J’ai toujours été très autonome à l’école : « diagnostiquée » surdouée, j’ai appris à lire sans difficulté, et à partir de là, je n’avais besoin de personne pour comprendre les leçons et faire les devoirs. Mes sœurs demandant, elles, beaucoup d’attention, j’ai été légèrement « mise de côté », comprendre : on ne s’occupait pas beaucoup de moi parce que je n’en avais pas besoin. Ça m’a fait gagner en maturité et très rapidement, j’ai été autonome dans beaucoup d’autres domaines. À 10 ans, je ne demandais jamais rien à mes parents : j’allais à l’école seule, je faisais mes devoirs seule, je pratiquais mes activités extra-scolaire seule (j’y allais en bus) et quand il le fallait, je passais plusieurs jours seule à la maison, me faisant à manger et faisant le ménage.
Est-ce à cause de toutes ces circonstances que cela est arrivé ? Je ne sais pas, mais je pense que cela a joué un très grand rôle dans la suite des évènements. Si j’avais été « normale », peut-être aurais-je grandi comme mes sœurs, sans jamais rien savoir.
« Aide-moi »
L’évènement qui a changé ma vie s’est produit un mercredi. J’avais douze ans. Je revenais de mon cours de violon, annulé parce que ma prof était malade. Ma mère était seule à la maison et pleurait dans la salle de bain. J’y suis entrée, on s’est regardées pendant quelques secondes. Et de sa bouche sont sortis deux mots que je n’oublierai jamais : « Aide-moi ».
Je ne saurai jamais ce qu’il se serait passé si ma prof n’avait pas été malade. À partir de cet évènement, ma vie a changé. Si je devais pointer du doigt le jour où je suis devenue une adulte, c’est celui-là que je choisirais.
En très peu de temps, j’ai appris et compris (et honnêtement, ce n’est pas la même chose) que ma mère était dépressive et alcoolique. Nous passions beaucoup plus de temps ensemble, seules dans une pièce. Elle me confiait ses malheurs, la violence psychologique et physique de mon père, le harcèlement à son travail, sa fatigue permanente, le tout autour d’une bouteille de vodka qu’elle vidait à grandes gorgées. Je ne disais rien, j’écoutais. Je la prenais dans mes bras et j’attendais que ça passe.
Une adulte toute jeune et des parents en roue libre
Par la suite, je l’ai vue sombrer chaque jour un peu plus dans l’alcool. Refusant au début de lui acheter sa « came », je me suis aperçue qu’il valait mieux que je le fasse : elle y irait de toutes manières seule, prendrait des boissons plus fortes, en plus grandes quantités, et risquerait de se faire pincer par mon père qui, tout à fait au courant de la situation, ne faisait rien pour l’aider mais la battait comme plâtre s’il la surprenait. J’allais donc tous les jours au magasin du coin de la rue chercher une bouteille de vodka, que je cachais dans mon sac de cours et que je donnais à ma mère quand elle venait « vérifier que j’avançais bien dans mes devoirs ». Je cachais les bouteilles vides dans mon sac de piscine, où j’en trouvais régulièrement de nouvelles, et j’allais vider le tout quand mon père était absent.
J’ai surtout pris en charge la gestion de la maison
. Ma mère n’étant plus en état de faire le ménage et mon père exigeant que tout soit toujours parfait, je ratais parfois les cours de l’après-midi pour nettoyer, récurer, laver le linge, repasser, commencer les préparatifs du dîner. Je préparais le déjeuner de mes sœurs quand ma mère n’était pas en état et je l’accompagnais quand elle allait faire les courses pour remplir le caddie qu’elle poussait, l’œil vide et torve. Je payais avec sa carte. Elle se souvenait rarement du code.
Cela a duré des années. Des années pendant lesquelles je ne suis pas sortie, je n’ai pas fait de shopping, j’ai étudié la nuit pour réussir à tout gérer : la maison, les courses, le linge, la paperasse, et la comédie constante pour cacher l’état de ma mère à mon père (il m’est par exemple régulièrement arrivé de me disputer exprès avec lui pour le distraire parce qu’elle n’était pas en état de répondre à ses questions). Et toujours, toujours ces longues conversations secrètes, où ma mère pleurait et où je l’écoutais.
Partir, loin, pour toujours
Mais plus le temps passait, plus j’essayais de la convaincre : il fallait quitter mon père, il fallait partir, il fallait fuir, pour toujours. Je lui ai répété le même discours des centaines de fois : mon père allait toutes nous détruire, oui, elle pourrait s’en sortir toute seule, nous saurions nous débrouiller, nous trouverions un abri… Oui, tu l’aimes, mais ça détruit tellement de choses autour de toi…
Je ne sais pas pourquoi, ce jour précis, ce même discours maintes fois répétés a fonctionné. J’avais 19 ans. Elle s’est décidée, nous avons mis nos manteaux et nous sommes toutes parties, sans même emmener de culottes de rechange, pendant que mon père bricolait dans le garage. Nous ne sommes jamais revenues.
Là a commencé un long périple d’abri pour femmes en logement chez des amis, de recherche d’habitation à louer, toujours en se cachant – mon père nous cherchait. Inutile de tout raconter ici, mais après avoir empêché ma mère de retourner auprès de lui, elle a été internée dans la section psychiatrique d’un hôpital, où j’ai pu la voir sobre pour la première fois en trois ans.
Bien des choses se sont déroulées depuis. Nous avons trouvé une maison, nous y avons habité. J’ai encore longtemps aidé ma mère, qui ne savait plus remplir un virement bancaire, mais petit à petit, elle n’a plus eu besoin de moi. Depuis cet été, j’ai emménagé dans mon propre appartement avec mon copain.
Ne pas rester seule
Pourquoi raconter tout ceci ? D’abord, il faut bien que je le concède, par besoin. J’ai commencé à écrire mon autobiographie, dans un petit carnet rouge, parce que j’avais besoin de faire le point, de mettre de l’ordre dans mes idées, de comprendre, aussi. Ensuite et surtout, je voulais partager mon histoire pour mettre en garde et, je l’espère de tout cœur, redonner de l’espoir à toutes celles qui, de près ou de loin, se trouvent dans une situation similaire à celle qui était la mienne.
Avoir assuré pendant des années un rôle qui n’était pas le mien n’est pas sans conséquence. Je regrette toutes ses années où je n’ai pas eu la possibilité « d’avoir mon âge », d’être une adolescente, un peu conne mais en devenir. J’ai encore aujourd’hui d’énormes difficultés et des blocages psychologiques que je commence à peine à comprendre. Je voudrais pouvoir me parler à moi-même quand j’avais quatorze ans et me dire : « Ne reste pas seule. Toi aussi, appelle à l’aide ». Un droit que je ne me suis jamais autorisé. J’aurais dû.
De nombreuses associations sont disponibles pour vous aider. En parler, c’est déjà un grand pas en avant : il existe des numéros verts et personne ne vous forcera jamais à faire quelque chose que vous ne voulez pas faire. Vous n’avez pas à tout résoudre toute seule. On ne gagne rien à attendre que « ça passe ». Il faut agir. Mais pas seule.
Pour aller plus loin :
- J’ai testé pour vous… être intellectuellement précoce
- Lettre d’amour à une amie alcoolique
- L’article d’une madmoiZelle qui a souffert de maltraitance psychologique de la part de son père, et les conseils de notre expert psy
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Les Commentaires
@Owli j'ai été très touchée par ton histoire, j'espère que (si tu le veux) tu arriveras à te reposer sur ta famille. J'espère aussi que tu as d'autres personnes sur qui compter