Je ne me suis jamais sentie aussi adulte qu’en faisant des conneries, des choix pourris ou en me prenant de grosses claques dans la gueule. Et j’ai eu du mal à le comprendre, au début, parce qu’on m’avait persuadée qu’être adulte, c’était avoir une vie ordonnée, bien organisée, bien ficelée et fluide, et qu’on ne se sentait adulte qu’une fois cet idéal atteint. Y a qu’à voir avec quelle énergie on s’acharne à beugler sur les gens immatures, désorganisés, bordéliques ou irresponsables qu’ils feraient bien de grandir un peu et de se comporter comme des adultes.
Et je ne sais pas exactement quand ça s’est passé, mais un jour j’ai eu une sorte de déclic : être adulte, c’est aussi faire beaucoup, beaucoup de conneries, se rouler dans la fange, et tenter, parfois avec l’aide d’autres adultes couverts de boue, de rafistoler toutes les pièces endommagées qui nous empêchent d’avancer.
Y a pas longtemps, alors que j’étais au milieu d’une période de semi-dépression molle et apathique, je me suis entendue dire à ma mère, de la façon la plus détachée du monde, que je n’allais pas bien et que j’étais vraiment dans la merde financièrement, et que d’ailleurs j’avais même pas encore payé mes impôts parce que j’avais pas les moyens, mais bon, c’est la vie, c’est des choses qui arrivent. « C’est comme tout hein, ça va passer, c’est cyclique, demain j’irai bien, et après-demain je ferai la gueule, et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps ».
Il y a un an, la conversation se serait déroulée tout à fait différemment : je l’aurais appelée en pleurant et en hurlant que ma vie était foutue, que j’allais finir à la rue et que j’étais vraiment dans la merde et que j’allais sûrement finir en prison ou mourir ou même mourir en prison.
L’un des trucs que j’ai réalisé en premier en devenant adulte, c’est que rien n’est jamais définitif. Ça paraît évident, dit comme ça, mais c’est ce tout petit constat couillon qui m’a permis de renvoyer mes idées noires d’où elles venaient de nombreuses fois. Se rappeler que rien n’est définitif, c’est s’assurer de deux choses importantes :
- De profiter des bons moments, parce qu’ils ne durent pas et qu’on est programmés pour regretter tout ce qui se termine et se convaincre qu’on aurait dû faire beaucoup plus que ce qu’on a fait, parce que se satisfaire de ce qu’on a déjà serait beaucoup trop facile et gratifiant.
- De supporter les moments de galère parce qu’on sait très bien que même si on en chie violemment là, tout de suite, ce n’est que passager, et il arrivera forcément un moment, dans un futur pas trop lointain, où on se sentira beaucoup mieux. Et même si c’est assez insupportable quand les gens nous disent « tu verras, bientôt tu en rigoleras », ça n’en reste pas moins vrai. Du coup, j’anticipe ces moments-là et j’essaye d’en rire alors pendant que j’ai encore le nez dans la merde, parfois à travers les larmes, même quand ça frite la gueule, même quand j’ai du mal à fonctionner correctement. Je n’ai plus besoin d’attendre de mettre tout ça dans mon rétro pour en tirer les éléments comiques, et ça rend les pires situations bien plus tolérables. La douleur reste la même, mais on la vit différemment.
Être adulte, c’est aussi prendre des décisions de merde et choisir de vivre avec.
C’est faire du shopping en ligne, bourrée, à 4h du mat’ en rentrant de soirée, parce qu’on a pété une lampe en trébuchant sur son fil et qu’on a envie de profiter de la livraison en 24 heures d’Amazon pour la remplacer sans avoir à se déplacer. C’est aussi oublier d’acheter la lampe qu’on cherchait et jeter son dévolu sur une statuette de chat qui louche, une machine à faire les margaritas, une lime à ongles à l’effigie de Nicolas Cage et 8 kilos de Dragibus.
Être adulte, c’est aussi pouvoir se dire « encore dix minutes » tous les matins sans avoir un parent sur le dos pour ouvrir les rideaux/soulever la couette/nous hurler dessus dès l’aube. Et c’est donc pouvoir se rendormir et foirer tous ses débuts de semaine parce qu’on a passé le dimanche soir à se préparer psychologiquement au choc du lundi (donc regarder 34 épisodes de South Park à la suite en mangeant du brie et des Chocapic).
C’est oublier les leçons de papa-maman et baiser l’adage « ne remets pas à demain ce que tu peux faire le jour même », parce que si je peux le remettre à demain, tu peux être sûr que je VAIS le faire
, sans déconner. Si on a la possibilité de remettre une tâche au lendemain sans subir des conséquences absolument désastreuses (renvoi, rupture, désintégration immédiate de l’appartement, débarquement des huissiers), je ne vois pas pourquoi on s’en priverait.
On sait pertinemment que le sentiment d’avoir fait les choses correctement et dans les temps est complètement exaltant et inégalable, et qu’on se sent surpuissant après avoir accompli une tâche mécanique et relou avant qu’il ne soit trop tard. Mais ça, c’est rien comparé au sentiment de surpuissance qui nous envahit lorsqu’on accomplit cette tâche quelques secondes avant la date limite — là on se sent comme Indiana Jones qui glisse sous une porte et qui a encore le temps d’attraper son chapeau, et plus rien ne peut nous abattre.
Être adulte, c’est aussi jeter une grande partie de ses codes à la poubelle. Plus on avance dans l’âge adulte, plus on constate que les modèles préconçus de relations, de carrière et de vie avec lesquels on a grandi ne représentent en réalité qu’une infime partie des possibilités existantes.
Il n’y a pas d’idéal, de grand but commun, de règles ou d’obligations. On peut vivre seul, à deux, à trois, à dix, sans enfants, adopter vingt-cinq enfants, travailler dans un bureau, dans un canapé, sur un toit, aux toilettes, vivre la nuit, manger des pâtes à 8h du matin, aimer six personnes en même temps ou se mettre en ménage avec son meilleur ami.
Il n’y a pas de bon ou de mauvais modèle, il n’y a que des modèles qui nous conviennent ou qui nous déplaisent. Et difficile de trouver « le bon » sans avoir essayé plusieurs combinaisons. Rien ne garantit que ce modèle reste le bon éternellement, cela dit : il faudra peut-être recommencer dans quelques années… et le mieux c’est encore de s’en réjouir. Parce que rien n’est gravé dans le marbre, et qu’on peut toujours tout modifier, changer, améliorer.
Et finalement, être adulte c’est réussir à combiner tous les meilleurs éléments de l’enfance et de l’adolescence tout en faisant le nécessaire pour garder un gagne-pain décent, un toit au-dessus de nos têtes, et le minimum vital de santé mentale et d’activités sociales pour s’épanouir au quotidien. C’est sûrement pour ça que nous sommes de plus en plus nombreux à acheter des jouets, des Happy Meal, des Lego et des céréales bien après 25 ans. C’est sûrement pour ça qu’on continue à regarder Bob l’Éponge, Mon Petit Poney et les Totally Spies (et que les séries animées destinées aux vingtenaires se multiplient). C’est sûrement pour ça aussi qu’on sort le Twister et la Bonne Paye et le Cluedo à chaque soirée.
Parce qu’on le peut.
On peut faire tout ce qu’on s’était promis de ne jamais arrêter de faire quand on était gamins, on peut honorer les promesses qu’on a faites à nos parents quand ils nous interdisaient un truc et qu’on hurlait « VIVEMENT QUE J’SOIS ADULTE POUR POUVOIR JOUER À BOMBERMAN TOUTE LA NUIT !!! ».
La seule condition, c’est de payer ses factures et d’honorer ses engagements administratifs et professionnels. Ce petit compromis de rien du tout, facilement réalisable, nous autorise à faire tout ce qu’on a toujours rêvé de faire. On peut acheter, jouer, manger et dormir selon nos propres règles, et nous n’avons de comptes à rendre qu’à nous-même.
Tout ce qu’on doit faire, au final, le seul truc qu’on doit vraiment apprendre, c’est assumer ce qu’on est et ce qu’on fait. Assumer le fait d’aller bosser avec la tête dans le cul parce qu’on s’est promis de pas s’en plaindre et de le faire quand même après avoir passé à la nuit devant un écran ou en compagnie d’une bouteille de vodka. Assumer le fait de devoir manger des pâtes et du riz parce qu’on devait absolument s’acheter cette figurine, cette robe, cette place de concert ou ces assiettes en forme de têtes de chat.
Être adulte, c’est se planter, se vautrer, se manger des claques, souvent, très fort, à tort ou à raison. Et c’est choisir de continuer à avancer malgré ça, d’en tirer les leçons nécessaires et de se ruer sur tous les prétextes pour s’amuser, se détendre, rire, profiter, vivre, expérimenter, et se créer des souvenirs sur lesquels s’appuyer quand tout pue la merde.
Pour résumer.
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
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