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Alicia, 24 ans, ingénieure et doctorante en sécurité informatique — Portrait

Léa a rencontré Alicia, jeune ingénieure qui réalise une thèse en sécurité informatique, un domaine encore méconnu ! Ensemble, elles ont décrypté ce milieu fascinant (et terrifiant), son parcours et sa passion des maths.

Elle est arrivée à la rédaction en fin de journée, après son propre travail, un peu essoufflée. Mais sitôt assise, Alicia rit, beaucoup, tout le temps, parle énormément aussi, vite, se perd un peu dans ses pensées. Son discours fourmille de détails, et elle a tout à fait conscience qu’elle est peut-être en train de me perdre lorsqu’elle m’explique son job, qui visiblement, la passionne.

Alicia a 24 ans, elle est étudiante et réalise une thèse dans la sécurité informatique, plus spécifiquement celle des plateformes mobiles. Son temps est partagé entre le laboratoire de recherche où travaille sa directrice de thèse, et son entreprise, qui finance ses recherches. Elle a donc le statut de salariée, en tant qu’ingénieure de recherche — une situation très confortable selon elle.

La sécurité, c’est plutôt obscur. Alicia le sait et m’explique que son objectif actuel est de « formaliser des propriétés de sécurité » qui interviennent dans des protocoles. Autrement dit :

« Si on prend l’exemple du paiement sur Internet : quand je fais cette action, j’aimerais que mon paiement soit intact, donc que ce soit la bonne somme qui me soit retirée. Dans l’idéal, j’aimerais aussi qu’on n’utilise pas les informations que j’envoie pour s’en resservir et payer à ma place. Pour toutes ces propriétés, il y a des domaines très spécifiques de la sécurité. L’objectif, c’est d’arriver à déterminer de la manière la plus précise possible, les opérations et étapes critiques, ce qu’il est réaliste de faire, et d’essayer de voir le problème présenté de manière globale. »

La cryptographie sert à protéger les données, mais Alicia bosse pour l’instant dans ce qu’elle appelle la zone protocolaire, au niveau des protocoles, donc :

« Un protocole, c’est ça : quand on se rencontre la première fois, je te serre la main, je vais te dire bonjour, on va se regarder, puis je vais te prendre la main. C’est une marche à suivre. Je fais la même chose avec le paiement, je détaille grosso modo comment se déroule une transaction. J’essaye de formaliser comment se passe un échange, avec toutes les étapes possibles et imaginables.

Quand on paie en carte bleue, le terminal de paiement et la carte vont échanger des infos pour vérifier que ta carte est authentique. Il va ensuite s’assurer que le porteur de la carte est bien le bon : pour cela il envoie un petit défi à résoudre, en l’occurrence le code Pin. »

En ce moment, Alicia travaille sur le paiement par mobile et tablette. Comme elle vient de débuter, la jeune thésarde passe beaucoup de temps le nez dans ses recherches :

« Je dois me remettre à niveau, essayer de m’informer un peu, et de faire une veille technique et universitaire, parce que je travaille spécifiquement dans le domaine des méthodes formelles. En ce moment ma journée est divisée entre lectures et résumés de ce que je comprends. »

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En prépa, la bosse des maths

Avant d’en arriver là, Alicia a suivi un parcours loin d’être habituel dans ce genre de milieu. Enfin, si, au début : elle a fait un bac scientifique option mathématiques, puis une prépa spécialité maths-physique dans un très réputé lycée parisien.

« C’est horrible de dire ça, mais je n’ai jamais vraiment eu à bosser au lycée. À l’époque, j’avais déjà dans l’idée que je voulais partir en fac parce que ça me correspondrait plus. Mais je ne savais pas à qui m’adresser et je voulais essayer d’être encadrée, d’où la prépa. »

Alicia est allée jusqu’au bout de cette prépa, mais pensait ne pas vouloir devenir ingénieure, alors elle ne s’est pas mis la pression pour réussir et n’a travaillé que les matières qui lui plaisaient.

« Finalement, j’ai appris pas mal, parce que ça donne un certain sens de la rigueur. Tu fais le même programme que dans certaines facs, mais t’as pas le même rythme, tu acquiers des automatismes. J’ai été obligée d’apprendre à bosser,j’ai mis un an à comprendre comment on apprenait un cours de maths, je l’ai même cherché sur Google ! [rires] J’avais l’impression de comprendre, mais mon prof me disait que je n’étais pas assez « dans » mon devoir surveillé. »

Alicia confesse qu’elle était contente de passer par la prépa, mais qu’elle porte à présent un regard de plus en plus critique sur le système :

« À l’époque de mon père, qui vient d’un milieu très défavorisé, ça lui a permis de s’en sortir. Sa grosse désillusion quand je suis rentrée dans cette prépa, c’était qu’il pensait que j’allais rencontrer des gens de tous horizons. En fait non, c’est tous des gosses d’ingénieurs ou de profs pour la majorité, ça a un petit côté malsain !

Il y a aussi cette façon qu’a le staff du lycée de te dire que tu es l’élite de la France… C’est complètement débile, parce que finalement c’est un cursus très formaté. On s’attache peu à l’élève, mais plus au résultat : il faut avoir l’école Polytechnique, Les Mines, l’ENS et Centrale, sinon ils considèrent que c’est de la merde. Et aucune info sur les autres écoles. »

Les écoles d’ingénieur ? Sans façon, merci

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Alicia le dit tout net : son père étant ingénieur, elle n’était pas du tout attirée par le métier ni par l’ambiance des écoles. L’aspect sec et élitiste de la prépa l’a confortée dans son idée.

« Au moment du concours, j’avais envie de tester l’ambiance et de tenter les écrits. Les oraux, ça ne m’intéressait pas, parce que c’est pendant l’été et que j’avais autre chose à faire. Mais je me suis quand même dit que c’était dommage d’avoir bossé pendant deux ans pour ça, et c’était au cas où je changerais d’avis. Et puis ça m’aurait fait finir l’année scolaire en février-mars sinon… »

Alicia a passé trois concours et y est allée relax, sans objectif. Elle se souvient de l’épreuve de 6 heures en maths de l’ENS, la première fois qu’elle a passé deux heures à regarder le plafond sans rien comprendre, rit-elle. Finalement, elle a été admissible :

« J’ai quand même suivi jusqu’au bout les cours de préparation des oraux, mais j’ai refusé d’y aller. L’école Centrale m’a appelée pour me demander pourquoi je n’étais pas venue et j’ai dit que j’étais démissionnaire. Je me suis fait engueuler par le directeur du lycée parisien, mais je m’en foutais. C’est vrai que les concours, ça coûte une blinde quand t’es pas boursier, c’est aussi pour ça que je trouve ça très inégalitaire.

Le problème de la prépa, c’est qu’on t’inculque l’envie de passer ces concours, d’intégrer ces écoles, et finalement tu réfléchis très peu à tes besoins, alors que les différents établissements n’ont pas du tout les mêmes profils. »

Fac de maths et diplômes à gogo

Alors Alicia est partie en licence de mathématiques fondamentales, à l’université. Elle a commencé par déprimer, comme beaucoup d’élèves après la prépa, commente-elle :

« Après deux ans de marathon, tu as 20h de cours, donc du temps libre, et tu ne sais pas quoi faire parce que tout est facile. C’est le problème des prépas et écoles d’ingénieur, on ne t’apprend pas à être autonome et à te poser. »

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Pour s’occuper et payer ses études, Alicia a commencé à donner des cours de maths et physique, puis d’illustration et de dessin, a intégré une troupe de théâtre. En première année de master, toujours en mathématiques fondamentales, elle aussi passé des diplômes à côté de sa formation principale :

« Ma mère est péruvienne, je parle espagnol. Du coup, j’ai fait une licence dans cette langue, parce que la linguistique m’intéressait, c’est assez scientifique ! J’ai aussi fait un peu de philosophie et un diplôme de sciences physiques. Avec mon copain c’est un peu notre délire de passer un diplôme quand on a du temps libre, on s’emmerde comme on peut ! [rires] En fait je ne dors pas beaucoup et j’assimile vite, donc ça a été. »

Une année au Canada

Après son master 1, Alicia avait pourtant besoin de souffler. Elle commençait à se lasser de Paris :

« J’ai un syndrome de Stockholm avec cette ville. Je suis arrivée à Paris à 17 ans, après avoir passé mon adolescence dans l’Aisne. Avant ça, on avait bougé en Algérie, dans le Sud, au Pérou, dans le Jura, dans les Alpes… La capitale, quand tu débarques de la cambrousse, c’est choquant. Tu ne sais pas cuisiner, c’est grand, c’est pollué, il y a des harceleurs dans le métro et tu te demandes si c’est de ta faute… Quand je suis arrivée, je me disais que jamais je ne resterai plus que nécessaire. Maintenant, je n’ose pas passer le périph’ ! [rires] »

Elle a alors décidé de partir à l’étranger, plus particulièrement en Amérique du Nord. Mais il était trop tard pour passer le TOEFL et le TOEIC, les examens qui permettent d’accéder aux zones anglophones. Elle a finalement passé un an à l’université de Montréal au Canada.

« J’avais le choix entre Chicoutimi et Montréal, et puis j’ai regardé sur une carte et j’ai choisi cette seconde option, aussi parce que je m’étais dit que ce serait plus simple d’aller à New York. Il faut être vraiment motivée pour partir parce qu’au niveau administratif on ne t’aide pas tellement… Erasmus, c’est de la gnognotte à côté ! [rires]

L’avantage, c’est que j’ai payé mes frais d’inscription en France, soit 400€ l’année. Alors que même si c’est l’université la moins chère d’Amérique du Nord, le trimestre coûte 8000$ pour les étrangers, je crois ! »

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Le Québec, Alicia a adoré, même si elle confesse que la nourriture française lui a manqué, d’autant qu’elle n’avait pas un rond en poche et avait décidé de ne pas travailler à côté des cours cette année-là.

« J’ai eu envie de rester, mais mon copain est en France et n’aime pas le froid. C’est dommage, parce qu’en été il fait plus chaud outre-Atlantique ! »

Au Canada, Alicia a pris ses premiers cours relatifs à la cryptographie :

« J’avais déjà suivi un cours d’algèbre et de crypto en M1. Ça donnait un bon aperçu, et j’avais trouvé ça marrant. Je savais qu’il y avait des masters professionnels dans ce domaine, mais je ne voulais pas me lancer sans connaître la théorie derrière, d’où le fait que j’aie pris les cours correspondants à Montréal. Je n’étais pas sûre de vouloir enchaîner là-dedans, mais je me suis dit qu’au moins j’aurais les bases. »

Mais surtout, la jeune ingénieure a découvert là-bas une autre façon de faire des maths.

Les mathématiques, une passion mal enseignée

Alicia aimait les mathématiques ; elle le dit elle-même, elle s’en sortait bien. Pendant un temps, elle a d’ailleurs envisagé de devenir professeure, mais les quelques cours qu’elle a donnés l’ont dégoûtée.

« J’aime l’idée qu’un savoir soit accessible. Je suis contente quand j’aide un•e élève à avoir son bac, mais c’est quand même triste qu’il ou elle ait besoin de quelqu’un pour faire ça… Le programme est super mal fichu, et il y a toujours ce cliché selon lequel si tu réussis pas en maths, c’est que t’es pas intelligent•e, alors que c’est faux.

Je me rends compte qu’en France, on utilise beaucoup les maths comme un outil de sélection. J’ai vu des gamins qui étaient des catastrophes dans cette matière au niveau scolaire, qui pensaient qu’ils n’y arriveraient jamais, alors qu’ils faisaient des sudokus à toute vitesse ! »

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La jeune thésarde est critique sur l’enseignement des sciences :

« Si tu regardes un peu l’histoire des mathématiques, pendant longtemps, on ne s’est intéressé qu’au résultat. Du coup, c’est facile de noter une copie quand on considère juste certaines méthodes. On a l’impression que tout arrive comme ça, que Pythagore s’est dit un jour : « tiens, je vais faire a² + b², ça marche super bien ! ». J’ai appris sur le tas, en master, que dans les maths tu galères, qu‘il y a des gens qui se battent pour certaines idées. On ne m’a jamais sensibilisée à ça en France, et je trouve ça dommage. »

Alicia suggère que la manière d’enseigner a été influencée par la nécessité de former rapidement des ingénieurs dans les années 1970-80, et de les évaluer tout aussi vite. Elle estime qu’en France, on sait réfléchir dans un cadre précis, mais pas tellement faire preuve de créativité :

« En comparaison, au Canada, le gars te disait qu’il allait sauter par la fenêtre avec deux éventails et voler. Toi, avec ta rigueur française, tu lui dis qu’il n’y arrivera pas et de ne pas tenter. Et lui te répond : rien à foutre, je tente quand même ! En fait, à la fac, tu as des devoirs mais on s’en fiche. Au Canada, ce n’est pas en option. Tu n’oses pas répondre parce que tu n’arrives pas à avoir le bon résultat, et soudain le prof t’explique que ce qui l’intéresse en réalité, c’est ton brouillon… »

Plus qu’un but, Alicia envisage les maths comme une construction de l’esprit :

« Ça te permet une certaine rigueur vis-à-vis de toi-même et du travail. Et quand tu arrives à t’émanciper du cadre franco-français, tu te rends compte que c’est un domaine super libre et très créatif. » 

Mieux encore, Alicia se définit elle-même comme une littéraire contrariée :

« Je pense surtout qu’il n’y a pas de profil littéraire ou scientifique. L’analyse, on en a besoin un peu partout ! J’ai plus l’impression que c’est une capacité humaine. Comme la sensibilité, qu’on a tendance à assimiler aux littéraires, alors qu’en sciences aussi, tu as besoin du dialogue et de la réflexion. Il y a ce mythe du scientifique fou qui laisse de côté les matières littéraires, alors que les maths et la philo, c’est assez proche dans l’exercice de pensée. Je trouve dommage que les élèves qui ont choisi des études littéraires se disent les maths qu’ils n’y arriveront pas en maths, ou qu’un scientifique dise que la poésie ne sert à rien. »

S’il ne fallait retenir qu’une chose, qu’Alicia dit avec le sourire mais avec grand sérieux :

« Ne vous mettez pas dans des cases tout de suite, il y a des compétences un peu partout, et des trucs bien dans chaque domaine. »

La cryptographie, un domaine relativement récent

Au retour du Canada, Alicia a postulé a des masters 2 de cryptographie, et a intégré celui de Paris.

« Quand je suis arrivée, je n’avais jamais fait d’informatique. Mais le background que j’avais en mathématiques fondamentales, qui était très théorique, m’a permis d’avancer beaucoup plus vite et de rattraper le retard que j’avais en pratique. »

Alicia m’explique :

« Le modèle théorique d’Internet est séparé en sept couches : physique, liaison, réseau, transport, et trois autres qui sont mélangées au niveau applicatif. Au départ, on abordait la sécurité au niveau réseau, avec les firewalls, par exemple. Ca s’est complexifié avec les années. En France et dans la plupart des pays, on aborde beaucoup la sécurité d’un point de vue applicatif : est-ce qu’on utilise Google Doc ou pas ? Skype ? Il y a énormément d’applications et les gens commencent à ramener leur propre matériel informatique à leur boulot… »

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C’est là qu’intervient la cryptographie :

« Comme il y a trop de trucs à prendre en compte, des entreprises comme Facebook et Google choisissent d’aborder la sécurité des données, comment identifier celles qui sont critiques et les rendre illisible pour les autres : c’est de la crypto. »

La sécurité informatique est un domaine auquel on s’intéresse depuis peu, selon Alicia :

« Il y a des écoles d’informatique qui te permettent d’aborder les problématiques de sécurité. Mais il faut se renseigner, c’est quand même assez vaste et plusieurs approches sont défendues. Et beaucoup en sont restées au réseau. Maintenant, la cryptographie commence vraiment à être au coeur des préoccupations actuelles, avec les pertes de données un peu partout… »

Si le sujet de la sécurité n’allait pas jusqu’à la passionner, Alicia affirme qu’elle a toujours gardé un oeil dessus :

« La crypto te permet d’aborder certaines problématiques qui sont peut-être plus cachées. On a le nez dedans, on voit vraiment les mécanismes qui sont mis en oeuvre pour protéger les données des personnes sur Internet. On a vu des trucs cool, par exemple comment marche le Bitcoin, cette monnaie virtuelle qui agit comme si tu payais en cash sur Internet ! »

À l’attaque des attaques

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Pour sa thèse, Alicia travaille avec ce qu’on appelle un assistant de preuves. Les protocoles sont complexes d’un point de vue logique, et le cerveau humain ne peut pas les analyser tout seul, d’où l’utilisation d’un ordinateur.

« Ça sert à modéliser un processus : quand ta machine fait quelque chose, tu vas détailler les étapes par lesquelles elle passe. Pour le paiement, le processus c’est que je peux rentrer ma carte bleue n’importe où, et que le terminal de paiement peut recevoir n’importe quelle carte. Je prends une variable et je l’envoie sur un canal sécurisé, et l’assistant de preuves.

Un processus, c’est un peu comme un raisonnement. Je trouve que c’est cool, parce que tu peux prouver, d’un point de vue purement logique, que tu peux trouver une attaque ou pas. C’est une façon de dire « voilà pourquoi j’ai raison », en modélisation ! C’est assez marrant ! »

Grâce à la réponse de l’assistant de preuves, Alicia va repérer des failles dans le protocole :

« Un code PIN, ça a l’air sécurisé, mais en changeant les puces après avoir posé ce code, le terminal peut retirer de l’argent sur une autre carte… Avec l’assistant,  on arrive à repérer pas mal d’attaques et voir si c’est réaliste ou non. »

Quand elle trouve une attaque, Alicia essaye de la corriger, mais elle peut alors se confronter à une autre étape qu’elle n’a pas forcément corrigée :

« Il y a pas mal de moments tests, où je ne peux compter que sur moi-même. »

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Contrairement au stage, la thèse n’a pas d’objectif défini, et Alicia est lâchée sur son sujet sans trop d’encadrement. Elle n’a pas d’engagement avec l’entreprise et donc pas d’obligation de fournir un résultat que cette dernière pourra exploiter :

« Bon, si je veux être employée après, ce serait quand même pas mal ! Mais concrètement, c’est comme si je faisais une thèse classique, financée par une entreprise, et on me donne l’environnement de travail qu’il faut. J’ai de la chance, parce que dans certains autres endroits, on te fait travailler quatre jours pour l’entreprise et un seul pour ta thèse ! »

Sa directrice de thèse, elle, attend d’Alicia qu’elle publie une fois par an. Mais publier quoi ?

« Les résultats que tu peux apporter. Certains publient leur état de l’art, c’est-à-dire l’ensemble des connaissances qu’on a déjà au moment où tu fais ta thèse. Je ne suis pas dans cette démarche-là, je regarde ce qui a été fait avant mais je trouve ça un peu chiant. Je connaissais pas du tout l’assistant de preuves, et si j’avais attendu de voir exactement ce qui se faisait en étape formelle, dans 5 mois j’y serai encore. Et mon domaine est super récent, donc très peu de travaux ont été faits là-dessus… c’est un bordel monstre. »

Les publications se présentent sous la forme d’articles dans les journaux universitaires, ou de conférences :

« Il y a des conférences de sécurité informatique, avec plus ou moins de prestige, et tu peux soumettre un papier en disant : j’ai tel résultat. Si tu es acceptée, tu vas expliquer pourquoi ton résultat vaut le coup. C’est un peu pour se montrer, mais ça reste intéressant au niveau de l’exercice. Heureusement, j’ai des encadrants pour me dire si ça vaut le coup que je soumette ou non, sinon on perd du temps ! »

Parano, mais pas trop

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À force de repérer des attaques, est-ce qu’on ne devient pas un peu maniaque de la sécurité ? Alicia sourit :

« J’étais déjà parano avant de faire de la crypto ! Je fais partie de la génération qui a vu arriver les ordinateurs domestiques, je traînais sur les sites avec des gifs animésMes parents m’ont inculqué très tôt le réflexe de ne pas mettre mon vrai nom sur Internet, et de faire attention parce que c’est là définitivement. »

Concernant la sécurité, Alicia l’avoue, on est toujours un peu défaitiste :

« Une mesure de sécurité, c’est comme poser un cadenas sur son vélo : ça empêche le quidam de le voler, mais le mec qui est motivé va y arriver. Je n’ai pas mon vrai nom sur Facebook, mais il y a probablement des choses auxquelles je n’ai pas fait gaffe. Plus j’avance, plus je me dis que je vais m’enfermer dans une grotte ! »

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Sans être calée en piratage informatique, elle-même a déjà bidouillé un peu pour rigoler  :

« Le hacking, ça ne vient pas que des méchants cachés en Ukraine, ça peut être aussi être tes proches…  Tout bon geek qui reçoit un appareil va le démonter, voir comment ça marche et comment il faut le pirater. J’ai pu faire des trucs limites, mais je commence à être plus réfléchie avec ça, parce que ça pose un problème éthique. Quand t’allumes la webcam de quelqu’un, c’est marrant, puis tu te dis c’est quand même moche de pouvoir faire ça. Ma limite, c’est l’amusement. Mais tout ça reste très flou. »

La sécurité, « ça n’intéresse pas les gens »

Alicia a d’ailleurs du mal à se positionner sur les limites de la sécurité informatique et des libertés individuelles.

« Avec le paiement anonyme, il y a des problèmes de blanchiment d’argent. Je comprends qu’il faille tracer les gros flux qui financent la drogue et la prostitution. Mais je trouve chouette le fait que tes achats ne soient pas traçables. Ca peut aussi servir dans les problématiques comme les violences faites aux femmes, quand un mari surveille la feuille de dépenses de son épouse par exemple… »

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Elle concède que toute sécurité est potentiellement une atteinte à la liberté :

« Tu ne fais pas de sécurité sans baiser quelqu’un. C’est pas malin d’avoir fait passer la loi sécurité sous le coup de l’émotion depuis Charlie Hebdo... Les IMSI-catchers qui captent les conversations entre les gens, on nous dit qu’on en a besoin pour les terroristes, sauf qu’on capte les 20 personnes autour. »

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Elle se rend compte que la sécurité n’est pas un domaine qui intéresse les gens, ou qu’ils n’ont du moins pas conscience du problème.

« J’ai l’impression qu’il y a le côté ultra parano, de l’après-Snowden, qui n’est pas forcément réaliste. Au final, ça noie le discours. C’est comme le gars qui crie au loup tout le temps : quand il y a un truc vraiment problématique, pour lequel tu dois te battre, c’est noyé dans la masse. De l’autre côté, on pense qu’Internet c’est magique, et qu’il ne nous voudra jamais de mal. »

Pour elle, on ne réalise pas vraiment l’échange qui est fait quand on cède des données :

« Quand tu télécharges une appli sur ton téléphone, si c’est gratuit c’est toi le produit. Mon comportement fait partie d’une masse qui va être analysée pour évaluer d’autres comportements. On s’en sert pour organiser des opérations marketing, mais peut-être que ça peut aussi servir dans le recrutement des profils. Maintenant, les entreprises savent exploiter les réseaux sociaux. »

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Sur Internet, sortez couverts !

Alicia pense que quelques réflexes sont quand même à la portée de tous :

  • « Un mot de passe, ça se change, et on évite d’utiliser le même partout. Surtout qu’ils sont transmis en clair sur certains réseaux.
  • Pour la banque, tu mets un mot de passe par compte bancaire et tu le changes tous les mois, on ne sait jamais.
  • Quand tu veux payer un truc sur Internet, tu fais gaffe au petit cadenas dans la barre d’adresse du navigateur, dans l’idéal tu cliques dessus pour voir le certificat du site. S’il est en russe, tu peux commencer à tiquer !
  • Il faut aussi faire gaffe aux adresses mail et à pourquoi tu les utilises. J’en ai une pour mon compte bancaire, une pro, une perso, et une « poubelle », qui me sert pour m’inscrire sur les sites. »

Elle est aussi méfiante sur l’utilisation des téléphones mobiles :

« J’ai refusé que mon SMS de confirmation de paiement soit envoyé sur mon téléphone, parce qu’on peut me le voler mon téléphone… Du coup j’ai un mail, même si ce n’est pas très pratique. Globalement, attention aux téléphones, c’est une technologie super jeune. »

Alicia reconnaît qu’il lui serait pourtant difficile de se passer de toutes ces technologies :

« C’est triste, mais après, c’est un équilibre à avoir. Je pense que le moindre mal serait de mettre au courant les gens, de les sensibiliser au fait que télécharger n’est pas forcément quelque chose de totalement gratuit ! J’utilise Google, c’est un deal, mais je ne mets pas de trucs sensibles. Je pense que c’est mieux d’être conscient de ce que tu cèdes. »

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Sensibiliser à la sécurité

Pour la jeune thésarde, contrairement à ce qu’on pourrait penser, la sécurité informatique n’est pas « un truc de geek » et peut concerner tout le monde :

« Je comprends que les gens n’aient pas envie, c’est assez barbare. Il y a tellement de choses qu’il faudrait s’y astreindre une heure par jour pendant un an pour saisir vraiment le problème, et c’est plus intéressant d’aller sur YouTube ! Mais il y a deux ans, je ne savais pas ce qu’était une adresse IP ni un serveur DNS, donc il y a de l’espoir ! (rires) »

Alicia estime que les notions de sécurité devraient être enseignées à l’école, et pas seulement aux gens qui s’intéressent déjà au problème :

« J’ai l’impression que c’est assez fermé. Je pense que le discours passe très mal, parce que les gens techniques comme moi parlent tout le temps en termes incompréhensibles, et parfois, je n’ai pas beaucoup de patience. J’aimerais bien vulgariser un peu tout ça, mais au niveau universitaire on m’a fait savoir que c’était un peu… facile. »

Globalement, elle conseille de se renseigner, et de se poser des questions :

« Avec l’accélération des choses, on a tendance à ne pas s’arrêter et se poser quelques minutes pour se demander ce qu’impliquent certains choix, ça se voit même au niveau du développement des applications ! »

Des parents fiers de leur fille

Alicia rit d’ailleurs en me racontant que sa mère l’appelle quand elle a achète un billet de train :

« Je crois qu’elle ne comprend pas trop ce que je fais, mais elle m’encourage ! Elle me dit de faire ce que je veux, du moment que j’ai un boulot. Elle était prof de biologie au Pérou, mais ses diplômes ne passaient pas en France, du coup elle a été vacataire en espagnol. Quand j’avais une question en bio, je demandais et c’était très cru. »

Le père d’Alicia est ingénieur, mais elle ne saurait pas dire s’il lui a vraiment transmis sa passion :

« Quand j’étais petite, il voulait aussi s’amuser avec ses enfants, je sais qu’il passait du temps à jouer avec nous, et comme ça le gavait de jouer aux poupées, il achetait des petites voitures. Il m’a appris à démonter mon ordinateur, et je le regardais jouer à Civilization ! »

La jeune thésarde a mis des années à lui avouer qu’elle n’avait pas passé les oraux des grandes écoles :

« Je lui ai dit que je ne les avais pas eus, parce qu’il s’attendait à ce que je fasse Polytechnique quand je suis rentrée en prépa. Il m’en a voulu. Il n’était pas très rassuré que je fasse ingénieure, parce que qu’en venant de fac, j’ai galéré pour trouver un stage en France : mon CV va directement dans la pile « sort de l’université » ! Il avait aussi peur que je devienne prof et me disait que j’allais être malheureuse si j’enseignais. Il n’avait peut-être pas tort. »

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Si son père ne connaissait pas la cryptographie, ils ont en commun la passion des mathématiques :

« On a toujours eu des conversations, on fait partie des seuls gens en France à s’éclater avec un compas ! [rires] Il veut que je pousse au maximum mes études, et je suis plutôt comme ça aussi. Il commence à être largué mais il est content, je crois. Il a été déçu que je n’intègre pas de grande école, mais maintenant, il aime bien dire en soirée que sa fille a fait la fac et où elle en est ! Il est fier mais il ne le dit pas, c’est ma mère qui s’en charge. »

Informatique et sexisme, d’un combat à un autre

Dans trois ans, Alicia terminera sa thèse. Sans avoir une idée précise de ce qu’elle veut faire ensuite, elle aimerait continuer dans le domaine de la sécurité :

« J’aime bien la recherche publique, parce que tu bosses sur ce que tu veux. Et tu peux avoir comme but de protéger l’utilisateur, alors que dans le privé, au niveau du paiement, tu protèges surtout la banque. J’aimerais aussi essayer de construire un discours, de sensibiliser les gens à ça. »

En attendant, elle mène à sa petite échelle le combat contre le sexisme dans les milieux scientifiques. En licence, elle était encore entourée de filles, mais ces dernières se sont ensuite orientées vers l’enseignement tandis qu’elle partait en cryptographie. Elle grimace en singeant :

« Les filles ça s’occupe des enfants, elles n’ont plus que cette idée, n’est-ce pas ? Il y a des animations au niveau des facs pour encourager les femmes à aller vers les sciences, mais ce n’est pas à ce moment là qu’il faut le faire… Je trouve dommage que pas mal d’intervention se fassent au niveau universitaire, faites-les plus tôt, au collège ou en primaire ! »

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En master, Alicia n’a pas eu de problème, même en étant la seule fille. En entreprise, elle observe que les problématiques comme le slutshaming ou le harcèlement de rue ne sont pas toujours intégrées, mais que la mentalité dépend des domaines considérés.

« J’ai fait un stage dans une entreprise à portée commerciale, et il y a des blagues qui ne seraient jamais arrivées en laboratoire, parce que le monde des chercheurs est quand même plus ouvert là-dessus. Je trouve ça assez triste, parce que ce sont des métiers cool. On ne devrait pas se fermer à ça, mais il faut quand même se préparer à en prendre plein la gueule des fois. »

Alicia s’avoue parfois lasse d’expliquer qu’elle ne met pas une mini-jupe pour plaire, et que certains jours, elle n’a pas envie de lutter et prend sur elle. Elle se dit aussi du genre à enchaîner les blagues crues.

« Je crois que je leur fais peur [rires]. Ben oui, j’ai autant de « couilles » que vous, sauf que les miennes sont à l’intérieur ! Si on me dit que je ne suis pas une vraie fille, je leur demande la définition. On m’a d’ailleurs parlé de sexisme à mon entreprise, et ils sont assez sévère sur les trucs graves. J’ai de la chance, et du coup, j’ai même contacté le directeur des ressources humaines pour voir si je pouvais intervenir là-dessus ! »

Merci à Alicia pour cet échange ! Vous ne verrez presque pas son visage… Mais peut-être pouvez-vous imaginer son rire.


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Les Commentaires

14
Avatar de dounie
3 juillet 2015 à 09h07
dounie
Waaaooo, super interessant ! Je suis aussi thésarde en informatique, et parfois je me sens un peu seule fille au monde ^^
Super, merci pour l'article
1
Voir les 14 commentaires

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