En 1998, le Viagra révolutionnait la sexualité… d’une partie seulement de la population. Cette pilule bleue produite par le laboratoire Pfizer est le premier médicament oral indiqué dans les troubles de l’érection.
Ce remède miracle à l’impuissance a été découvert alors que la société américaine cherchait un nouveau traitement contre les maladies cardio-vasculaires. Une erreur désormais vendue en milliards d’exemplaires.
Dix-sept ans plus tard, en 2015, les autorités américaines approuvent la commercialisation de ce qu’on appelle déjà le « Viagra féminin ».
Un débat s’ouvre aux États-Unis : d’un côté, des groupes féministes réclament l’égalité dans le traitement de la sexualité, de l’autre, une organisation baptisée New View Campaign dénonce une médicalisation du désir à des fins lucratives. Fondée en 2000 par la thérapeute Leonore Tiefer, cette dernière multiplie les actions pour inciter les femmes à « jeter cette pilule rose », avant de fermer en 2016.
En 2019, un deuxième médicament censé booster la libido des femmes est mis sur le marché, et plus personne ne s’y oppose.
La revue indépendante Undark révèle qu’une étude publiée en mars 2021 par le Journal of Sex Research remet en question les recherches conduites pour produire ce deuxième « Viagra féminin ». De quoi raviver la controverse sur la place de l’industrie pharmaceutique dans la sexualité des femmes.
À la recherche de la pilule rose miraculeuse
Entre 1998 et 2013, 37 millions d’hommes auraient consommé du Viagra, selon le magazine Challenges. Ce succès inespéré encourage les laboratoires à se pencher sur un équivalent féminin — ou plutôt, adapté aux personnes n’ayant pas de pénis.
En 2010 et 2013, l’Agence américaine des produits alimentaires et des médicaments (FDA) a refusé plusieurs traitements censés stimuler la libido féminine, dont le flibansérine.
Le lobby féministe Even The Score accuse alors les autorités de misogynie et réclame l’approbation de cette molécule. « Vous pensez que les femmes méritent un traitement équitable en matière de sexe ? Nous aussi ! », peut-on lire dans la pétition lancée en 2014 et signée plus de 60.000 fois. En 2015, les activistes obtiennent gain de cause, et le premier « Viagra féminin » est mis sur le marché.
Commercialisée sous le nom d’Addyi, la filibansérine se distingue de la molécule contenue dans le Viagra en ceci qu’elle n’agit pas directement sur les parties génitales. Ce psychotrope s’adresse aux femmes non ménopausées dont le désir serait en berne et cible le cerveau pour stimuler la libido.
La FDA précise que seules 10% des 2400 femmes ayant pris Addyi au cours des essais cliniques ont rapporté une amélioration de leurs rapport sexuels et de leur désir. L’agence a par ailleurs récemment annoncé qu’elle évaluait la nécessité d’une action réglementaire après un pic de rapports d’effets indésirables du médicament. Sympa.
Vent debout contre la pilule rose, la New View Campaign dénonce une « médicalisation de la sexualité à outrance » et craint l’arrivée d’autres produits du même type.
Trois ans plus tard, bingo : un nouveau médicament nommé Vyleesi promet aux femmes non ménopausées de faire grimper leur désir. Cette fois, il se présente sous la forme d’un stylo injectable à utiliser dans l’abdomen ou la cuisse 45 minutes avant un rapport sexuel. Parfait pour faire monter la température, non ?
Le Vyleesi contient une molécule différente de l’Addyi, le bremelanotide, mais dans les deux cas, l’action cible le cerveau ou le système hormonal.
Avant d’être approuvé, ce nouveau traitement a été testé par la FDA pour évaluer son efficacité. Résultat : 25% des patientes traitées par Vyleesi ont bénéficié d’une hausse de désir d’au moins 1,2 points sur une échelle allant de 1,2 à 6. L’utilisation du médicament s’accompagne aussi d’effets secondaires comme des nausées ayant touché 40% des participantes.
Mais cette fois, les laboratoires ne rencontrent plus d’opposition publique tandis que la New View Campaign a fermé en 2016 : « Nous avons tous ressenti une certaine lassitude face à ce Viagra rose, d’une manière ou d’une autre », confie Leonore Tiefer, thérapeute et fondatrice de la New View Campaign, à Undark.
Une méthodologie critiquée
Les laboratoires auraient pu dormir en paix sur leurs deux oreilles en vantant leurs traitements magiques, mais le Journal of Sex Research en a décidé autrement.
En mars 2021, la revue universitaire publie une analyse qui remet en cause la méthodologie des deux études pivots sur le bremelanotide. Glen Spielmans, professeur de psychologie et auteur de l’étude, accuse les chercheurs de l’époque d’avoir sélectionné, à la guise des industriels, des résultats favorables au médicament.
En 2014, la FDA a organisé une réunion de deux jours pour recueillir les points de vue des scientifiques et des patientes sur les dysfonctionnements sexuels féminins, avant d’approuver un quelconque « Viagra féminin ». Selon Undark, cette réunion aurait persuadé la FDA de modifier, en 2016, ses critères pour déterminer l’efficacité d’un médicament censé stimuler la libido féminine.
Concrètement, les entreprises ne devaient plus justifier que leurs traitements occasionnaient des rapports sexuels plus satisfaisants, mais simplement que les femmes rapportaient moins de détresse.
Dans son étude, Glen Spielmans avance que les chercheurs travaillant sur le bremelanotide ont abandonné les « évènements sexuels satisfaisants » comme critère d’efficacité du traitement une fois les essais terminés. Les femmes ayant pris ce nouveau « Viagra féminin »au cours des tests n’auraient pas eu de rapports plus satisfaisants et le médicament n’aurait donc jamais pu être commercialisé si ce critère avait été maintenu.
La FDA a approuvé cette modification de critère car elle était conforme à la mise à jour de ses directives en 2016. Mais selon la journaliste de Undark, « rien ne prouve que quelqu’un ait jeté un œil aux résultats des tests avant de valider cette modification ».
Elle souligne également que les chercheurs avaient tous des liens avec la société qui a obtenu la licence du bremelanotide.
Peut-on vraiment évaluer le désir ?
Pour justifier l’approbation des médicaments censés stimuler la libido des femmes, la FDA évoque souvent « le besoin médical non-satisfait ». Mais selon Leonore Tiefer :
« La recherche ne soutient pas l’idée que des millions de femmes sont sexuellement déficientes. Il n’existe pas de norme pour définir ce qu’est un désir sexuel normal, d’autant qu’il dépend fortement de la situation personnelle et de la culture de chaque femme ».
Les essais sur le bremelanotide demandaient aux femmes de répondre à des questions sur leur désir sexuel pour évaluer notamment sa fréquence et son intensité. Le fait de ressentir du désir sexuel « moins de la moitié du temps » entraîne, par exemple, un score plus faible.
« Pour obtenir un score élevé, vous devez donc désirer des rapports sexuels tout le temps, ou presque », commente Adriane Fugh-Berman, médecin, professeur de pharmacologie et de physiologie à l’université de Georgetown, Washington.
Sérieusement, qui éprouve du désir 24h/24 ? Surtout en pleine pandémie ?
Malgré tout, la FDA a approuvé le bremelanotide en se basant, en partie, sur les résultats de ces études. Lesquelles montraient que les femmes s’étant injecté le médicament ont obtenu en moyenne 0,3 point de plus que le groupe placebo, sur une échelle de désir en 6 points.
En termes d’efficacité, on a connu mieux.
« Si vous voulez améliorer votre vie sexuelle, lisez des livres, posez des questions et parlez à des personnes compétentes, mais ne pensez pas qu’une pilule ou une piqûre va tout régler », soutient Leonore Tiefer, qui précise que le désir est multifactoriel. N’en déplaise aux chiffres d’affaires des laboratoires, la libido ne s’achète pas sur ordonnance.
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Crédit photo : Anna Shvets / Pexels
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