Mardi 9 janvier, Le Monde a publié une tribune, signée par 100 femmes, intitulée : « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ». Et vous en avez forcément entendu parler, puisque ce texte a déclenché tout un cycle médiatique, centré sur l’agenda politique du féminisme en France.
Qui sont les porte-paroles légitimes du féminisme français ? Depuis mardi, on se répond de tribunes en plateaux télés, d’interviews en invectives, de tweets en insultes.
Ce qui aurait pu être un débat de fond enrichissant a très (trop) vite tourné à l’affrontement public, entre oppositions qui n’avaient pas toujours lieu d’être, propos inutilement violents et désolidarisations en cascades.
Si vous voulez mon avis, le débat est toujours une démarche positive : échangeons, argumentons, discutons, débattons !
C’est normal d’avoir des avis différents, des attentes différentes, des perspectives divergentes : nous avons des expériences différentes !
Ce sont nos échanges de points de vue, la défense de nos convictions respectives et de nos visions collectives qui permettent de construire un horizon commun.
C’est pourquoi, sur madmoiZelle, la réponse de notre équipe à la fameuse tribune des 100 femmes ne se focalise pas sur qui sont ces femmes, sont-elles légitimes ou non à parler, sommes-nous pour ou contre leur prise de parole ; notre réponse, ci-dessous, avait pour objectif de rebondir sur nos points de convergence, et argumenter nos (nombreux) avis divergents.
C’est une réponse que nous espérions constructive, dont le but était de contribuer utilement à une réflexion collective aux sujets soulevés par les 100 co-signataires de cette fameuse tribune.
Nous n’avons pas été les seules à nous inscrire dans une telle démarche : loin de la volonté de clasher ou de polémiquer inutilement, d’autres réactions à cette tribune contribuent, depuis mardi, à élever, approfondir, commenter, expliquer le débat qui est en train de se développer dans la société.
Tour d’horizon non exhaustif et pleinement subjectif de ces réactions constructives et pédagogiques à la fameuse tribune sur « la liberté d’importuner ».
Celles qui lancent le débat : Caroline de Haas face à Abnousse Shalmani sur Europe 1
Mercredi 10 janvier, matinale d’Europe 1 : Patrick Cohen reçoit Abnousse Shalmani, l’une des 100 cosignataire de la tribune tant décriée depuis sa parution, 24 heures plus tôt. Face à elle, Caroline de Haas présente ses contrepoints : elle signe le matin même une tribune réponse.
Autant le texte cosigné par Caroline de Haas est très tranché, et se place en opposition frontale avec la tribune des 100, autant l’échange que les deux femmes ont sur le plateau laisse place à davantage de nuances et de mesure.
Cet entretien fait apparaître les raisons qui ont motivé une personnalité comme Abnousse Shalmani à signer la fameuse tribune, et lève au passage l’idée reçue selon laquelle Catherine Deneuve et les autres signataires ne seraient qu’une bande de vieilles femmes blanches privilégiées ignorantes des réalités des violences sexistes.
Animée par Patrick Cohen, cet échange entre Caroline de Haas et Abnousse Shalmani permet de mieux cerner les désaccords et les oppositions de points de vue, sans en venir aux noms d’oiseaux, entre autres invectives méprisantes.
Celle qui élève le débat : Caroline Roux, aux commandes de C dans l’air
Côté télé, j’attendais comme une valeur sûre l’émission C dans l’air, présentée par Caroline Roux, dont j’admire le travail depuis l’époque où elle tenait une chronique politique dans la matinale de Maïtena Biraben sur Canal+ (ça ne nous rajeunit pas).
C dans l’air est diffusé tous les soirs de semaine à 17h45, c’est un débat d’une heure autour de plusieurs questions posées par un thème d’actualité.
Caroline Roux réunit un panel d’invité·es, mêlant journalistes, auteur·es, universitaires, personnalités politiques. La mixité du plateau s’est grandement améliorée depuis que la journaliste a succédé à Yves Calvi à la tête de ce format (coïncidence ? Pas sûr).
Mercredi 10 janvier, l’émission C dans l’air revient bien entendu sur la fameuse tribune des 100 : Balance ton porc, Deneuve s’en mêle ! Oui, écoutez, c’est la télé, comme tout le monde ne parle que de « la tribune de Catherine Deneuve » alors qu’elle n’est qu’une parmi cent signataires, il faut bien attirer le chaland.
Mais que le chaland s’approche, il ne sera pas déçu : l’heure de discussion permet fort heureusement de faire décoller la réflexion au-delà du texte qui fait couler tant d’encre (et d’insultes) sur les réseaux sociaux.
Autour de la table, Laurence Rossignol, ancienne ministre des droits des femmes (actuellement Sénatrice de l’Oise), l’éditorialiste politique Claude Weill, l’historien Thomas Snegaroff, et Camille Froidevaux-Metterie, philosophe, professeur de sciences politiques à l’université de Reims et Sciences Po, donnent une dimension politique et historique aux discussions nées de la fameuse tribune.
Une heure d’échanges enrichissants sans lever le ton, autour de questions diverses et complexes, liées au sujet d’actualité, c’est presque une thérapie contre l’emballement médiatique ambiant. À consommer sans modération.
Celle qui recentre le débat : Emma, sur Facebook
Emma, je ne vous la présente plus, si ? C’est à elle que l’on doit la désormais célèbre BD explicative sur la charge mentale, énorme carton de l’année 2017.
Mercredi 10 janvier, elle publie une nouvelle série de planches illustrées pédagogiques, en commentaire de la tribune des 100.
Cette BD s’intitule « un rôle à remplir », car sans vouloir vous spoiler son fil directeur, tout est dans le titre : le texte de la tribune des 100 défend une certaine idée des rôles genrés dans la société.
Aux hommes la séduction active, agressive parfois, aux femmes la séduction passive, et la force dans la résistance aux assauts. C’est un peu caricatural, mais c’est finalement le schéma classique des rôles sociaux hommes/femmes depuis… depuis toujours, à peu près.
À lire aussi : Harcèlement de rue ou compliment ? — Je veux comprendre
Emma explique la différence entre un rapport de séduction (mutuellement consenti) et un rapport de harcèlement (imposé par l’un, subi par l’autre). Tout est toujours plus clair avec des dessins, vous ne trouvez pas ?
- À lire en intégralité sur la page Facebook d’Emma !
Celle qui explique les enjeux : Réjane Sénac
Réjane Sénac est directrice de recherche au CNRS, et au Centre de recherches politiques de Sciences Po. C’est une spécialiste des questions d’égalité et de diversité.
Pour l’anecdote, lorsque j’étais étudiante à Sciences Po Lille, j’ai suivi l’un de ses séminaires, et si je serais aujourd’hui bien incapable de citer la plupart des intervenant·es fort intéressant·es au demeurant que j’ai eu la chance d’écouter à l’époque, son nom est resté gravé dans ma mémoire.
Forcément, parce que ses conférences étaient passionnantes. Sans surprise, je suis complètement d’accord avec sa réaction à la tribune des 100.
Jeudi 11 janvier, Réjane Sénac publie dans Le Nouveau Magazine Littéraire un texte qui doit se lire au calme pour pouvoir être apprécié, car les idées qu’elle y développe sont complexes pour pouvoir être justes.
Elle y analyse parfaitement les enjeux du débat, et apporte des réponses aux questions qu’elle soulève. Ardu et brillant :
« La société promue par cette tribune est celle du dressage à la soumission, au contrôle du corps des femmes par les hommes.
La fin n’est pas la liberté, qu’elle soit d’expression, de création, ou d’action, mais la perpétuation d’un ordre où le désir et le plaisir n’ont de sens que dans le petit cadre binaire où les hommes séduisent les femmes qui n’ont d’autres choix que de consentir ou de décliner avec grâce, humilité et légèreté, même si la « proposition sexuelle » les importune. […]
Cette prétendue liberté est encore et toujours celle d’une complémentarité asymétrique et d’un devoir des femmes à consentir. Rendant impensable et invivable un droit égal à choisir.
Il est révélateur que, dans cette tribune, la liberté et l’égalité soient posées comme contradictoires alors que l’égalité est la condition de la liberté.
Pour être libre, il faut être un sujet égal, émancipé de la maîtrise par un plus fort ou un plus légitime que soi. Nous serons tou.te.s libres sexuellement quand nous serons tou.te.s des individu.e.s sujets de désir et de plaisir à part entière. »
La suite à lire et relire, sans précipitation. Ça soulage.
Celle qui met tout le monde d’accord : Leïla Slimani, chez Libération
Leïla Slimani est écrivaine, primée du Goncourt en 2016 pour Chanson douce, son deuxième roman. L’année suivante, elle publie un essaie très remarqué, Sexe et mensonges : la vie sexuelle au Maroc, encensé. Elle y défend la liberté sexuelle, et pointe les contradictions, les paradoxes d’une société bloquée dans l’hypocrisie.
Forcément, c’est un sujet qu’elle défend régulièrement lors de ses diverses interventions médiatiques.
Ce vendredi 12 janvier, Leïla Slimani publie chez Libération la tribune qui met tout le monde d’accord (ou presque). Elle met les mots justes sur l’aspiration que nous partageons en nombre : celle d’une société d’égalité et de liberté. Extraits choisis, pour vous mettre en appétit :
« Je ne suis pas une petite chose fragile. Je ne réclame pas d’être protégée mais de faire valoir mes droits à la sécurité et au respect. Et les hommes ne sont pas, loin s’en faut, tous des porcs. […]
Car au fond se cache, derrière cette soi-disant liberté d’importuner, une vision terriblement déterministe du masculin : « un porc, tu nais ». […]
Je ne suis pas une victime. Mais des millions de femmes le sont. C’est un fait et non un jugement moral ou une essentialisation des femmes. Et en moi, palpite la peur de toutes celles qui, dans les rues de milliers de villes du monde, marchent la tête baissée. »
Un texte sublime, à lire en entier, tissé d’émotions allant de la peur à la colère, en passant par l’empathie et la détermination, pour finir sur une superbe note d’espoir.
(Et oui, Libération, comme de plus en plus de journaux en ligne, c’est payant. L’information n’est pas gratuite : si elle a un prix, c’est parce qu’elle a un coût.)
Celle qui dédramatise une semaine d’échanges plus que tendus : Titiou Lecoq, chez Slate
Est-ce qu’on peut rire de tout ? Au beau milieu de cette semaine centrée sur les discordes internes au mouvement féministe français, on aurait presque oublié l’autre question qui divise la société : notre rapport à l’humour.
Dans la newsletter qu’elle signe tous les vendredis pour le compte de Slate, Titiou Lecoq revient évidemment sur LE sujet de la semaine : la tribune des 100 et les questions qu’elle a soulevées. Mais elle adopte un ton humoristique.
Et ça fait du bien, après une semaine de tribunes, de contre-tribunes, de réponse en réponse aux tribunes, de lire finalement un texte salutaire sur deux points essentiels :
- on aurait tendance à oublier un peu vite que nos adversaires idéologiques ne sont pas les féministes qui ne pensent pas comme nous, mais plutôt : les anti-féministes.
- Personne n’est mort dans cette histoire, c’est un débat d’idées. Lire un texte sarcastique m’a fait un bien fou : c’est un rappel que c’est peut-être pas la peine de monter dans les tours et d’aller s’insulter.
Ainsi, je vous invite à aller lire l’exercice d’empathie ironique menée par Titiou Lecoq :
« Allez les féministes, il est temps de tomber le masque. Si vous voulez être égales aux hommes, c’est la preuve que vous les détestez. Bah oui, vous voulez changer leur univers et leur mode de vie alors qu’eux, ils étaient bien comme ça. Si vous ne détestiez pas les hommes, vous ne viendriez pas les déranger. […]
Non mais oh, il faut le dire si le patriarcat, ça vous dérange. On rêve… Je vais vous dire, je trouve ça assez autocentré de votre part de faire passer l’amélioration de vos vies, vos quêtes de liberté avant le bien-être des hommes. Vous pouvez quand même admettre que c’est pas hyper, hyper sympa. »
La suite de cette tribune pas hyper, hyper objective, mais quand même hyper, hyper savoureuse, est à lire sur Slate, et dans la newsletter hebdo !
Celle qui recadre le débat : Marlène Schiappa, sur Twitter
Vous avez remarqué ? Je n’ai mis aucun tweet dans ce tour d’horizon des meilleures réactions à la tribune des 100. C’est parce que, quoiqu’on pense du texte cosigné par Catherine Deneuve et 99 autres femmes, il est l’expression d’une réflexion, d’un avis argumenté, illustré.
Tout le contraire d’un tweet, qui n’est que l’expression d’un trait d’esprit pour les plus doué·es à l’exercice. Pour tous les autres, qui sont extrêmement nombreux, Twitter est le lieu d’expression d’une pensée réduite à 290 caractères, ce qui est tout de même très peu.
On y a donc surtout lu des raccourcis, de la mauvaise foi, de la colère, des insultes. Très peu de ces tweets sont dignes d’intérêts dans un débat, surtout lorsqu’il est élevé par des autrices telles que Réjane Sénac ou Leïla Slimani.
Mais il n’est pas impossible d’être efficace en 290 caractères. Marlène Schiappa, la secrétaire d’État en charge de l’égalité entre les femmes et les hommes, est intervenue pour recentrer le débat en un tweet.
Le tweet qu’elle cite a depuis été supprimé par son auteur, mais il disait en substance : qu’on aille donc « importuner » les signataires de la fameuse tribune défendant « la liberté d’importuner », puisqu’elles y sont si favorables !
En d’autres termes, qui ont été utilisés bien légèrement, allez « les porcs », allez donc violer Catherine Deneuve et sa clique. Degré d’inacceptable de ces menaces à peine voilées : équivalent à la température du soleil.
Le tweet cité par Marlène Schiappa, supprimé par son auteur. Capture d’écran, pour la postérité.
Dans quel monde menace-t-on de viol des gens qui expriment un avis avec lequel vous êtes en désaccord ?
Pas dans le nôtre, merci bien. C’était la fête aux vannes douteuses contre les 100 cosignataires de la tribune qui dérange cette semaine, et l’escalade s’est poursuivie jusqu’aux menaces de violence physique.
J’emprunte la conclusion de cet article à Marlène Schiappa, dont je salue l’intervention pleine de bon sens et de raison :
« Nous nous battons pour des principes, pas contre des personnes. »
…Et nous voulons l’égalité, pas une guerre civile. Les désaccords et les débats sont une richesse, tant qu’ils sont menés dans le respect et l’écoute.
Sur ce, bon week-end ! Petit conseil pour la route : si vous déjeunez en famille dimanche, et que votre oncle relou lance un « alors comme ça on peut plus mettre une main au cul des jolies filles ! », montrez-lui le témoignage de Lauren Bastide, et de son dialogue avec son tonton Pierrot.
Les vertus du dialogue, de l’écoute, de l’empathie et du respect. J’vous jure qu’à la fin, on pourra tous et toutes gagner. Ensemble.
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