« Vache », « veau », « poule », « poussin », « voiture », « assiette », « biberon », « pot », « mouton », « avion », « hélicoptère »… Comme de nombreux parents ou adultes ayant des mouflets dans leur entourage, on a passé de très (trèèès !) longues heures à éplucher des imagiers en tous genres, pointant méticuleusement chaque illustration pour l’associer à un mot qui viendrait enrichir le vocabulaire et l’imaginaire de notre progéniture.
Naviguant dans la production éditoriale pléthorique de ce segment jeunesse, on a été souvent déçu par des catalogues aussi plats qu’inesthétiques. Mais on a aussi plongé dans des trésors tels Les couleurs c’est comme ça, (Gallimard jeunesse) d’Agnès Rosenstiehl – la créatrice de Mimi Cracra – , les différents Imagiers d’Ernest et Célestine (Casterman) d’après l’œuvre intemporelle de Gabrielle Vincent, L’inventaire de la terre au ciel (Actes Sud junior) par Guillaume Reynard ou encore, chez le même éditeur, Tant et tant de choses d’Anna Kövecses dont le graphisme tendre nous fait fondre.
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Un imagier du « monde partagé »
Et puis, on a découvert L’imagier, signé par le duo Emilie Chazerand/Anna Wanda Gogusey et édité en mars dernier par la super maison d’édition montreuilloise La ville brûle. Dès la couverture, on est tombé totalement en amour de ce petit livre qui réinvente le genre en faisant entendre aux enfants, avec finesse et poésie, la rumeur du monde, tel qu’il est.
Un monde où les corps sont un « mille-feuille d’organes, de peau, et d’émotions pouvant prendre toutes les formes et toutes les couleurs ». Où fleurissent les collages féministes sur les murs comme les fleurs au printemps. Où les familles, les amours et les ami.e.s ne se ressemblent pas. Un monde fait de beauté, de colères, d’apéros et de goûters, de fatigue, de tatouages, d’imperfections, de rêves, de pluie, de sourires ou de pizzas.
En bref, un imagier « du monde partagé », selon les mots de la cofondatrice de La ville brûle, Marianne Zuzula : « En regardant de près les imagiers qui existent en librairie, j’ai réalisé qu’ils décrivaient un monde parfait, hors sol ou qu’ils s’intéressaient exclusivement à l’univers des enfants. Comme s’il n’y avait pas de porosité entre le monde des grands et celui des petits, alors qu’ils marchent dans les mêmes rues que nous, voient des choses chouettes, mais aussi des gens qui se disputent, sont fatigués ou bien des situations qui les interrogent comme une manifestation ou des collages féministes » explique-t-elle. De ce constat est né l’idée d’un imagier du monde réel qui sorte du strict champ de l’enfance.
Tendresse et humour mordant
Pour ce faire, la maison a fait appel à l’illustratrice Anna Wanda Gogusey dont chaque dessin est un pur régal. On connaissait déjà son trait coloré et contemporain qu’on a croisé dans la presse (Néon, Libération, Le Monde) mais surtout à l’illustration de Herstory – Histoire(e) des féminismes (La ville brûle).
Son talent pour mêler réel et fantaisie explose dans cet album. Elle y déploie un univers gai, en perpétuel mouvement, où les animaux se mêlent aux humains dans des planches qui fourmillent de détails.
À ces dessins répondent les courts textes de l’autrice jeunesse Emilie Chazerand qui a récemment signé chez l’éditeur Parfait.e, enthousiasmant manifeste pour être soi-même.
Ses mots résonnent avec justesse et parviennent en quelques signes seulement à réveiller et aiguiser les regards des petits comme des grands. On adore par exemple sa définition de l’ « Amour(s) : sentiment-ruban qui nous relie les un.es aux autres », de la « Fierté : bonheur d’être soi et bonheur que l’autre soit autre », ou encore d’un « Concert : moment magique durant lequel des personnes qui ne se connaissent pas sont heureuses ensemble ».
Jamais niais, cet album regorge de tendresse, de malice et d’humour. On sourit franchement en découvrant les pages consacrées au « Smartphone : outil qui remplace le cerveau des adultes », à la « Pause : quand des adultes fatigués discutent des raisons de leur fatigue autour d’un café » ou au « Dessin animé : livre choisi quand les parents sont trop fatigués pour lire ».
Inclusif, mordant, réaliste, juste, beau et poétique, cet imagier est aussi un outil intéressant pour discuter avec les enfants, du monde que nous partageons, mais aussi de leurs inquiétudes ou engouements. On l’a d’ailleurs testé à la maison avec un petit cobaye de 3 ans et demi qui se l’est directement approprié, passant de longues minutes à débusquer les détails des illustrations et posant des questions sans fin – et parfois sans réponses ! – particulièrement sur le monde des adultes. Son verdict : « Ça me donne de la bonne humeur ! ». ( Et : « je voudrais inviter un bébé éléphant à jouer à la maison» ). On est bien d’accord.
Un album au goût d’évidence à offrir donc sans modération, d’autant que la maison qui l’édite, La ville brûle, est un éditeur indépendant qui mérite sacrément le détour. Installée à Montreuil, la structure déploie depuis une quinzaine d’années une ligne éditoriale engagée, (vraiment) accessible et généraliste (essais, littérature, jeunesse, bd…).
On trouve notamment à leur catalogue une dystopie féministe pour ado (et adulte d’ailleurs) de Louise Mey, L’orage qui vient (2022), le très chouette Herstory : histoire(s) des féminismes de Marie Kirschen et Anna Wanda Gogusey ou l’album jeunesse On n’est pas si différents de Sarah Kollender et Claire Cantais qui arrive à parler de handicap aux enfants en évitant les nombreux écueils habituels.
En bref, une maison d’édition produisant peu, mais bien, qui s’impose comme une valeur sûre et dont le catalogue apparaît comme un vaste vivier de cadeaux à (s’)offrir.
L’imagier par Emilie Chazerand et Anna Wanda Gogusey à La ville brûle, 96 pages, 16€
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
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