Écoutez ce texte en audio, lu par Dorothée :
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Publié le 17 septembre 2012.
Croyez-moi, ce n’est pas de tout repos. Passons sur les clichés des professeurs glandeurs (personne ici ne pense ça, ou c’est parce que vous ne m’avez pas encore rencontrée, oui en plus d’être une maîtresse géniale je suis modeste).
Bref, je suis enseignante depuis 5 ans, dont 3 en maternelle et toujours dans des quartiers réputés difficiles. Je tiens à dire que tout ce que je raconte ici a été vécu, tout est véridique.
Pour celles du fond, ZEP signifie Zone d’Education Prioritaire, que beaucoup considèrent comme un endroit dépourvu socialement et culturellement, mais c’est faux.
En effet, si les moyens financiers manquent souvent aux familles, les enfants ont bel et bien une culture – souvent éloignée de la culture scolaire classique, mais elle leur est propre, très importante et surtout enrichissante !
Je ne peux évidemment pas vous faire un descriptif exhaustif de tout ce qui caractérise la maternelle, et je ne vais pas parler des apprentissages en tant que tels mais essayer de vous transmettre mon amour du métier et expliciter mon choix de lieu de travail.
Si j’ai choisi d’enseigner dans ces quartiers populaires, c’est pour de nombreuses raisons : la mixité sociale, celle des origines, les parents (eh oui !) et surtout le challenge que cela représente.
Partout où j’ai enseigné, j’ai appris, et selon moi c’est l’essence du professeur, apprendre autant qu’il enseigne.
J’ai fait des découvertes de toutes sortes : linguistiques (beaucoup d’enfants arrivent sans parler français), culinaires (miam miam la fin du ramadan, les gâteaux turcs, les beignets africains), culturelles (« Ah oui quand tu n’es pas content, tu me craches dessus, eh bien ça ne va pas durer longtemps ») et bien d’autres. Du bon comme du mauvais, et on s’adapte ou on corrige.
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Le « vivre ensemble », ça s’enseigne
Parlons de la principale mission de l’école maternelle : la socialisation. Et ça n’est pas la plus aisée.
Plantage de décor : 25 fauves de 2 ans, jamais scolarisés, qui atterrissent dans un décor nouveau avec une seule maîtresse et une ATSEM (qu’on appelle souvent des « dames » chargées de nous aider quotidiennement).
Généralement, le premier jour, on a droit à une chorale assez monotone de « Ouiiiinnn » ou, pour les plus énergiques, de retournée de banc, accrochage à tout mobilier présent, roulé-boulé bruyant, tentative de suicide par ingestion de Lego ou tête dans le four factice de la dînette…
Le plus difficile étant de rassurer les enfants non-francophones, généralement cela passe par le langage du corps, un sourire bienveillant, un câlin, une main sur le dos.
Et puis ensuite, ils doivent intégrer les règles de l’école, notamment :
- L’interdiction de la violence (non on ne mord pas la maîtresse pour lui dire bonjour, on ne met pas les doigts dans les yeux du copain même si on l’aime beaucoup, on ne tire pas sur son zizi en public – même si, on le sait, certains garçons continuent trèèèèès longtemps à le faire, etc.)
- Le fait d’attendre son tour (non, on ne s’assoit pas sur sa copine déjà assise sur les toilettes, « Tu sais je parle avec ton camarade donc même si tu me tapes dessus pendant une demi-heure pour que je te regarde, tu vas tout de même attendre que je termine », etc.)
« Mon papa, il a un gros zizi »
Mais la maternelle, ce sont aussi des moments éminemment WTF.
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Ceux où j’essaie de communiquer avec les élèves primo-arrivants — je me transforme alors en une espèce d’épouvantail sous acide qui gesticule pour se faire comprendre, j’ai recours à des imagiers, des photos, des mimes avec d’autres élèves.
Place à l’imagination mais surtout il ne faut pas avoir peur du ridicule !
Il y a
les élèves qui interviennent sans raison : « Mon papa il a un gros zizi » en pleine lecture d’histoire (envie irrépressible de dire au papa : « Prouve-le » à l’accueil).
« Ben j’ai même pas envie de faire pipi » à peu près 50 fois par jour surtout quand ça n’a rien à voir avec la choucroute.
« Eh ben mon papi il plante des patates » (mais c’est géniaaaal !), et autres joyeusetés.
Parlons aussi des forêts de dessins : mes préférés sont sans nul doute ceux des futurs grands frères ou grandes sœurs qui dessinent le ventre rond de leur maman avec un petit bonhomme à l’intérieur… Récemment j’ai eu un triangle avec du gribouillage autour
« Pour que le mauvais œil vienne pas chez toi maîcresse » (ah oui, nouveautés culturelles je disais).
Ou c’est le dessin qui fait penser à l’épisode de Bref. (dessin censé représenter la famille) et quand on demande à l’enfant qui est le bonhomme à côté de ses parents et sa sœur répond : « C’est le copain à maman qui dort dans son lit quand papou cravaille ».
Ce sont aussi les incompréhensions : « Mais c’est pas possible cet-te enfant est sourd-e, il/elle ne répond jamais quand on l’appelle » et puis découvrir le soir en demandant des explications aux parents qu’Hanane se prononce [Rrrreunane] ;
Ou « Madame, comment vous dire, quand vous m’avez demandé si votre frère pouvait venir en habit, je pensais qu’il était militaire et pas sapé en robe de bure avec crucifix géant comme dans Au nom de la Rose »…
Nota Bene : plus les enfants sont petits, moins ils maîtrisent le second degré, même en Grande Section, alors ne jamais répondre à un « Maîtresse j’ai plus de place sur la feuiiiiille, comment je faiiiis ? » : « Bah écris sur la table », au risque de devoir passer un gros coup d’éponge.
Et plein de petits détails qui font sourire.
Il y a l’enfant qui ne parle pas mais se bat pour tenir ta main, le premier mot en français, les caresses sur les mains, les mots gentils (outre les « Maîtresse tou es belle comme une princesse », de plus surprenants : « T’es belle comme une passoire » sans doute à cause de ma robe à pois découpés).
Mais aussi des cadeaux à base de fleurs/noisettes/cailloux/plumes d’oiseaux avec encore un bout d’oiseau dessus/tout-autre-chose-qui-tient-dans-la-main rapportés avec amour, et toutes les réussites qui accrochent des sourires merveilleux à leurs bouilles de toutes les couleurs…
ZEP : Zone d’Échanges Problématiques ?
Être en ZEP c’est aussi se battre pour un semblant d’égalité des chances et parfois se mettre sa hiérarchie à dos. Voici la partie la plus frustrante, horripilante et épuisante de mon travail.
Comme quand j’ai dû batailler pour avoir un créneau piscine alors que nous étions la seule école de la ville à ne pas en bénéficier, après avoir subi une heure de discours pompeux sur l’égalité des chances.
Mettre publiquement son supérieur face à ses contradictions en affirmant que les enfants d’un quartier populaire devraient être prioritaires par rapport au public aisé du centre-ville n’était pas la meilleure technique pour me faire apprécier, mais tant pis !
C’est se battre contre les instructions officielles pour garder les portes ouvertes dix minutes de plus afin que les parents (à pied !) aient le temps de déposer leurs enfants dans leurs écoles respectives.
C’est ignorer une circulaire pour continuer à nourrir des enfants arrivant le ventre vide à l’école et leur faire découvrir la plupart des aliments (j’ai vu pour la première fois de ma vie des enfants grimacer en mangeant des petits suisses…).
Et tant de coups de téléphone, réunions, coups de gueule, prises de bec inutiles face à une hiérarchie qui fonctionne en terme de légalité et non de légitimité.
Quant à l’enseignement en lui-même, la principale difficulté tient aux différentes communautés qui composent les classes et au travail en partenariat avec les parents, le principal étant de leur expliquer qu’il est important que leurs enfants entendent du français ailleurs qu’à l’école.
Souvent les parents sont de bonne volonté : quand ils n’apprennent pas eux-même la langue, ils demandent aux frères et sœurs ou à une personne de leur entourage d’aider leur enfant.
J’ai toujours un sourire ému quand j’entends, par exemple, un maman turque dire à l’entrée de ma classe un « Bonjour » perdu dans une phrase en sa langue natale pour que son enfant n’oublie pas de me le dire.
Ou quand une de mes élèves me dit avec son petit accent et un français approximatif : « Ma maman dit qu’il faut que j’apprende la langage française à l’école pour apprendre maman à la maison ».
Dans toutes les écoles où j’ai travaillé, j’ai senti un respect et un attachement à l’école de la part de la plupart des parents.
Ces parents qui se rendent compte de l’importance de l’école, qui disent à leurs enfants « de bien travailler, d’apprendre et d’être sages » ; qui ont des attentions quasi permanentes envers moi (sourires, gâteaux, peintures parfois, bijoux…), et qui font des efforts considérables pour offrir à leurs enfants la chance qu’ils n’ont pas eue.
J’ai emmené une de mes classes à la piscine : une des mamans m’a confié ne pas avoir assez d’argent pour acheter un maillot de bain à sa fille, je l’ai envoyée vers le Secours Populaire ; une semaine après, cette maman (enceinte jusqu’aux yeux) faisait une journée de vendanges pour que sa fille nous accompagne.
Ce genre d’histoires, j’en ai des montagnes.
Les mères qui se mobilisent et font une vente de gâteaux sur la place du marché pour financer le voyage de notre classe au Palais de la Découverte, les parents qui ramènent à l’école les vêtements trop petits pour leurs enfants, histoire d’en faire profiter les élèves les plus démunis…
Mais tout n’est pas toujours rose, le choc des cultures comme on dit : dans ces quartiers les parents sont souvent méfiants et leur confiance dure à gagner. Une fois qu’elle est acquise, par contre, c’est fort.
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J’ai bataillé avec un papa une semaine, qui me balançait sa fille le matin dans la classe sans me saluer, et lui disait : « Dis bonjour à la maîtresse », qui m’arrachait les papiers des mains sans un mot ni un regard.
Jusqu’au jour où je lui ai répondu en souriant et poliment : « Oh, vous savez si son papa ne dit pas « Bonjour », elle ne prendra pas cette bonne habitude », et où j’ai serré un papier tellement fort qu’il a fini par le déchirer.
Depuis, il a compris et s’est détendu, m’apostrophant dans la rue pour me faire de grands signes et me dire bonjour.
Je me souviens de la fête de l’école où au milieu des danses traditionnelles orientales et africaines, mes élèves ont débarqués déguisés en zombies pour danser sur Thriller.
Ambiance dans la foule, les parents des enfants d’autres classes jasaient pendant que les parents de mes élèves s’émerveillaient et ne tarissaient pas d’éloges sur mon travail.
Pourtant, je craignais le moment où les parents (certaines familles étant plus que traditionnelles) verraient leurs garçons débarquer en t-shirts et jeans déchirés, maquillés à la truelle, avec les cheveux en bataille, et leurs filles habillées de tutus de tulle sur collants rayés, un bas résille en guise de t-shirt, couettes dans tous les sens et lèvres noires.
Mais rien d’autre que des compliments, et des déceptions que ça ne dure pas plus longtemps.
Pour finir (et je pourrais continuer des heures durant), je réalise chaque jour que je ne me suis pas trompée, que ce travail m’épanouit, qu’il est fait pour moi.
Mon bonheur quotidien réside en de petites victoires, celles de mes élèves qui, toutes ensemble, forment une sacrée revanche.
La première étant qu’ils aient le goût de l’école, celui d’apprendre, car il est la base de tout.
Et la plus belle chose que j’ai pu entendre de la part de ces parents difficiles à apprivoiser, c’est sans doute « Merci, tous les matins il/elle courait pour venir à l’école ».
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