Vous avez peut-être dans votre déco ou votre dressing, des pièces que vous trouvez à la fois moches et irrésistibles ? Eh bien, on est tou·te·s un peu comme ça face à certains objets — qu’on regarde à la fois avec le regard social dominant qui dicte le bon goût, et notre œil plus personnel, intime. À ce sujet, la journaliste mode Alice Pfeiffer a sorti le 12 mai 2021 un court essai (184 pages), amusant et érudit, baptisé Le Goût du moche, aux éditions Flammarion. Après un master en Gender Studies à la London School of Economics, la Franco-Britannique a écrit pour l’International Herald Tribune, le New York Times, le Guardian, Le Monde, ou encore Les Inrocks, avant de publier en 2019 Je ne suis pas Parisienne (éditions Stock). Elle revient cette fois parler de sa « passion pour les objets qui refusent l’esthétique souveraine » :
« Le moche n’est pas le contraire du beau, qui est construit autour d’une harmonie suggérant un lien intrinsèque entre beau et bon, entre l’externe et l’interne ».
En fait, ce qu’on trouve laid n’a rien ou presque d’objectif, c’est intimement lié à une classe, une communauté, poursuit-elle : « en décrétant l’aspect vilain d’un objet, on en mesure la distance et on se positionne socialement ». Le kitsch, le rétro, le ringard, la faute de goût, le vulgaire, le joli-laid, et le méta-moche sont autant de notions qu’elle définit avec autodérision et précision. Alors j’ai voulu lui poser quelques questions sur son goût forcément personnel pour le moche, aussi intime et politique soit-il.
Interview d’Alice Pfeiffer, autrice du livre Le Goût du moche
Madmoizelle. C’est assez rare de lire un essai sur l’esthétique écrit à la première personne. Quels enjeux ça pose, de dire « je » sur les questions de goûts et de couleurs ?
Alice Pfeiffer. Ça impose de se demander à quel point je suis moi-même une caricature ! Je suis une femme blanche parisienne, trentenaire, bourgeoise, qui se met au centre de sa thèse. C’était déjà aussi le cas avec mon précédent ouvrage, Je ne suis pas Parisienne, où je me demandais de quoi j’ai le droit de parler, depuis ma position, sans invisibiliser ni m’approprier le récit des autres.
Dans Le Goût du moche, quand j’analyse la pratique du tuning, est-ce que je verse dans le mépris de classe ? C’est le genre de questions qui me traversait pendant l’écriture et que je mentionne dans le livre.
Comment votre passion pour le moche est-elle née ?
Mes parents m’ont mise assez tôt en école privée. J’étais donc parmi les plus pauvres chez les riches. Il y avait plein de codes que je ne comprenais pas. Quand j’allais chez des copines, j’étais effarée par l’espèce de bienséance bourgeoise esthétique.
Maintenant que je travaille comme journaliste de mode, je continue de me sentir exclue du bon goût par le goût. Voir d’aussi près la fabrique du beau m’a permis de comprendre combien il s’agit aussi d’une fabrique de l’exclusion. Le beau représentait une forme de carcan symbolique dans lequel je ne rentrais pas, et donc que j’ai fini par rejeter dans un geste que je croyais d’abord naïvement anti-bourgeois, anti-consumériste, antisystème.
C’est comme si je voulais affirmer par mon goût du moche à la face du bon goût : « Vous ne voulez pas de moi, je ne veux pas de vous non plus. » Je me suis même amusée à aller à des défilés habillée en jogging dégueu et Crocs. Mais au-delà de cette idée de provocation, je ressentais aussi une forme d’attirance pour ces choses pouvant être perçues comme moches.
J’ai compris en lisant notamment Kristeva (Julia Kristeva, Pouvoir de l’horreur. Essai sur l’abjection, Le Seuil, 1980), qui définit l’abjection, ce magnétisme du laid, comme « le composite ambigu qui ne respecte pas les frontières établies et a pour cause de déranger l’identité, le système, l’ordre dans l’individu ».
En plus de permettre de dire « Fuck you, la machine à bon goût », le moche peut aussi être excitant. J’adore vider les cheveux dans le siphon de la douche, les cotons-tiges, le crasseux… J’ai même une tasse en forme de chiottes pour y manger mes céréales du matin !
Comment est-ce que votre goût du moche se retranscrit dans votre rapport à la mode ?
Si on m’habille en bourgeoise, on dirait que je sors du catéchisme, ça fait très premier degré. Alors que si je mets des Crocs dans un contexte très chic auquel je suis invitée professionnellement, cela paraît déplacé, et change donc la lecture qu’on peut en faire. C’est une forme d’anoblissement par le contexte.
C’est ce qui m’amuse dans ma garde-robe personnelle : j’ai la gueule de l’emploi, mais une dégaine à contre-emploi. Puisque je me sens à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’industrie de la mode, ni grosse, ni mince, ni belle, ni moche, ni riche, ni pauvre, je teste les limites de mon métier en portant des choses improbables là où le bon goût ne le permettrait pas, et ça me permet aussi de mieux faire passer des pièces à petits- prix. D’autant que dans la mode, on ne sait jamais si les choses sont affreuses ou « bientôt belles ».
Pourquoi est-ce que l’industrie de la mode aime tant jouer avec la lisière entre le bon et le mauvais goût, d’ailleurs ?
Ce cycle éternel — où ce qui était considéré de mauvais goût devient de bon goût, avant de paraître ensuite ringard, et donc le moche d’hier — opère une forme de double exclusion. Quand Balenciaga fait des Crocs, c’est une façon de se distinguer du bon goût convenu dans le luxe, mais aussi de la classe d’origine citée à travers les Crocs, c’est-à-dire plutôt des classes populaires, dont beaucoup de rednecks américains. Ce geste snobe les snobs.
Revendiquer un goût pour le moche, c’est aussi jouer avec la temporalité de la mode : comme c’est peut-être le beau de demain, cela donne l’impression que le beau d’aujourd’hui a déjà un pied dans le passé. C’est cette performance de modernité qui contribue à donner naissance à tant de choses incompréhensibles dans la mode. Le moche assumé comme tel est promesse de renouveau, de disruption, de réinvention.
Quelque chose se joue de l’ordre du mépris de classe, dans cette réappropriation par le luxe d’objets très populaires, non ?
L’industrie du luxe cite, s’approprie, et évide le sens premier de ces objets. Les Crocs ont d’abord été adoptées dans leur dimension utilitaire : des chaussures avec lesquelles jardiner, faciles à laver, et qu’on peut même mettre à la machine à 90°C sans crainte. C’est aussi pour ça qu’on en porte beaucoup dans les hôpitaux. De plus, c’est une pièce confortable, avec un design digne d’un dessin animé Disney, plutôt régressif.
Mais quand le luxe s’en empare, il les détourne complètement de cette dimension utilitaire On peut se croire punk en les portant, mais c’est en fait un comble de distinction de classe : pouvoir en porter sans craindre que ce soit pris au premier degré. C’est une industrie capitaliste, donc remplie de récupérations douteuses.
Est-ce une erreur que de chercher dans la mode uniquement du beau ?
Quand on parle de beau, comme s’il n’y en avait qu’une seule forme, on désigne quelque chose d’extrêmement normatif, propre à la ville, codé bourgeois. Mais c’est quelque chose qu’on peut justement déconstruire, décoloniser, afin de comprendre de quelle interprétation du beau on est en train de parler. Car c’est une construction qui peut prendre plusieurs formes.
La mode peut aussi raconter autre chose que de la beauté. Comme la vulnérabilité des hommes quand Rick Owens les fait défiler avec un trou pile à l’entrejambe pour révéler leur sexe au repos (Rick Owens homme automne-hiver 20215-2016). Ou les catastrophes nucléaires du Japon exprimées dans les boursouflures des vêtements de Rei Kawakubo dans les années 1980 à Paris.
Dans Le Goût du moche, vous parlez aussi beaucoup du vulgaire. Le stigmate de la vulgarité sert-il à policer le corps des femmes ?
Il y a des corps d’emblée jugés comme vulgaires : ce sont bien souvent des femmes perçues comme ayant « trop » de formes. Grosso modo, ce procès en vulgarité est une façon de leur reprocher de ne pas avoir suffisamment tenu leur corps à l’écart. Un corps trop disponible, et donc dévalué.
On retombe dans la dichotomie de la vierge ou la putain. La menace de la vulgarité, le rejet au nom de la bienséance, sont des outils de régulation pour demander aux femmes de se rhabiller. Les débats autour de la « tenue républicaine » le montrent bien : on demande à la fois aux femmes d’être ni trop couvertes, ni pas assez.
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Vous écrivez d’ailleurs « Je ne me suis jamais sentie aussi puissante qu’en arborant les interdits de mon enfance ». Comment la vulgarité vous a-t-elle aidée à affirmer votre identité ?
Dans mon cas personnel, passer par la vulgarité m’a aidé à me libérer des normes parentales et sociales. J’ai grandi dans un milieu juif extrêmement macho. Un mois avant ma bat-mitsvah à 13 ans, mes seins ont poussé presque d’un coup. Lors de la cérémonie, j’étais dans un col roulé marron et une veste en velours côtelé trop étroite ; le mois suivant, avec l’argent empoché, je me suis acheté un string, un push-up chez Pimkie, un haut avec un gros dragon en imprimé, et un autre avec écrit « 69 ».
Je trouvais ça libérateur, car je sortais du regard de mes parents, jouais avec ma féminité, et testais mes pouvoirs de séduction. D’un coup, je rejetais la bourgeoisie de mon école, l’extrême pudeur de ma synagogue, et de mes parents hippies-coincés.
En faisant exactement ce qui n’était pas attendu de moi, j’ai trouvé le seul espace que je pouvais encore m’approprier. C’était très drôle de me demander « Je n’aime pas les mecs, mais que raconte leur regard sur mon corps ? Comment je peux m’en détacher, le subvertir, m’en servir ou en bénéficier ? »
Ce n’est pas parce qu’on suit parfaitement le parcours rangé judéo-chrétien qu’on en devient une femme plus respectable ou digne. D’autant que la vie est faite de moments de dépossession de son corps, où l’on peut être (hyper)sexualisée qu’on le veuille ou non par les autres, peu importe notre tenue.
Le succès de Kim Kardashian peut-il contribuer à faire bouger les lignes de ce qu’on considère comme vulgaire ?
Je pense que oui, vu comment Kim Kardashian a su transformer son histoire en success-story matriarcale. Ses sœurs et elles deviennent milliardaires à travers des parfums, du maquillage, des vêtements dont du shapewear, car elles ont fait de leur corps leur principal argument commercial. Dans une Amérique néo-libérale, tous les moyens individualistes peuvent être bons tant qu’on se fait de l’argent.
L’outrance vestimentaire semble également être perçue comme un code queer. Est-ce que le bon goût serait aussi cishétéronormatif ?
Ça peut être un processus que de jouer avec le too much et l’enlaidissement : c’est ce que font beaucoup de drag queens par exemple. Le terrifiant, le monstrueux, l’outrancier, l’artificialité forment une illustration de corps qui déborderait des cloisons de genre, de sexualité.
Cela rejoint l’idée de ce que remarquait Susan Sontag dans son essai Notes on Camp, où l’autrice tente de définir le camp (une façon d’être et de se vêtir avec une forme d’ironie queer).
Le monde sous-marin et extra-terrestre a beaucoup fasciné les podiums des années 1980-2000, d’ailleurs. Peut-être une façon de se désengager de ce que l’être humain à apporter à la planète. Ou alors, de retourner le stigmate : « Je suis traité comme un alien, et je vais en faire une force. »
Est-ce que les cycles de la mode — ringard, démodé, redésirable, hautement valorisé — s’accélèrent ou c’est une impression, liée aux réseaux sociaux notamment ?
Ça s’accélère et se démultiplie. Parce qu’on a jamais eu accès aussi facilement aux images, aux archives, et qu’il faut nourrir la Bête qu’est devenu Instagram. On ne peut plus se contenter d’avoir deux collections par an pour nourrir son compte pendant 6 mois avec une même série d’images. On veut que la réalité se calque au rythme d’un fil Instagram. Cela a créé une forme de boulimie de buzz quotidien.
D’autant qu’une même image peut être lue et interprétée partout dans le monde en même temps. Alors on crée des collections avec plein de couches de lecture différentes, dans l’espoir de plaire aux critiques, aux acheteurs, aux clientes historiques et à celles qu’on veut convertir. Aujourd’hui, de toute façon, le seul public qu’on est sûr de vraiment cerner et intéresser, c’est ses abonnés Instagram.
En fait, le moche vous enthousiasme plus que le beau dans la mode aujourd’hui ?
Il va falloir réinventer le moche. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir ce qui va être moche demain. J’attends le moment où toute la phase hipster sera moche, par exemple. Ce soudain retour au rétro qui se voulait intemporel nous paraît aujourd’hui très ancré dans le temps : les petites lunettes rondes, les grosses barbes et chemises de bûcheron ont atteint un pic de popularité à la fin des années 2000.
Depuis la pandémie, on ne sait pas trop ce que portent les gens dans les rues. On s’en fait juste une idée à travers les réseaux sociaux.
Plus globalement aujourd’hui, on appartient à plusieurs tribus de goûts à la fois. On est tous différents pareils. Je me souviens être allée chez une copine et avoir l’impression d’être déjà venue tellement elle avait la même déco que d’autres : la plante en terrarium, les cristaux, le canapé juste ce qu’il faut de défoncé…
Finalement, qu’est-ce que vous trouvez trop moche aujourd’hui, et donc deviendra sûrement à la mode demain ?
Les fluo kids. Les tendances qui veulent qu’on se déguise en adolescentes. Et surtout les hipsters façon Brooklyn, avec leurs petites lunettes dans un barber shop. Je pense aussi que le look à « la Parisienne » paraîtra profondément ringard bientôt. Et puis les bobos en jogging [conclut-elle avant de rire parce qu’elle en porte un elle-même au moment de l’interview, ndlr] !
Le goût du moche, de Alice Pfeiffer
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