Hier soir, il m’est arrivé un truc. Trois fois rien.
Je revenais de soirée, le genre que t’imagines se terminer à 23h grand max et, de fil en aiguille, tu rentres seulement chez toi à 4h.
T’écoutes du Julien Clerc à fond dans les écouteurs (je continue de dire « tu » pour ne pas me sentir trop seule dans mes lubies musicales nocturnes), les chaussures qui claquent sur les pavés mal branlés.
Je me souviens que je me marrais toute seule.
Je repensais à cette photo de groupe où j’ai une gueule de merde en arrière-plan (preuve ci-dessous), à quelques blagues savamment balancées à qui mieux mieux, et à mon art du storytelling qui rend n’importe quelle anecdote débile qui m’est arrivée, relou et interminable.
La preuve à qui de droit.
J’avais peur de rien du tout, j’étais sereine. Je réfléchissais plus à « pourquoi j’ai une fesse plus musclée que l’autre ? » qu’au fait que j’étais seule, à 4h, dans la rue.
J’ai failli prendre le chemin le plus court, mais ça impliquait de passer par une rue sombre et encore plus déserte.
J’ai préféré faire un crochet rallongeant mon trajet de deux minutes pour passer par la rue avec des bars. Je me disais que c’était peut-être une bonne idée, qu’au pire, s’il m’arrivait quelque chose, un serveur pourrait m’entendre crier ou j’sais pas trop quoi.
Et puis là, y avait qu’un mec. Je sais pas trop ce qu’il foutait.
Une « rencontre » nocturne dont on se passerait bien
Il m’a dit un truc, mais y avait Julien Clerc qui chantait un peu trop fort qu’on a tous un bateau dans le cœur, du coup j’ai pas entendu. Je lui ai fait répéter, et puis j’ai fini par lui dire un truc du type :
« Mec, j’suis toute seule dans la rue, il est tard, j’te le dis comme je le pense mais quoi que tu dises ça me fait un peu flipper. »
Un peu sèchement, peut-être, mais à but pédagogique si j’puis dire.
Sa réponse, tellement cliché, m’a fait lever les yeux au ciel : « t’as qu’à pas être dans la rue aussi tard si t’as peur ».
Classique, ah ouais ? Entendue mille fois par personne, environ, le point « c’est toi le problème c’est pas moi ».
Il l’a dit avec agressivité, mais ça aurait pu me toucher un ovaire sans faire bouger l’autre si, nonchalamment, il s’était pas mis à me suivre.
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À ce moment-là, y avait plus de sérénité, y avait plus de Julien Clerc, y avait plus rien qu’une grosse boule dans tout mon bide.
Je me suis mise à courir comme une débile, je suis rentrée chez moi, j’ai mangé mon poids en coquillettes au beurre et je me suis endormie.
Je vous ai dit : « trois fois rien ».
Moi fuyant devant l’ennemi.
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Le lendemain, un mélange de culpabilité et de honte
Ce n’est qu’en me réveillant ce matin que ça m’a frappée en pleine tête, comme une grosse gifle dans la gueule : une sensation de culpabilité et de honte.
De culpabilité, parce que je pouvais pas m’empêcher de me dire que si ça se trouve, j’avais mal compris. Si ça se trouve il voulait me dire que ma braguette était ouverte, et il m’avait suivie juste parce que c’était le chemin vers chez lui.
Bon. J’ai envie de dire, balek, c’est pas mon problème.
Même si c’était le cas, il a essayé de me parler, je lui ai dit poliment que j’aimais pas trop, il a répondu méchamment. Il m’a peut-être pas suivie mais il est allé dans la même direction que moi : ma peur était légitime. Point.
De honte, parce que j’avais couru comme une merde. Parce que je me sentais ridicule.
Parce que j’espérais que personne ne m’avait vue dans cette position d’infériorité, de fille, le souffle court, l’air apeuré. Parce que je suis une meuf forte, que je déteste l’idée de fuir devant le danger.
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J’ai fini par me dire que j’aurais dû marcher à mon rythme et lui foutre un pain dans sa tronche de débile ou dans ses testicules de fragile si besoin, et tant pis s’il voyait où j’habitais.
Je me suis sentie ridicule d’avoir peur, je me suis jugée toute seule alors que la peur, c’est humain, et c’est justifié.
Moi me jugeant de me juger.
Et c’est là que j’ai réalisé un truc : c’est une pression supplémentaire que je me foutais sur les épaules.
Juger ma façon de réagir face à ce qu’épidermiquement j’avais ressenti comme un danger, c’est nul à chier, comme rapport de moi à moi.
J’ai eu un réflexe comme un autre, je me suis protégée en fuyant, pourquoi est-ce que j’aurais à me shamer pour ça ?
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Je n’ai rien fait pour être harcelée
Est venu le moment où j’ai envisagé de ne plus rentrer seule aussi tard. Mais ça aurait été donner raison au connard — et j’aime pas ça —, et c’est contre ma nature.
Je sais pas si c’est de l’insouciance, ou si j’ai intériorisé l’idée que ça pourrait être dangereux mais que ça n’allait pas m’empêcher de vivre, mais il est hors de question que je change mes habitudes.
Ça me fait penser à un passage de King Kong Theory, quand Virginie Despentes parle de l’époque où elle faisait de l’autostop pour aller voir des concerts :
« Et à l’époque, voir des concerts était plus important que tout. Justifiait de se mettre en danger. Rien ne pouvait être pire que rester dans ma chambre, loin de la vie, alors qu’il se passait tant de choses dehors.
J’ai donc continué d’arriver dans des villes où je ne connaissais personne, de rester seule dans des gares jusqu’à ce qu’elles ferment pour y passer la nuit, ou de dormir dans des allées d’immeuble en attendant le train du lendemain.
De faire comme si je n’étais pas une fille. Et si je n’ai plus jamais été violée, j’ai risqué de l’être cent fois ensuite, juste en étant beaucoup à l’extérieur. »
Loin de moi l’idée de comparer mon histoire et la sienne, mais dans une moindre mesure, je me retrouve un peu, là-dedans.
J’ai trop envie de vivre à fond, et ma façon de vivre à fond, c’est ça : faire la fête, me marrer avec des potes ou des gens que je viens de rencontrer, et continuer à envisager le simple fait de marcher seule dans la rue comme une possibilité naturelle.
Bien sûr que non, quand on se fait emmerder ou qu’on est suivie dans la rue, c’est pas notre faute.
Sans prendre de risque démesurée, entendons-nous. Simplement aller d’un endroit à un autre sans avoir besoin de chaperon. Tu parles d’une aventure.
Bien sûr que non, quand on se fait emmerder ou qu’on est suivie dans la rue, c’est pas notre faute. Le truc chouette c’est que plus ça va, plus nombreuses sont les personnes conscientes de ça.
Le truc moins chouette, c’est que même les gens qui le savent, et qui le disent aux autres (comme, AU HASARD, moi-même) ont besoin de piqûre de rappel.
Dont acte.
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