Lorsqu’on est féministe et folle amoureuse de cinéma, le Festival de Cannes peut parfois provoquer bien des souffrances. Même si l’on aimerait que ces deux semaines sur la Croisette ne soient qu’un prétexte pour dénicher de jeunes talents, mettre la lumière sur des cinéastes des quatre coins du monde et rendre hommage à celles et ceux avec lesquels on a grandi, on est aussi amené à subir des choix si problématiques qu’ils en altèrent la qualité artistique et politique du Festival.
On l’aura particulièrement senti lors de cette 76ème édition. Alors que des faits révolutionnaires comme la rupture d’Adèle Haenel avec le monde du cinéma ou la réflexion féministe autour du procès Depp/Heard aurait pu être l’occasion de rendre le Festival de Cannes meilleur, son directeur, Thierry Frémaux, s’est illustré à maintes reprises dans une rhétorique méprisante, indiquant qu’à Cannes, la remise en question et le féminisme n’étaient pas toujours les bienvenus.
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« Je n’étais pas du tout au courant de l’affaire Depp/Heard (…) Non, enfin, j’étais au courant comme ça quoi, mais je m’en fous un peu. »
On commence fort avec cette déclaration du délégué général du Festival de Cannes prononcée sur le plateau de C à vous le 18 mai.
L’émission avait lieu deux jours seulement après la projection, en ouverture du Festival, de Jeanne du Barry, un long-métrage médiocre ayant pour principal intérêt de nous rappeler combien les films problématiques sont surtout des films mauvais.
Cette déclaration méritait son propre édito, tant elle incarne le mépris des grandes institutions du cinéma à l’égard des victimes de violences, mais aussi leur complaisance envers les hommes accusés.
Les violences sexistes et sexuelles sont politiques. Y répondre en feignant l’ignorance, la nonchalance, voire un désintérêt pur et simple (« Je m’en fous un peu ») ne convainc personne.
Arrêtez d’invoquer votre seule obsession pour « l’art », comme si nous, féministes, y étions aveugles : promouvoir, célébrer des films par et avec des hommes accusés de violence, c’est un choix politique.
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« Adèle Haenel ne pensait pas en ces termes lorsqu’elle venait à Cannes en tant qu’actrice, tout au moins j’espère qu’elle n’y souffrait pas de dissonance. »
Le 9 mai dernier, Adèle Haenel expliquait à Télérama qu’elle quittait le monde du cinéma pour rompre avec un système gangréné par « la complaisance généralisée vis-à-vis des agresseurs sexuels ». Profondément féministe et intersectionnelle, sa lettre formulait avec lucidité l’imbrication entre des violences systémiques de genre, de race et de classe et y répondait par un acte radical et révolutionnaire.
Adèle Haenel a agi conformément à ses principes : elle s’est levée, et s’est cassée d’un monde profondément vicié par les oppressions systémiques.
Et pourtant. Au lieu de prendre cette lettre comme un outil pédagogique gracieusement offert par Adèle Haenel, d’en profiter pour engager une remise en question salutaire, Thierry Frémaux a jugé bon d’ironiser sur sa présence lors de précédentes éditions du Festival.
Que sait Thierry Frémaux de ce que pensait Adèle Haenel lorsqu’elle était à Cannes ? A-t-il la moindre idée de la souffrance et de la colère qu’elle a peut-être (probablement) éprouvées ?
Et que dire de cette manière de déligitimer sa parole alors qu’avec sa lettre, Adèle Haenel a témoigné d’une précieuse capacité à questionner le monde qui l’entoure, faire preuve d’empathie, se remettre en question et renoncer à ses privilèges.
Si cela constitue de la dissonance, on aurait aimé qu’elle soit contagieuse.
« Si c’était « un festival pour violeurs« , « vous ne vous plaindriez pas de ne pas pouvoir obtenir de billets pour accéder aux projections. »
Parmi les sorties les plus déconcertantes de Thierry Frémaux, celle-ci est probablement la plus glaçante. Là aussi, le délégué général répondait à la lettre d’Adèle Haenel, affirmant au passage que ces déclarations étaient “radicales” et “fausses”.
À notre tour, on voudrait répondre que si Cannes est si populaire et influent, il est d’autant plus souhaitable de ne pas en faire un tremplin pour des cinéastes violents.
Ce qu’Adèle Haenel a mis en lumière, c’est justement le pouvoir d’influence du plus grand festival de cinéma du monde. Et si, au lieu du mépris, Cannes devenait le tremplin de films créatifs, progressistes, décolonisés, féministes ?
S’il se montrait à la hauteur de sa popularité, respectait ses publics, et cessait de s’accrocher coûte que coûte à des œuvres et ces cinéastes qui polluent nos imaginaires avec des stéréotypes et des représentations médiocres ?
« Je ne connais pas l’image de Johnny Depp aux USA (…) Je ne m’intéresse qu’à Johnny Depp l’acteur. »
…Tandis que nous sommes passionnées par Johnny Depp le « batteur de femmes » ?
Quelques jours avant son passage dans l’émission C à vous, le délégué général du Festival de Cannes avait déjà eu l’occasion de balayer d’un revers de main la question des violences conjugales concernant Johnny Depp lors de la conférence de presse Cannoise du lundi 15 mai. Thierry Frémaux a expliqué n’avoir qu’« une seule conduite dans la vie : la liberté de penser, de parler, d’agir dans le cadre de la loi ». Évoquant l’affaire Depp/Heard comme s’il s’agissait d’un vulgaire procès « people« , des histoires de stars se déchirant devant les caméras pour des futilités, Frémaux a déclaré :
« Je suis la dernière personne à pouvoir vous parler de tout ça car, s’il y a une personne au monde qui ne s’est pas intéressée à ce procès très médiatique (entre Johnny Depp et Amber Heard, ndlr), c’est moi. Je ne sais pas de quoi il s’agit, je m’intéresse à Depp comme acteur ».
« Je ne sais pas ce qui a pu se passer sur ce tournage, pas autant qu’on l’a dit, on est quand même entre le procès en sorcellerie et la rumeur d’Orléans. »
On a beaucoup parlé de Jeanne du Barry ou de The Idol, mais Le Retour de Catherine Corsini a également suscité de nombreux questionnements concernant les choix de programmation à Cannes.
Dans un communiqué, le collectif 50/50, en lutte pour la parité et l’inclusivité dans le milieu du cinéma s’est déclaré « consterné » par la présence du film dans la sélection, dénonçant « un signal dévastateur envoyé aux victimes de violences sexistes et sexuelles ».
Le film a, en effet, fait l’objet d’accusations anonymes évoquant des méthodes de travail brutales, un comportement autoritaire et agressif de la réalisatrice et des cas d’attouchements sexuels à l’encontre de jeunes femmes mineures sur le plateau. De plus, la cinéaste n’avait pas déclaré au CNC la présence d’une scène sexuelle impliquant une mineure, ce qui a valu à la production de perdre 680 000 euros d’aides.
Le délégué général du Festival a indiqué avoir fait « une enquête d’une semaine »… tout en comparant les accusations et les questionnements envers le film de « procès en sorcellerie ». Impossible de ne pas saluer la finesse de cette comparaison. En France, l’histoire de la sorcellerie est aussi l’histoire du sexisme institutionnel et meurtrier envers les femmes. On en oublierait presque qui sont les vraies victimes lorsqu’un cinéaste est accusé de violences.
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
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