8 mars 2023 – Journée internationale des droits des femmes
Chez Madmoizelle, on se demande chaque année comment aborder cette fameuse journée internationale des droits des femmes qu’est le 8 mars. Et c’est à chaque fois éminemment compliqué. Parce que ce temps de l’année a été récupéré par le marketing des grandes entreprises, par des politiques qui ne perdent pas une minute pour faire de la démagogie ou encore par ceux qui n’y ont rien compris et pensent qu’il faut simplement souhaiter “bonne fête” à toutes les femmes. Dans tout cela, les discours et combats féministes que l’on devrait entendre le plus deviennent inaudibles ce jour-là. Cette année chez Madmoizelle, nous avons donc décidé de tendre notre micro et notre plume à celles et ceux qui agissent vraiment au quotidien pour défendre les droits des femmes, et que l’on entend finalement le moins aujourd’hui. Des associations et collectifs qui œuvrent dans tous les domaines de la société et malgré les difficultés et la menace d’un backlash permanent.
On appelle ça la « charge mentale des gros·ses » : l’obligation de vérifier partout, et tout le temps si le bus, le bar ou le cinéma où vous souhaitez vous rendre vous permettra d’y entrer, de vous y asseoir sans souffrance, d’accéder aux toilettes.
Pour y remédier, l’association Fat Friendly a créé un outil du même nom. Un site collaboratif qui permet de référencer lieux où les corps gros disposent de l’espace qu’ils méritent. Interview avec l’une de ses fondatrices, Pelphine, fat-activist également derrière le compte Instagram corpscools.
Interview de Pelphine, co-fondatrice de Fat Friendly
Madmoizelle. Comment souhaitez-vous être présentée ?
Pelphine, co-fondatrice de Fat Friendly. Je suis Pelphine, créatrice du compte instagram @corpscools, qui a pour but de lutter contre la grossophobie et co-fondatrice de l’association Fat Friendly.
Comment est né ce projet de plateforme collaborative ?
Sur corpscools, j’avais lancé une discussion où on parlait de ce qu’on voudrait voir exister en tant que personne grosse. Sarah m’avait répondu : « J’aimerais trop qu’il existe un label qui dise ce qui est accessible ou non pour les personnes grosses. »
On est parties du principe que si on en avait besoin, d’autres en auraient besoin aussi. Et vu les retours, on a l’impression qu’on ne s’est pas trompées ! C’est de là que tout est parti. On a eu cette idée de plateforme collaborative, Caroline a rejoint l’aventure et on a co-fondé l’association du même nom dans la foulée.
C’est un projet qui est né de ces rencontres, mais aussi, pour ma part, d’une envie de faire quelque chose de collectif et concret, en parallèle de corpscools. Gérer un compte Instagram politisé, c’est avoir beaucoup de gens qui te lisent, mais c’est aussi parfois très solitaire, dans la gestion comme dans la réception de la violence que ça génère parfois… Je voulais retrouver l’aspect collectif inhérent au militantisme.
En quoi Fat Friendly est-il un projet militant ?
Cette plateforme, elle est née de nos vécus. Moi, je passe des heures à faire des recherches avant d’aller dans un restaurant pour la première fois, je fais des zooms sur Google image pour essayer de voir si les chaises vont me convenir et ne pas me faire mal, par exemple. Les personnes grosses sont tout le temps en train de se demander si le médecin qu’elles vont rencontrer va être respectueux et les soigner correctement, si le magasin de vêtements aura leur taille, si le parc d’attraction est accessible…
Ce projet est militant parce qu’il vient répondre à une injustice : le fait que tous les lieux ne soient pas accessibles aux personnes grosses. Ça va pouvoir leur faciliter la vie, faire peser un peu moins de charge mentale sur elles et eux. Mais la finalité, ce n’est pas d’exister pour toujours. On espère qu’en mettant en lumière nos réalités, les lieux et les politiques s’empareront du sujet et que des changements concrets verront le jour.
Vous utilisez le concept de charge mentale des gros·ses. Pouvez-vous le définir ?
C’est une hypervigilance constante. Le fait de devoir s’assurer en permanence que le lieu qu’on prévoit de visiter va être accessible matériellement (chaise assez grande, table de soin assez grande, espace pour se déplacer…) mais aussi bienveillant, qu’on n’y subira pas de violence.
Les chaises à accoudoir, par exemple, c’est souvent quelque chose de perçu comme « plus confortable » alors qu’en réalité, ça empêche les personnes grosses de s’asseoir. Mais les gens qui les choisissent n’en ont aucune idée, c’est un impensé.
Moi, j’ai vécu trop de violences, de la part des soignants, par exemple, pour ne pas avoir à m’assurer avant chaque chose que je ne vais pas vivre une situation violente ou humiliante. Il m’est impossible d’improviser, puisque la plupart des lieux ne me sont pas accessibles. Je ne peux pas me dire « Je m’installe à un café au hasard » : où je vis, il y a un quartier plein de cafés et de terrasses, mais seulement un seul où les chaises ne me font pas mal. Si celui-ci est plein, on doit se déplacer à l’autre bout de la ville pour en trouver un autre.
Pendant longtemps, j’ai accepté d’être super mal installée, de souffrir. J’en avais honte, et j’estimais que c’était normal que les choses se passent ainsi. Quand j’avais trop mal, je ne disais rien et je partais plus tôt. On dit tellement aux gros·ses que c’est honteux de l’être, que c’est leur faute qu’ils et elles ne se sentent pas légitimes à revendiquer leur droit, celui d’exister dans l’espace public au même titre que les autres. J’aimerais arriver à faire naître de la fierté grosse, qui permettrait à plus de gens de réclamer leurs droits.
Aujourd’hui, par exemple, de nombreuses personnes grosses ne peuvent pas faire d’IRM parce que les machines ne sont pas à leur taille. Beaucoup d’entre elles peuvent se dire « Je suis un monstre, il n’y a pas d’IRM pour moi », alors que ce n’est pas normal de vivre dans un pays où des gens sont privés d’examens médicaux à cause de leur poids ! Mais ce discours est difficile à faire entendre. Une personne grosse qui existe sans s’excuser d’être là, on va l’accuser de faire la « promotion de l’obésité » et lui tenir des discours absolument délirants, parce que la plupart des gens estiment que la grosseur n’est pas normale et relève de la responsabilité individuelle. Et donc que c’est aux gros·ses de changer et pas aux espaces et au mobilier de s’adapter.
Et donc Fat Friendly, ça consiste en quoi ?
C’est une cartographie de l’accessibilité des lieux et des espaces aux personnes grosses, un annuaire collaboratif : ça fonctionne comme les sites d’avis comme Yelp ou Google avis, à la différence que pour s’inscrire sur le site, il faut être une personne grosse. On commence à la taille 44 et ça va jusqu’aux tailles infinies. Pour nous, c’était important que les commentaires précisent la taille des gens parce que les expériences peuvent varier : entre une personne qui fait une taille 50 et une personne qui fait une taille 58, les enjeux et ressentis ne sont pas les mêmes.
Il y a plusieurs catégories : manger et boire, vie culturelle (cinémas, salles de concert, théâtres), piscines, salons de coiffure, médical, bien-être…
L’idée, ce n’est pas de dire « Je mets 5 étoiles parce que la nourriture était bonne », c’est de noter l’accessibilité du lieu. Pour chaque avis, on a un questionnaire. Est-ce qu’il y a des transports en commun ? Est-ce que c’était facile de circuler dans le lieu, est-ce qu’il y avait un tourniquet à l’entrée ? On a des questions sur les assises, sur les toilettes… En fonction des lieux, chaque questionnaire est différent. Par exemple, pour les salles de sport, est-ce que les machines supportent ton poids, si tu as un coach, est-ce que ce coach a pris en compte les spécificités des corps gros, à la piscine, on interroge sur la taille des cabines…
La plateforme est utilisable en France et en Belgique, dans toutes les villes. Il y a des gens qui se disent « J’habite dans un tout petit patelin, ça ne sert à rien » mais c’est tout l’inverse en réalité : le but, c’est de pouvoir le faire partout, y compris dans les petits villages ! C’est comme ça qu’on en fait un outil vraiment utile.
Est-ce que vous avez pensé Fat Friendly comme un outil féministe ?
Évidemment que c’est une question féministe. Moi, c’est la question de la grosseur qui m’a amenée à me politiser, mais les enjeux communs avec le féminisme sont criants : trouver des centres de soins qui sont cools avec les personnes grosses, ça permet d’aider des femmes à avoir accès à certains droits et soins : avoir accès à l’avortement parce que les contraceptions d’urgence sont moins efficaces sur les personnes grosses, à lutter contre l’exclusion des femmes grosses des parcours de PMA… Il y a aussi le fait que les femmes occupent moins l’espace public, qu’on a plus besoin des transports en commun le soir, parce que la rue peut être moins safe. Pour moi, penser l’un, c’est penser l’autre : de la sexualisation des corps gros des femmes, aux violences dans le marché de l’amour, et aux violences médicales, les questions féministes et fat-activist qui sont liées.
Et du côté de l’association Fat Friendly, il se passe quoi ?
On fait beaucoup de formation. Du côté médical, on forme des maisons médicales, des soignants, des plannings familiaux à bien prendre en charge les personnes grosses. On défend une approche « santé à toutes les tailles » et on vient faire de la vulgarisation d’études qui offrent un nouveau regard sur la grosseur. Dans les formations plus généralistes, on parle de la grossophobie et son impact à des assos, des institutions, des partis politiques… On fait aussi du consulting, des talks, des conférences pour sensibiliser le grand public à notre lutte et nos réalités.
L’association crée aussi des événements pour les personnes concernées : des pique-niques, des groupes de parole, des sorties entre personnes grosses… On a aussi organisé un festival de quatre jours sur la grosseur ! C’était la première édition, c’était en octobre. Il y avait des conférences, des ateliers de modèles vivants avec des modèles grosses, des soirées avec des programmations musicales 100% personnes sexisées et 100% grosses.
Est-ce que vous avez un mot de la fin ?
J’aimerais inviter les gens à participer à l’outil ! C’est communautaire, c’est précieux, et s’il est bien investi, ça peut devenir très puissant !
- Si vous faites une taille 44 ou plus, n’hésitez pas à vous inscrire sur la plateforme et à l’enrichir de vos expériences.
- Vous pouvez aussi soutenir financièrement l’association et la plateforme.
- Pour aller plus loin, retrouvez les ressources de Fat Friendly pour penser la grosseur.
Ajoutez Madmoizelle à vos favoris sur Google News pour ne rater aucun de nos articles !
Les Commentaires
En tout cas, c'est une chouette initiative, j'espère que ça va marcher ! C'est vraiment une source d'angoisse de ne pas savoir à quoi s'attendre, humiliant de devoir attirer l'attention là dessus (est-ce que votre table va supporter mon poids ?), de souffrir parce que l'environnement, le mobilier est inadapté. Alors que qui peut le plus, peut le moins, c'est quand même assez simple de contenter la majorité.