« Alors, quand est-ce que vous lui faites un petit frère ou une petite sœur ? »
Voici LA question la plus fréquemment posée par mes proches, mes amis, la pédiatre, la directrice de l’école, la vieille dame inconnue croisée dans le bus et le boulanger.
Cette question, innocente pour ceux qui la posent, a pourtant le don de me foutre en boule et de me crisper au plus haut point. Mais contextualisons un peu cette colère, si vous le voulez bien.
Ma première grossesse, loin d’être une partie plaisir
J’ai une petite fille de quatre ans (et demi, ça compte), que je n’ai eu aucune difficulté à avoir. Je me sais chanceuse, car nombreux sont celles et ceux qui désirent ardemment avoir un enfant et galèrent.
De mon côté, une fois la machine lancée, j’ai eu une grossesse assez basique et sans encombre, même si j‘ai tout particulièrement détesté cette période. Faite de contraintes, d’attentions gênantes et mielleuses pourtant initialement bienveillantes (je ne supportais pas qu’on me voie différemment parce que j’étais enceinte), ces neuf mois me paraissaient interminables, même si, biologiquement parlant, tout allait bien.
L’accouchement, quant à lui, fut une boucherie. Temps de travail très long, double pose de la péridurale, césarienne d’urgence, et hémorragie, ce ne fut pas une grande partie de plaisir.
Tout cela fut très vite balayé par le tsunami énorme d’une dépression post-partum particulièrement éprouvante, dont j’ai mis des mois, voire des années, à me remettre. Encore aujourd’hui, je ne suis pas sûre d’avoir trouvé dans la maternité tout l’épanouissement et la sérénité qu’on me promettait.
Je me reconnais peu parmi les mères comblées, mes traumatismes étant toujours bien présents, sous la surface, la plupart du temps heureusement apaisés par une prouesse de ma fille ou l’un de ses magnifiques sourires. Heureusement, sinon ça fait bien longtemps que je l’aurais rendue à la maternité en demandant un remboursement, faut pas déconner.
Pour moi, les premiers pas dans la maternité ont été chaotiques, alors quand j’entends des personnes me demander en souriant quand est-ce que j’ai prévu de faire de ma fille une grande sœur, je dois serrer les dents très fort pour éviter d’envoyer des punchlines et des mots violents à la tête de toutes celles et ceux qui osent me poser la question.
L’injonction à la maternité, ce fléau
On pourrait penser, une fois qu’on est passée dans le « doux » monde de la parentalité, qu’on va un peu nous lâcher les ovaires et arrêter de se préoccuper de notre capacité à soutenir la démographie du pays. Eh non, pour certains visiblement, un seul enfant n’est pas suffisant, il faut se remettre dans le bain et en faire un deuxième, et vite s’il vous plait.
Typiquement, on entend des phrases du style : « il ne faut pas qu’il y ait trop de différence d’âge avec l’ainé » ou « quitte à être dans les couches, autant faire ça vite pour ne pas perdre la main ». Il y a aussi les gens qui tentent de nous culpabiliser en nous expliquant que si on ne fait pas un deuxième enfant, le premier va s’ennuyer, le pauvre. Est-ce qu’on a envie que notre enfant, une fois adulte, nous enterre seul ? Est-ce qu’on veut vraiment laisser notre enfant vivre en solitaire dans ce monde, lorsque nous les parents, ne serons plus là ? Et puis ne faire qu’un seul enfant, c’est le rendre capricieux, c’est en faire « un enfant roi », alors il faut vite faire un « petit deuxième ».
Voici un condensé des injonctions culpabilisantes à peine dissimulées que je peux fréquemment entendre, lorsque j’émets l’hypothétique idée de n’avoir qu’un seul enfant, un « unique ».
Selon ces personnes qui me sont pourtant (plus ou moins) proches, je devrais m’atteler à vite faire un petit frère ou sœur à ma fille, pour lui fabriquer un compagnon de jeu sur-mesure et une épaule sur laquelle s’appuyer lorsque nous aurons, mon mari et moi, décidé de passer l’arme à gauche. Un peu comme un golden retriever, quoi, mais en moins poilu.
Sympa, la pression. Pression pour ma fille, pour l’hypothétique deuxième enfant (et s’ils ne s’entendaient pas ?) et puis pour nous, les parents.
Je ne vois pas à quel moment nous pouvons être sereins, face à tout cela. Moi qui pensais qu’en répondant à la demande sociétale de faire un enfant (sans y être forcée non plus, je désirais être mère, je le rappelle), je n’allais plus subir d’injonctions autour de la capacité reproductive de mon corps, j’étais bien naïve.
Le modèle des familles avec deux enfants est minoritaire
Pourtant, le modèle classique « deux parents, deux enfants », souvent présenté comme la « famille idéale » n’est pas majoritaire en France. C’est ce qu’explique Vanessa Girard, urbaniste, spécialiste des questions démographiques et sociales à Brest :
« Les familles avec un seul enfant représentent 45 % des familles, contre 39 % pour celles avec deux enfants, 17 % avec trois enfants ou plus. Et c’est sans entrer dans le détail des familles recomposées ou des ménages monoparentaux. »
Alors, pourquoi la société insiste-t-elle autant pour qu’on remette la machine en marche afin de fabriquer le fameux petit frère ou petite sœur ? La militante et spécialiste de la lutte contre les injonctions maternelles, la géniale Fiona Schmidt, a son avis sur la question :
« La norme n’a rien à voir avec une simple moyenne arithmétique : la norme, ce n’est pas « la majorité des gens », c’est une construction sociale variable dans l’espace et le temps, et qui est érigée en modèle.
Dans la culture mainstream qui façonne nos représentations, dans la pub, les séries, le cinéma, etc., le modèle de la famille française, c’est une famille hétéro blanche jeune valide mince CSP+ avec deux enfants. Et à force d’être omniprésent, ce modèle devient la norme, et tout ce qui s’en éloigne devient « anormal », fût-il majoritaire ! »
L’autrice du livre Lâchez-nous l’utérus rajoute, en donnant un exemple tout à fait applicable :
« La taille 36 n’est pas la norme, puisque seules 4% des femmes font effectivement du 36. Mais à force de ne voir que des femmes qui font du 36 dans l’espace public, on s’est convaincu que seule la taille 36 était valide socialement : c’est le même principe. »
Décidément, il n’y a pas moyen qu’on nous foute la paix, en fait.
L’injonction à la maternité ne s’arrête pas après le premier enfant
Même après avoir eu deux enfants, on continue à foutre la pression à notre utérus, explique Fiona Schmidt :
« Ces injonctions s’appliquent pour le deuxième enfant, systématiquement, et parfois pour le troisième enfant, quand le couple n’a pas eu ce que l’on continue d’appeler « le choix du roi », c’est-à-dire un enfant de chaque genre (on notera au passage le caractère très misogyne de cette expression courante, qui repose sur l’idée qu’un homme peut décider le genre de son enfant, et que cela fait de lui un père supérieur aux autres).
Le choix d’avoir un seul enfant est un peu moins tabou que le choix de ne pas en avoir du tout, mais le point commun, c’est que l’on présume systématiquement que c’est un choix par défaut, pas un choix éclairé et serein, et surtout, un mauvais choix. »
À propos des réflexions plus ou moins absurdes que l’on peut entendre sur le pauvre enfant unique qui ne connait pas la joie de partager ses bonbons avec son frère ou sa sœur, l’autrice et militante explique :
« Le mythe de l’enfant unique capricieux, gâté et malheureux a toujours la vie dure, ce qui est absurde, là encore : ce n’est pas comme si les enfants n’étaient pas socialisés de plus en plus jeunes, ou qu’ils n’avaient pas l’occasion de fréquenter d’autres enfants en dehors du premier cercle familial ! »
Mais du coup, à partir de quel moment la société considère que les mères ont « fait le job » ?
Selon l’autrice, il n’y a plus d’injonctions à partir du 3ᵉ enfant. Elle nous précise :
Faire un quatrième enfant, voire un troisième quand on a déjà « le choix du roi », c’est au contraire suspect, et mal considéré socialement. Les mères de familles dites nombreuses souffrent encore de préjugés classistes doublés parfois de préjugés racistes qui n’ont pas évolué depuis des décennies.
Donc l’injonction à la maternité se calme à partir du deuxième enfant, mais ce n’est pas pour autant que la pression sociale diminue, car le soin et l’éducation des enfants sont extrêmement normés, donc scrutés. Et comme on considère que la parentalité est du ressort des mères, ce sont elles qui supportent la majeure partie de la pression liée à leurs enfants. »
Concrètement, quoi qu’on fasse, on a toujours tort.
À lire aussi : 5 raisons de ne pas avoir d’enfants, de la part de quelqu’un qui en a fait (2 fois)
« Alors, c’est pour quand le petit frère ? » ou comment répondre à cette question malvenue
Selon mon niveau de fatigue, ma lassitude, ou mon humeur du jour, les réponses que je peux faire aux personnes qui s’intéressent d’un peu trop près à ma vie privée varient.
Ça peut aller du simple sourire laissant à mon interlocuteur la libre interprétation de ma réponse, à la pique purement gratuite et vénère en lui demandant d’aller plus ou moins gentiment voir ailleurs si j’y suis.
Forcément, en fonction de la personne que j’ai en face de moi, je m’adapte. Je ne vais pas dire à la directrice de l’école de ma fille qu’elle me les brise avec ses questions à la con ou conseiller à ma belle-mère de toucher à ses fesses plutôt que de se préoccuper de ce qui se passe dans mon utérus. Je n’ai pas été élevée sous un caillou, je sais encore faire la part des choses, même si parfois j’imagine une réponse très différente dans ma tête.
Fiona Schmidt me donne quelques pistes que je vous partage (c’est de l’altruisme), pour vous aider à répondre à celles et ceux qui vous posent la question, au cas où vous seriez, comme moi, confrontée à des personnes bien trop curieuses :
« Vous pouvez dire « parce que je suis/nous sommes très heureux·ses comme ça », avec un grand sourire. Bien entendu, cet argument pourtant imparable ne suffira pas, alors une parade assez efficace consiste à répondre à la personne qui insiste (car elle insistera…) par une question plutôt que par une explication : « Pourquoi tiens-tu tellement à ce que j’aie un deuxième enfant alors que je t’ai dit que j’étais heureuse comme ça ? Qu’est-ce qui te dérange tant ? En quoi ta vie risque-t-elle d’être impactée par mon choix ? »
Croyez-en mon expérience, quelle que soit l’explication que vous fournissez au sujet d’un choix de vie, vos interlocuteur·ices ne seront pas convaincu·e·s et chercheront à vous convaincre que leur mode de vie à elleux est bien meilleur : gardez votre énergie, ne vous justifiez pas. Jamais, sous aucun prétexte. »
Exactement, gardons notre énergie et nous ne justifions pas. Et puis lâchez-nous la grappe, l’utérus, les ovaires et le corps tout entier, si vous le voulez bien, d’accord ? Merci, bisous.
Vous aimez nos articles ? Vous adorerez nos newsletters ! Abonnez-vous gratuitement sur cette page.
Les Commentaires
Moi ça dépend: si une amie proche, avec qui on a souvent des discussions sur ces sujets, me demande si j'en veux un 2ème, je réponds de façon transparente ("oui, mais c'est pas le moment financièrement et d'un point de vue organisation" + encore envie d'allaiter et de profiter de mon tout-petit avant qu'il soit un peu plus grand). Par contre quand c'est ma belle-mère bien casse-c*ouilles (reine des remarques et avis non sollicités genre "c'est triste un enfant unique" // "moiiiii mes enfants allaient sur le pot avant 1 an" ou ce genre de personnes moins proches alors là je dis en rigolant, les jours où j'en ai le courage, "pas de souci ahahaha alors tu le gardes si je trouve pas de place en crèche " LOL.