Cannes, le 9 juillet : jour 4
Je me réveille pour la troisième fois de suite face à la mer sur ma terrasse ensoleillée, et je fais fi de la chaleur plombante dès 8 heures du matin pour reprendre le rythme des trois projections par jour en petites foulées.
Bigger Than Us de Flore Vasseur
Comme la projection officielle n’aura lieu que demain, c’est sur mon ordinateur que je lance Bigger than Us, puisque cet après-midi, je rencontre Marion Cotillard, la productrice du documentaire, et Mary Finn, l’une des sept jeunes militants et militantes suivies par Flore Vasseur.
Mary travaille dans une ONG qui s’occupe des migrants clandestins entre la frontière turque et grecque. Souvent, ils embarquent sur des rafiots en mauvais état, trop petits pour leur nombre, et équipés de gilets de sauvetage inefficaces.
La réalisatrice du documentaire suit Melati Wijsen, une activiste qui a lancé l’initiative « Bye Bye Plastic Bags » à l’âge de 12 ans pour lutter contre le plastique qui envahit Bali, et part avec elle à la rencontre de Mary et six autres jeunes, âgés de 18 à 25 ans, qui militent autour du monde pour des causes sociales et environnementales.
Xiuhtezcatl, aux États-Unis, se bat contre le racisme climatique, et pour l’environnement en général avec tantôt des outils juridiques, tantôt son talent pour le hip-hop, et ce, depuis qu’il a six ans. Memory, au Malawi, mobilise les filles de sa communauté pour lutter contre le mariage forcé. Grâce à son influence, la Constitution a changé et a augmenté l’âge légal du mariage de 15 à 18 ans. Mohamad, syrien réfugié au Liban, s’occupe de gérer une école pour les migrants qu’il a fondée, afin que son expérience de déscolarisation ne se reproduise pas. Rene, au Brésil, a créé un journal écrit par et pour les gens de sa favela, luttant ainsi contre les fake news et dénonçant les abus et violences tues jusque là. Chandni et Dev, en Inde, sont à l’initiative de Voice of Slum qui accompagne les jeunes des rues de New Delhi afin de leur permettre d’échapper à leur destin.
Autant de parcours inspirants de jeunes engagés dans des luttes intersectionnelles sociales et environnementales. Le film lance un appel direct aux jeunes du monde entier à prendre aussi le relais là où ils le peuvent, pour aider ce monde qui, manifestement, a été abandonné par les adultes.
Benedetta de Paul Verhoeven
Après deux interviews et autant de Spritz (l’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération), je prends place dans la salle Bazin, où je vais découvrir le nouveau film très attendu de Paul Verhoeven en sélection officielle, avec Virginie Efira, toujours grandiose.
Benedetta s’inspire d’une histoire vraie et se passe dans un couvent en Italie au 17e siècle qui accueille une nonne aux visions divines. Quand elle reçoit les stigmates de Jésus, le couvent se divise : ceux qui la croient la promeuvent au rang de révérende mère, tandis que ceux qui l’accusent de mensonge ont de bien plus sombres destins.
Benedetta s’entiche en parallèle d’une novice du couvent, interprétée brillamment par Daphné Patakia, et leur histoire d’amour (ou de manipulation) fait scandale dans toute l’Italie, alors victime de la peste.
Un casting alléchant, complété par Charlotte Rampling en première révérende mère et Lambert Wilson en nonce, qui porte à bout de bras une narration parfois maladroite.
Depuis cette séance, mes discussions avec les autres festivaliers et festivalières sont animées. Moi-même, je change d’avis régulièrement. Tantôt je vois dans l’omniprésence du kitsch une critique amusée de la religion, tantôt j’y perçois une tentative un peu ridicule de nous faire entrer dans une histoire à laquelle il devient impossible d’accrocher, malgré son côté exceptionnel.
On pourrait penser que le réalisateur refuse de prendre le parti du diable, de Dieu ou du mensonge pour laisser libre cours à notre interprétation, alors qu’en réalité, il les choisit tous et nous oblige à passer d’une émotion à l’autre avec des revirements de situation que j’ai trouvés parfois grossiers.
Venant de Verhoeven, on ne s’attendait pas c’est certain à du female gaze, mais tout de même, l’histoire d’amour entre deux femmes au couvent revêt nombres d’incohérences. Dites-moi que j’ai tort si la première pénétration de votre vie, à l’aide d’une statuette en bois qui plus est, s’est soldée par un orgasme au bout de quelques minutes à peine. Et donnez-moi le numéro de cette esthéticienne italienne du 17e siècle qui taille de parfaits tickets de métro, même si elle doit être bien occupée à parcourir tous les couvents de la région.
Mais si je mets ma mauvaise foi de côté, je dois avouer pourtant que sur quelques répliques bien senties, j’ai beaucoup ri. Comme la fameuse « Jésus ne m’a rien dit à votre sujet », devenue culte sur les terrasses du Festival. Même si je suis passée à côté du film et de son second degré (s’il existe), je comprends qu’il puisse enthousiasmer.
Anachronismes, illogismes, effets spéciaux grotesques, Benedetta c’est un peu « bienvenue à Nanarland » avec des acteurs hors du commun. Un décalage aussi plaisant que déroutant, à vous de choisir votre camp.
Oranges sanguines de Jean-Christophe Meurisse
J’ingère un dîner toujours arrosé (cette gueule de bois ne va jamais se terminer) pour digérer Benedetta, et je file en séance de minuit.
Ces projections sont réservées à des films spéciaux, comme Oranges sanguines avec Alexandre Steiger, Christophe Paou, Lilith Grasmug, et des apparitions de Blanche Gardin, Vincent Dedienne et Denis Podalydès.
Le pitch ? Au même moment en France, un couple de retraités surendettés tente de remporter un concours de rock, un ministre est soupçonné de fraude fiscale, une jeune adolescente rencontre un détraqué sexuel. Une longue nuit va commencer. Les chiens sont lâchés.
Un énorme trigger warning
s’impose pour ce film aussi irrévérencieux que violent.
Sa première partie, une comédie hilarante, introduit une galerie de personnages monstrueux, dont on ne sait pas toujours à première vue qu’ils le sont. Le réalisateur pioche dans les faits divers sordides pour les écrire et choisit les pires (ou les meilleurs !) moments pour en rire.
Et quand démarre la descente aux enfers, le tout se transforme en film de genre cynique et décapant. Jean-Christophe Meurisse s’offre une liberté totale de ton, de genre, et révèle par la même occasion la jeune actrice Lilith Grasmug qui fait sensation. Un tonnerre d’applaudissements lui est d’ailleurs adressé pendant la longue standing ovation que tout le monde tient malgré les 2h30 du matin.
Dans un monde où les images d’horreur nous parviennent tous les jours par centaine sur nos smartphones ou nos télés, Jean-Christophe Meurisse parvient à les mettre en scène de telle sorte qu’elles continuent à nous choquer. Ouf, on n’est pas encore tout à fait anesthésiés.
Si à la sortie de la salle, les avis sont partagés, au moins Oranges sanguines saura alimenter de nombreux débats, et n’est-ce pas ça qu’on demande au cinéma ?
Sur cette phrase digne du critique André Bazin, je file me coucher à trois heures du matin, encore bousculée par mes projections de la journée.
Cannes, le 10 juillet : jour 5
Après cinq jours à maudire cette Croisette si étendue et blindée de vacanciers, voilà qu’une nostalgie anticipée me gagne quand une tong d’enfant me frappe le tibia : c’est le dernier jour du Festival. Pour moi, en tout cas ! Il continue par ailleurs, mais je dois rentrer retrouver la grisaille parisienne, ce mois de novembre qui s’étend depuis… novembre dernier.
Mais haut les cœurs ! Il me reste une journée pleine, et trois films à découvrir, tous faits par des femmes.
La Fracture, de Catherine Corsini
J’entame la journée avec un auditorium Louis Lumière rempli pour voir le film de Catherine Corsini avec Valeria Bruni-Tedeschi, Pio Marmaï, Marina Foïs et Aïssatou Diallo Sagna.
Je n’en attends rien de particulier, le pitch décrivait un film social pendant la crise des gilets jaunes, mais je me laisse totalement porter… Et mon cœur est ravi.
Tourné pendant la pandémie, le film s’attarde sur les événements qui la précèdent : la crise des gilets jaunes. Il s’enferme dans le huis clos du service des urgences d’un hôpital parisien avec les personnages de Raf (Valeria Bruni-Tedeschi) et Julie (Marina Foïs), un couple en pleine séparation débarqué ici suite à une chute de Raf, Yann (Pio Marmaï), un manifestant blessé par une grenade, et Kim (Aïssatou Diallo Sagna), infirmière débordée qui en est à sa sixième garde de la semaine.
Catherine Corsini et Agnès Feuvre signent des dialogues percutants, drôles et touchants à la fois. Elles mettent en exergue les failles de leurs personnages enfermés dans leur monde et leurs préoccupations personnelles pour mieux les ouvrir aux autres qu’ils rencontrent.
Véritable cocotte-minute, La Fracture parvient à instaurer la tension permanente des hôpitaux débordés (les infirmières travaillent alors qu’elles font grève) en y mêlant humour et gravité. En toile de fond, une crise violente qui fait passer le film d’une comédie dramatique à un drame social total.
Une écriture parfaite, un casting excellent, une réalisation maline, une femme aux commandes d’un film social… Aucune fausse note à déclarer pour La Fracture, qui s’inscrit directement dans mon top 3 du Festival.
Bonne Mère, d’Hafsia Herzi
Un demi-sandwich au saumon plus tard, faute de temps, je suis de nouveau installée dans mon fauteuil cannois. Décidément, je ne bronzerai pas cette année.
Hafsia Herzi débarque sous les applaudissements et les sifflements de la salle, avec toute l’équipe du film Bonne Mère, son second long-métrage présenté en sélection Un certain regard. J’avais adoré son premier, Tu mérites un amour, et j’attends celui-ci avec une impatience peu contenue.
Pendant sa présentation, j’apprends que la production de ce film a été retardée depuis 2007. Un véritable parcours du combattant pour la réalisatrice qui signe un sublime hommage à sa propre mère.
Dans Bonne Mère, on assiste à l’éclosion de comédiens non professionnels.
Et celle qui se fait particulièrement remarquer, c’est l’époustouflante Halima Benhamed. Son visage serein, doux et réconfortant renferme toutes les douleurs qu’elle ne s’autorise pas à extérioriser, puisqu’elle porte tout le poids du monde, et de sa famille, sur son dos.
Nora, la cinquantaine, femme de ménage de son état, veille sur sa petite famille dans une cité des quartiers nord de Marseille. Après une longue période de chômage, son fils aîné Ellyes s’est fourvoyé dans le braquage d’une station-service. Incarcéré depuis plusieurs mois, il attend son procès avec un mélange d’espoir et d’inquiétude. Nora fait tout pour lui rendre cette attente la moins insupportable possible…
Dans cette collection de portraits de mères sur plusieurs générations, Hafsia Herzi fait un pied de nez aux injonctions faites aux femmes qui ont des enfants. Non, il n’existe pas une définition universelle de la « bonne mère ».
Mais Bonne Mère, c’est aussi un vibrant salut à la cinégénique Marseille, ville de la réalisatrice originaire des quartiers nord où elle a casté ses comédiens et tourné son film.
Dialogues naturalistes, lumière poétique, personnages drôles et déchirants, cette fresque d’Hafsia Herzi confirme son talent et sa patte de cinéaste.
Suprêmes, d’Audrey Estrougo
Ce Festival de Cannes haut en couleur se conclut pour moi sur un bilan plus qu’enthousiasmant. Sur les douze films que j’ai vus, plus de la moitié étaient réalisés par des femmes, et pratiquement tous faisaient le portrait de femmes qui s’émancipent.
J’ai désormais une galerie de nouvelles héroïnes féminines fortes, belles, monstrueuses, fragiles, en colère, tristes, amoureuses, folles, violentes, dévouées, et surtout vraies. Quel plaisir de retrouver le cinéma en si belle forme après la crise qui l’a frappé !
Pour terminer ce festival en beauté, je monte une dernière fois les marches de la séance de minuit, dans laquelle Audrey Estrougo présente le long-métrage qui retrace les débuts de NTM.
Écrit en collaboration avec Joeystarr, le scénario s’attarde particulièrement sur la genèse du personnage de Didier Morville, interprété par Théo Christine, aux côtés d’un Kool Shen incarné par Sandor Funtek qui crée une illusion presque parfaite.
L’auditorium Louis Lumière vibre sous l’onde d’énergie folle qu’il reçoit, d’abord grâce à l’arrivée remarquée de l’équipe du film surexcitée sur le tapis rouge, puis par le parcours d’un groupe culte français projeté sur écran géant.
J’ai adoré qu’une femme réalisatrice s’empare de ce projet et pénètre ce monde 100% hip-hop et masculin.
Une jolie conclusion à ce festival qui continue sans moi sa route, et qui j’espère nous réserve encore de bien belles surprises !
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Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
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