deux et le quittant à peine rassasiée de tout ce qu’il m’avait fait connaître. Mais il m’en fallait plus. Toujours plus.
Étais-je en pleine possession de mes moyens lorsque j’ai commis ce vol ? Je vous laisse seuls juges de mon passé criminel mais il faut prendre en compte le trouble causé par cette passion naissante associé à une forte dépendance littéraire dont j’étais alors la victime.
L’amor à crédit (© Laurent Ruquier)
Je le voulais pour toujours, ce livre, cette édition particulière que j’avais apprivoisée sur les banquettes en velours ras de la salle de lecture. Alors, un jour, à l’heure du déjeuner je me suis rendue à la bibliothèque avec l’honnête intention de lui passer un simple bonjour de courtoisie et je l’ai soudainement kidnappé.
Animé par je ne sais quel désespoir profond, je l’ai embringué dans une folle cavale sentimentale et nous avons passé trois nuits blanches inoubliables pendant lesquelles j’ai tout su de lui.
J’aurais pu le rapporter discrètement dans son mouroir municipal où il aurait été ignoré des autres romans comme il l’était resté depuis le 23 décembre 1992. Mais par cupidité je l’ai gardé chez moi et à présent c’est par culpabilité que je me repent d’avoir privé d’autres personnes de sa lecture, par pur égoïsme littéraire.
Évidemment depuis cette sombre époque j’ai connu d’autres livres, d’autres histoires qui m’ont fabriqués de nouveaux souvenirs mais ma mémoire restera à jamais marquée par ce livre-là.
Cette édition folio de Mort à crédit cote R CEL M qui trônera toujours souverainement sur le reste de ma bibliothèque.
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
Les Commentaires
Quand je suis arrivée en Angleterre, j'ai cru que j'étais morte et arrivée au paradis!!! Les livres sont tellement peu chers dans les magasins comme The Works, des 3 for 5£ ça se rate pas!! Du coup je me suis fait plaisir en 9 mois (et il a fallu que je me rachète une valise parce que livres pas chers + fringues pas chères = je sais pas comment ramener tout ça à la maison^^)